Une preuve de filiation

Le jeune Donelson avait l’entière confiance de son oncle et en fut digne dans un épisode difficile qui opposa les cadets de West Point à leur supérieur direct, le commandant John Bliss. Un incident montre que si Jackson tenait avant tout à ce que Donelson respectât la discipline de son école, il exigeait par dessus tout son adhérence stricte et inconditionnelle, au-delà même de la règle d’obéissance, au code de l’honneur qui devait l’empêcher d’agir à l’encontre de ce qu’il pensait contraire à sa morale. Le conflit qui opposa les cadets d’une si prestigieuse institution à l’ensemble de l’encadrement militaire révèle cette articulation de la conformité à la hiérarchie sociale tant que celle-ci demeure dans le cadre moral d’après lequel le gentilhomme sudiste est censé agir et penser.

Il est important de rapporter cet épisode qui tempère d’une part l’accusation des adultes de la naïveté des adolescents et souligne ensuite l’appropriation des valeurs sudistes par les jeunes hommes de 18-20 ans qui suivaient en masse l’enseignement militaire. On remarquera également que la confiance de Jackson en son neveu n’est pas un vain mot. La similarité de vues et d’attitude entre les deux hommes est frappante et on peut dire que Donelson est entré très jeune dans le rôle que son oncle s’est employé à lui faire adopter.

Andrew Jackson Donelson, alors âgé de 19 ans, informa son oncle des développements de la crise entre les cadets et leurs supérieurs hiérarchiques durant l’affaire qui secoua West Point au deuxième semestre de l’année 1818. Le conflit mettait en scène l’honneur des cadets, leur devoir de subordination, mais aussi le respect qui leur était dû de la part de leurs supérieurs et leur droit à la révolte (qui découlait de leur aspiration à la justice). En rapportant à son oncle les événements qui avaient lieu, Andrew J. Donelson démontrait sa capacité d’analyser les faits, de se situer dans la controverse et de prendre parti, des talents qui auguraient favorablement pour sa future carrière. Il montrait également la même propension que Jackson à défendre “l’innocence opprimée”.

En juillet 1817, le directeur de West Point fut remplacé par Sylvanus Thayer, un jeune officier qui revenait d’Europe avec la ferme intention de renforcer la discipline à l’académie. La rigueur prussienne n’était pas étrangère à ce transfert de méthode de la vieille Europe martiale au Nouveau Monde, d’autant que l’armée américaine avait montré piètre figure durant la dernière guerre. Les cadets ne voyaient pas d’un bon oeil l’arrivée d’un tel réformateur. Celui-ci engagea, pour appliquer son programme, le commandant John Bliss, l’officier en charge des cadets. Bliss fut bientôt détesté de ses subordonnés pour son traitement rigoureux de la nouvelle discipline durant le camp de l’été 1818 364.

Le feu aux poudres prit le 22 novembre lorsqu’un cadet, prié de regagner ses quartiers après une faute, ne réagit pas assez vite et y fut emmené manu militari par Bliss. Deux jours plus tard, un comité de cinq élèves présenta une pétition de 179 noms afin de protester contre le traitement infligé au cadet fautif. Donelson avait signé. Le directeur proclama que la pétition n’était pas un mode adéquat de protestation. Quand le lendemain, le comité déposa une plainte officielle contre Bliss, les cinq cadets furent renvoyés du Corps. 108 élèves signèrent une lettre de regret qu’ils envoyèrent à Thayer. Donelson était l’un des signataires. Les cadets portèrent leur cas devant le secrétaire d’État à Washington, puis devant le Congrès. Mais les tentatives de conciliation échouèrent et les cinq garçons furent traduits en cour martiale le 9 mars 1819 (Moser, IV : 253 et 271n2).

L’affaire était de taille. Les cinq cadets du comité ne furent pas réintégrés. L’autorité du directeur souffrit de la révolte. L’honneur des cadets subit un rude affront. Dans une lettre du 23 novembre, soit le lendemain de l’incident, Donelson écrivit à son oncle et lui raconta toute l’affaire. Le 29, il lui envoya une autre lettre dans laquelle il regrettait de ne pouvoir joindre une copie des documents qui, mieux que son témoignage, affirmait-il, expliqueraient “la cause de notre mécontentement vis-à-vis du commandant actuel”, une attitude envers la chose écrite qui n’est pas sans rappeler celle de Jackson dans des circonstances analogues. Donelson se lamente du renvoi des cinq cadets et assure Jackson de leur bonne conduite : ‘“The commitee was composed of 5 cadets, Genuine in principle distinguished on the rolls of this Academy, and exemplary in military deportment.”’ Le lecteur appréciera le style et le rythme de la phrase chez un jeune homme de 19 ans.

Donelson conteste la capacité du commandant à diriger des gentilshommes : ‘“I should be glad to see John Bliss, for a day or so, converted into a man of feeling (...) he is unfit for a Commandant of Gentlemen, or a company of soldiers.”’ L’absence de Monsieur devant le nom en dit long sur le peu d’estime qu’il porte à son commandant. Le chef doit avoir du coeur, surtout avec ceux dont il a la responsabilité 365. Donelson indique ensuite à son oncle que les cadets ont dû quitter l’académie en moins de six heures et qu’ils n’ont pas eu le temps de réunir leurs affaires ni même l’argent du voyage à Washington, que des amis, dont Donelson, leur ont gracieusement fourni. Enfin, le jeune homme affirme haut et fort que son honneur ne saurait souffrir une telle humiliation, un discours dont Jackson pourrait être l’auteur : ‘“I am determined Dear Uncle, never to brooke such insults as have been suffered by some of the cadets, either here or any where else”’ (Moser, IV : 253). Jackson approuvera cette attitude : ‘“never permit your feelings to be outraged with impunity”’ (Moser, IV : 263). Sur la question des sentiments, les deux hommes partageaient les mêmes préoccupations. Donelson avait attentivement écouté son oncle.

Le discours d’Andrew J. Donelson repose sur les bases qu’affectionne Andrew Jackson et qu’il présente comme fondamentales au caractère d’un gentilhomme : l’honneur et le devoir. Après avoir considéré les faits, Donelson annonce que l’attitude des supérieurs n’est pas conforme à l’idée qu’il s’en fait et il agit en conséquence.

Ironiquement, l’affaire surgit à une époque où Jackson fait l’objet d’une polémique d’importance internationale puisqu’il doit justifier son intervention militaire controversée en Floride que le gouvernement américain hésite à couvrir 366. Les rapports avec l’Espagne sont alors extrêmement tendus et les opposants à Jackson, emmenés au Congrès par Henry Clay, l’accusent de trahison et d’insubordination (Rossignol, 1997 : 134). Le conflit de West Point place également Donelson en porte-à-faux avec l’autorité et, même s’il ne lie pas explicitement les deux affaires, Jackson veut prendre toutes les précautions dans ses conseils à son neveu.

Il prend soin d’établir que le rôle primordial d’un subordonné est d’obéir à son supérieur, un impératif à l’application duquel il ne doit en aucun cas se soustraire car il est dans l’ordre des choses :

‘But allways recollect, that there are a certain respect due to your superiors, that ought allways to be rendered, and he who withholds this Just respect from his superior, cannot be in the situation of innocence opressed, for the very act of withholding that, that is due to another, is criminal.’

On ne peut se proclamer défenseur de l'opprimé si l'on se rend soi-même coupable d'une faute impardonnable ; il faut reconnaître à chacun ce qui lui revient, et cela inclut, évidemment, le respect de la personne et du rang.

Une fois cette mise au point établie, cependant, Jackson approuve totalement la conduite de son neveu et avoue son étonnement face à l’attitude du directeur. En écho (magnifié) à la déclaration de Donelson sur son refus de se laisser insulter comme l’avaient été les autres cadets, Jackson acquiesce et renchérit avec force, tout en préservant l’équilibre entre le respect de la hiérarchie et le maintien de l’honneur de la personne :

‘I am pleased with your feelings which you have expressed—whilst on the one hand, you sedulously avoid intentionally wounding any persons feeling, you are right never to permit your own to be insulted without redress, under a full persuasion from your uniform good conduct at every school you have been at, that those who would attempt to treat you as some others of the Cadets have been treated, would be void of propriety of conduct, and suffer death before you will dishonour, recollect the duty you owe to your superior & never forget to render it, & if ever a superior forgets what he owes to you, & to his station, & attempts to insult or malltreat you as (it) has been the case with others, you have my permission to resign—but if the superior attempts either to strike or kick you, put him to instant death the moment you receive either—never my son, outlive your honour—never do an act that will tarnish it—never deviate from a Just subordination to your superiors, never permit your feelings to be outraged with impunity (...) write me the history of the whole transaction (Moser, IV : 263).

On retrouve dans ce texte le conseil de réserve déjà prodigué à son neveu ainsi que la nécessité d’affirmer ses vues quand la situation le requiert. Pour Jackson comme pour tous les patriarches sudistes, l’honneur des fils ne saurait supporter l’injustice et l’inconvenance d’une autorité abusive. Le code qui régit la conduite des gentilshommes n’est pas seulement une énumération de règles fondées sur une idée de contrat (une sorte de gentleman’s agreement) mais repose sur un sens aigu de la bienséance, du savoir-vivre, un sentiment plus diffus des bonnes manières, ce que Jackson appelle la “justesse de conduite” (propriety of conduct). Quand le subordonné a respecté la partie de son contrat moral envers son supérieur, il est du devoir de ce dernier d’agir avec humanité et justice (on se souvient de l’espoir de Donelson que le commandant montre quelque sentiment “pendant au moins une journée”).

Cet épisode illustre combien la crainte paternelle de voir les jeunes gens séduits par les turpitudes du monde ne se vérifiait pas toujours. Ceux-ci intégraient plus sérieusement les valeurs dominantes que ne le croyaient leurs aînés. À West Point cette année-là, les cadets surent rester respectueux tout en protestant selon les règles, malgré l’injustice perpétrée et le peu de velléités des supérieurs à rétablir la situation. Le 31 janvier 1819, Jackson se réjouissait que l’affaire soit close et “l’harmonie revenue” : ‘“I am truly happy to hear that harmony is restored at the academy”’ (Moser, IV : 271). On a pu se rendre compte déjà de l’intérêt de Jackson, et des planteurs en général, pour cette harmonie qu’ils désiraient tant pour leur société si menacée par le chaos.

Stowe précise la fonction de passage remplie par l’institution scolaire : ‘“The advent of schooling signaled ties between family and the outside world, and not least youths’ accession to elite power and position” ’(1990 : 130). En menant avec d’autres les négotiations entre les cadets et l’autorité, Donelson montra qu’il avait acquis le sens de l’honneur et de la mesure. En tenant Jackson informé si régulièrement de l’évolution de la querelle, de ses sentiments et de ses actes, il affirmait à son oncle la conformité de son caractère avec les exigences d’un code auquel il adhérait pleinement.

En cela, il confirmait Jackson dans son estime de ses qualités. Quelques temps après son départ pour West Point, il avait reçu ces mots de son oncle : ‘“I have full confidence in your Judgement, when ripened with experience I have full confidence in your morality & virtue, I well know, you will part with existance, before you will tarnish your honor, or depart from the path of virtue & honesty”’ L’honneur ou la mort, ce vieil adage était le modus vivendi prôné par le gentilhomme du Tennessee qui en faisait la pierre angulaire de son existence.

Donelson donna à son oncle la plus entière satisfaction. Il seconda efficacement Jackson durant sa présidence en tant que secrétaire particulier. Après 1836, il se lança activement dans la politique et participa à la convention Démocrate de 1844 qui nomma James K. Polk à l’investiture du parti. En retour, il fut nommé chargé d’affaires au Texas par le nouveau président et travailla à l’annexion du Texas. Il fut ensuite ministre en Prusse dès 1846. Il organisa les forces politiques unionistes du Sud dans la décennie précédant la guerre, rejoignant le parti des Know-Nothing en 1855. En 1856, il était candidat à la vice-présidence sur le ticket de Millard Fillmore (Satterfield, 1961 : abstract) 367. Unioniste jusqu’au bout, Donelson est l’héritier politique le plus fidèle d’Andrew Jackson, n’ayant jamais renié l’éducation ni les enseignements de son oncle et mentor (Wilcox, s.d : 23-24).

Notes
364.

Le résumé des faits s’inspire de celui livré dans Moser (IV : 253).

365.

N’oublions pas que c’est précisément cette noblesse de coeur envers ses troupes qui valurent à Jackson le surnom affectueux de Old Hickory. L’épisode est esquissé dans la note 39, p. 270 de ce chapitre.

366.

Dans sa lettre du 31 janvier 1819, Jackson déclare ainsi à Donelson : “I fortunately arrived here in time to explode one of the basest combinations ever formed” (Moser, IV : 270).

367.

Voir à ce propos une lettre d’Andrew Jackson III, fils de Junior, mentionnant le sentiment très fort de filiation envers Jackson qu’éprouvait Donelson durant la campagne : “I see [Donelson] endeavors to make it evident that if Gen’l Jackson was alive he would be of the same principles and I also believe he would like to get up the impression that he is the adopted son of Gen’l Jackson” (Galloway, 1950 : 337). L’affection de Jackson pour lui et des vues politiques identiques faisaient de Donelson le réel héritier politique d’Andrew Jackson.