L’importance des guides

Plus que des professeurs, Jackson considérait que ce dont avaient besoin ses pupilles était un guide. Fort de l’expérience acquise au long de son existence, le guide pouvait diriger les premiers pas du jeune homme dans le monde, tout comme les matrones indiquaient aux futures mères de famille et maîtresses de maison les rudiments du labeur domestique. Dans une lettre à Jackson du 11 mars 1813, Rachel s’émouvait de voir son neveu John Caffery, Jr., partir à la guerre sans le bénéfice d’une personne expérimentée : ‘“[H]e has just arived full of patriotism Determined to go on poor youth how I pitty him no friend to advise him Nor give him the Least assistence he is a fine youth”’ (Moser, III : 44). Mrs Jackson fait ici référence à l’un de ces guides spirituels qu’étaient les aînés.

Lorsqu’en 1833, Andrew J. Hutchings entra en possession de son domaine d’Alabama, Jackson, alors à la Maison-Blanche, lui recommanda les conseils de John Coffee et de sa femme, tous deux voisins de Hutchings près de Florence : ‘“For economy and prudence I would bring to your view Genl Coffee and Polly — take Coffee for your guide, receive his admonitions and pursue them, and you will be sure to do well”’ (Bassett, V : 60-61). Quelques mois plus tard, il réitérait son conseil : ‘“Genl Coffee will advise you in all things as a father, and you will always do well by adhering to it, and on all occasions of doubt, or difficulty, I advise you to consult the Genl”’ (Bassett, V : 105). Le terme de “père” s’inscrit dans le cadre de la rhétorique familiale de la société vue comme une famille d’intérêts et de sentiments 351.

Si les conseils des pères guidaient les jeunes gens dans leur découverte du monde, Jackson, comme ses contemporains, voyait dans l’influence des femmes vertueuses une atmosphère propice à l’épanouissement des conceptions morales. Il ne fallait donc pas seulement fuir les vices de la société, mais en rechercher activement les vertus :

‘I do not mean by these observations [such as has been just suggested] that you should, shut yourself up from the world, or deprive yourself from proper relaxation, or innocent amusement but only, that you should alone intermix with the better class of society, whose charectors are well established for their virtue, & upright conduct (Moser, IV : 91).

Cette bonne société ne trouvait meilleure illustration que les “femmes vertueuses” dont Jackson ne pouvait trop recommander la fréquentation à son neveu. Les femmes apportaient à l’homme toutes les qualités d’esprit et de coeur nécessaires aux bonnes manières et à la noblesse d’âme :

‘the society of the virtuous female, enobles the mind, cultivates your manners, & prepares the mind for the achievement of every thing great, virtuous, & honourable, & shrinks from every thing base or ignoble (Moser, IV : 92).

Jackson signe ici un vibrant hommage aux femmes, qui reflète l’idéologie de la “Vraie Feminité”, noble et morale, une vision courante des femmes au milieu du xixe siècle . Malgré le caractère oppressif de cette théorie désuète sur la moralité féminine opposée au vice des hommes, il faut souligner l’attitude de Jackson envers les femmes, toujours déférente et attentionnée 352.

Pour Andrew Jackson, le soutien de la famille procurait aux jeunes les moyens d’échapper à la ruine morale, mais surtout de bénéficier de l’expérience des aînés. Dans une société où la filiation (l’appartenance à une famille) et la position sociale présidaient souvent à la réussite, l’influence paternelle symbolique devait conserver toute sa force et son aura, surtout si les circonstances matérielles confortables de la nouvelle génération pouvaient parfois la conduire à une trop grande insouciance envers les devoirs familiaux. Toutefois, le difficile équilibre entre l’obéissance au père et la nécessité d’acquérir une indépendance d’esprit rajoutait aux pressions subites par les jeunes gens 353.

La permissivité des jeunes hommes pouvait conduire à des abus et compromettre leur avenir en société. Les femmes , à qui de telles pratiques étaient strictement interdites alors qu’on les tolérait chez les hommes 354, s’inquiétaient auprès de leurs adolescents et leur conseillaient une extrême prudence. Ainsi, cette tante écrivait-elle à son neveu, alors à l’université :

‘Do not, my dearest James, be lead away by gay companions to follow the vile and bad habits of men. I have great confidence in you but often fear and tremble for you as you grow and are obliged to enter the world and see all its wicked ways (...) The more I see and know men the more I dislike them and think they are a vile set of animals (cité dans Clinton, 1982 : 105).

Une vision féminine s’oppose peut-être ici aux pratiques masculines, si l’on considère précisément la façon dont les pères aidaient à l’entrée de leurs héritiers dans le monde. L’éducation consistant principalement à intégrer les jeunes hommes dans le système de relation et de patronage en vigueur dans les sphères de pouvoir, les pères n’hésitaient pas à confier leurs fils aux bons soins d’amis influents. Cette pratique avait déjà été mentionnée concernant l’intronisation des jeunes gens dans le cénacle des affaires, mais le temps de l’éducation formelle reposait sur les mêmes pratiques et les mêmes motivations.

Une lettre de 1822 écrite à Horace Holley, président de l’université de Transylvanie à Lexington, dans le Kentucky, indique l’attitude générale de Jackson envers l’éducation des trois Andrew :

‘This note will be handed you by my adopted Son, A. J. Donelson, whom I have taken the liberty of introducing to your acquaintance. He visits Lexington, for the purpose of studying law, and attending the lectures delivered on that branch of science in the Transylvania University. I have another adopted son, and a nephew whose education I am superintending, and am desirous of sending to the school over which you preside, as soon as they finish the course of study in which they are now engaged, preparatory to the University (Moser, V : 154).

Depuis le début de la scolarité des premiers de ses pupilles à atteindre l’âge universitaire, Jackson avait appuyé chacune des candidatures et chacune des arrivées à l’école de lettres d’introduction exigeantes et détaillées. Andrew J. Donelson et Edward George Washington Butler avaient été acceptés à West Point en 1817. Andrew J. Donelson avait tout juste dix-huit ans et Jackson, qui avait foi en son brillant avenir, prit toutes les précautions pour que le séjour de Donelson se passât dans les meilleures conditions.

Il prit soin de recommander les jeunes hommes à leurs supérieurs, une attitude facilitée par sa qualité de Héros national depuis 1815 355. Il n’hésita d’ailleurs pas à faire vibrer la fibre militaire en recommandant ses pupilles au président de West Point, le 12 janvier 1817 :

‘Without preface or apology for the want of personal acquaintance with you, with the frankness of a soldier, I present to your acquaintance and friendly attention, my Nephew Andrew J Donelson who will hand you this.
He has obtained a warrant to enter the military academy at west point. I have furnished him with funds for necessary expence (...) This youth is young & inexperienced, but possessing an amiable disposition (...) I ask for him your friendly care and attention so far as he merits it.’

C’est ainsi avec “la franchise d’un soldat” qu’il place son cher neveu dans les bonnes grâces du commandant de l’école. Jackson l’avait pourvu des fonds nécessaires, autant dire que celui qu’il considérait comme son fils devait être traité avec tous les égards dûs à son lignage, d’autant que son intégrité personnelle était totale : ‘“[H]e was fortunate at the college here at which he graduated, to obtain the good will & friendship of all.”’ Concernant son autre pupille, Edward George Washington Butler, Jackson profilait dans son discours l’ombre héroïque de Butler père, dont les hauts faits durant la guerre d’Indépendance établissaient sans conteste le rang auquel aspirait son fils et confirmait sa “respectabilité” :

‘I cannot forego, this opportunity by my nephew of making you a tender of my gratefull thanks for your friendly attention to my ward Edward Butler who has lately entered the military academy and request your farthest attention to him—he is the son of a meritorious officer & good man—The virtues of the father creates in me, a great solicitude for the respectability of the son.’

Comment ne pas penser que les vertus d’Andrew Jackson devaient également inspirer une même “sollicitude” de la part du général Swift pour la “respectabilité” du jeune Andrew J. Donelson ? Enfin, Jackson réitérait son désir de voir ses deux pupilles “pourvus”, à condition que leurs demandes n’excèdent pas leurs stricts besoins :

‘I want Edward & Andre[w] both, if in need, supplied, But it is necessary that there wants should be confined within proper bounds, & to your care I ask permission to recommend them I am with due regard & Esteem yr mo. ob. serv.
PS I take the liberty to ask a line from you when leisure will permit it, informing me with the frankness of a soldier, how these youths conduct themselves (Moser, IV : 83-84).

Outre les lettres adressées à Swift, l’oncle n’avait pas laissé Donelson se rendre seul à New York en février 1817. Un ami proche de Jackson l’accompagnait, son biographe John Henry Eaton, que la publication prochaine de la vie du Héros obligeait à chevaucher jusqu’à Washington. Là, Donelson devait être pris en charge par George W. Campbell, un ami de Jackson, sénateur du Tennessee, afin d’obtenir un certificat pour entrer à West Point.

Dans une lettre au tuteur, Eaton précise qu’il n’avait pas encore vu Messrs. Monroe ou Madison à ce propos. Il apparaît que l'école n’intégrait ses cadets qu’en septembre et Donelson se voyait ainsi contraint d’attendre sept longs mois (Moser, IV : 87-88). Après quelques recherches, Eaton assura Jackson que des cadets avaient été acceptés avant cette date et que son neveu venait de se rendre à New York afin de rencontrer le général Swift, président de l’institution.

Tout comme il avait présenté son neveu à Swift dans la lettre du 12 janvier, Jackson avait recommandé le 24 février à Donelson de se placer sous l’autorité du général et de ne pas s’écarter de ses conseils : ‘“you will find Genl Swift in New york, when you reach there wait upon him & deliver the letter I gave you for him, take his instructions for your guide, I have requested his patronage for you under his admonitions, you are safe, from them I hope you will not depart”’ (Moser, IV : 91-92). Jackson gardait l’initiative et s’informait régulièrement auprès de son neveu de la situation à l’académie et des progrès de ses études. Il obtenait ainsi des deux côtés les informations nécessaires au contrôle de la situation. Car Jackson demeurait le guide suprême. Les hommes sous la responsabilité desquels il plaçait ses neveux n’étaient que des substituts de sa propre autorité et il ne les investissait d’une telle mission que dans la mesure où ses instructions étaient respectées.

Par delà les relations formées à l’université, il était des influences qui formaient le caractère et servaient de guides moraux pour le reste de l’existence. En 1824, dans un envoi à Rachel, Jackson avait ajouté quelques livres pour les jeunes adolescents, parmi lesquels des biographies de Washington : ‘“I send a few books for you and one for my son, and Little Hutchings to read, but not deface (...) sketches and characters of the sages of the revolution”’ (Bassett, III : 244). Jackson croyait beaucoup aux grands inspirateurs. En 1822, il avait recommandé à Donelson les “modèles de patriotisme” qu’étaient Wallace 356 et Washington : ‘“that you may benefit from their example”’ (Andrew J. Donelson Papers, 12 avril 1822) 357. Sa jeunesse révolutionnaire avait été nourrie de figures emblématiques du Bien telles qu’un jeune colonel patriote, William Richardson Davie (futur gouverneur de Caroline du Nord), qui s’était opposé aux Anglais avec bravoure et intelligence (Parton, I : 72).

L’exemple de Washington introduit la double dimension héroïque du guerrier et du politicien, une conception inspirée du mythe de Cincinnatus dont les Révolutionnaires américains s’étaient réclamés et dont George Washington était l’incarnation 358. Dans la conception de Jackson, cette double qualité contenait à la fois une moralité indispensable à l’homme de bien et un plan de carrière impeccable pour un homme public. Il expose ses vues à Donelson :

‘If war should result [from the troubles with Spain], it may afford a theatre for young enterprising men, should we be blessed with peace, I wish you out of the army untill you acquire a profession (Moser, IV : 322-23).

Cette double formation lui donne la capacité de servir son pays aussi bien sur le champ de bataille que dans l’arène politique 359.

Jackson prit une part extrêmement active et décisive dans les carrières de ses pupilles et de son fils. Il semble même qu’il ait plus ou moins décidé, au cas par cas, de la voie dans laquelle chaque jeune homme devait s’engager. Il envoya son neveu Donelson à West Point avec l’espoir de le voir un jour à la tête du pays tandis qu’il préféra donner à son fils une éducation de planteur et de gentilhomme sudiste, lui inculquant à la fois les bonnes manières et une bonne connaissance de l’agriculture.

Il faut cependant préciser que ses décisions s’accordaient apparemment avec les désirs des intéressés. On peut même penser que ceux-là avaient leur mot à dire sur le type d’activités qu’ils souhaitaient exercer. Jackson conservait néanmoins une influence capitale dans la vie future de ses protégés . Cette présence tutélaire s’exprima le plus souvent au travers de la correspondance puisque les années 1820 inaugurèrent sa carrière politique nationale qui ne lui laissa aucun répit pour s’occuper en personne de ses pupilles.

Notes
351.

La société sudiste est paternaliste et tend à organiser ses rapports sociaux comme des rapports familiaux, fondés sur l’autorité d’un “père” qui dispense à ses “enfants” (au sens hiérarchique) une protection en échange d’une discipline et d’une conformité aux attentes sociales des rôles familiaux (Stowe, 1990 : 165-66 ; 191).

352.

Henry Wise passa sa lune de miel en 1828 à l’Hermitage. Il décrit l’attitude de Jackson lors d’une réception à la plantation : “General Jackson bade us feel at home but gave us distinctly to understand that he took no trouble to look after any but his lady guests; as for the gentlemen, there was the parlor, the dining-room, the library, the side-board and its refreshments; there were the servants, and all that was necessary to ring. He was as good as his word. He did not sit at the head of the table, but mingled with his guests, and always prefered a seat between two ladies, seeking a chair between different ones at various times” (cité dans James, 1938 : 475).

353.

Sur le paradoxe sudiste qui demande à la fois aux jeunes hommes de se plier à un système contraignant d’obéissance à la volonté paternelle et à la demande insistante de ce père d’accéder à l’indépendance de jugement et d’action (avec toutes les responsabilités et les pressions attenantes à son exercice), voir l’article de Michael P. Johnson, “Planters and Patriarchy: Charleston, 1800-1860” (1980).

354.

Clinton écrit : “moderate indulgence in these activities was viewed as conventional masculine recreation” (1982 : 105). On sait combien le xixe siècle reconnaissait l’impossibilité des hommes à retenir leurs instincts.

355.

Jackson fut salué comme tel par la presse et l’ensemble de la nation. Voir Ward (1955 : 105) qui décrit comment Jackson devint l’instrument de Dieu dans la vision héroïque nationale de l’événement et de ses acteurs après la victoire de 1815.

356.

Jackson voyait en William Wallace, le grand héros écossais, l’archange des force du Bien : “In the history of sir William Wallace you will see the great contrast between virtue and vice, between the high minded honourable man, and the base treacherous deceiver” (Bassett, III : 157).

357.

Dans une lettre du 21 mars 1822, Jackson répète longuement son admiration pour William Wallace : “I have allways thought, that sir William Wallauce as a virtuous patriott, and warrior was the best model, for a young man (...) In the history of sir William Wallace you will see the great contrast between virtue and vice” (Bassett, III : 156).

358.

Ce général romain avait quitté son champ pour aller à la guerre et y était ensuite retourné après ses martiaux exploits. Le mythe du “citoyen” modèle qui nourrit sa famille par son labeur au champ, mais sait aussi prendre les armes pour défendre son pays s’accommode assez mal de l’exercice dictatorial du pouvoir qu’exerça le dit Cincinnatus dans la Rome du cinquième siècle avant notre ère. Mais de cette vérité obscure il n’est fait jamais fait mention par les Pères Fondateurs... Il en va ainsi des mythes et de l’histoire.

359.

 Jackson exprime sa vision très clairement : “when your country became involved in war, or Demagogues arose, to trample under foot our constitution & our laws, that you may be prepared to resist them; both in the councils, & in the field” (Moser, IV : 368).