Conflit des générations ?

Les mariages d’amour étaient fréquents dans le Sud. Cependant, et comme nous l’avons souligné, la forme ritualisée que prenait l’évolution de la relation entre les deux jeunes gens insérait celle-ci dans le jeu familial et social : ‘“Courtship made love a matter that reached beyond the lovers, and the ritual taught youth to see a close relationship between personal desires and a general well-being as defined by their class”’ (Stowe, 1990 : 105). À condition que l’élu(e) appartienne à la même classe sociale et jouisse d’une réputation irréprochable, les mariages conflictuels finissaient souvent par être acceptés par les parents. On a évoqué au début de cette étude la fugue de Mary Smith avec Samuel Donelson et leur mariage secret dans la propriété d'Andrew Jackson sans que le mariage soulève la moindre objection de la part de la communauté 386 (Burke, 1941, I : 25-30). Un client et ami de Jackson confirme l’acceptation sociale du mariage interdit :

‘I am happy to hear my friend Samuel, haveing entered into the Connubial State. What hath come to pass; I expected. I have however not a doubt but the young Couple are happy, and will Continue to be so, to the end of their days—for which they have my most Sincere wishes. Present my respectful regards to them both—and tell them, that a Grand Son, will put a period to the old Generals pouting (cité dans Burke, 1941, I : 27).

On voit comment le social rattrape le caractère potentiellement destructeur de la désobéissance filiale. En stabilisant leur union par la naissance d’un enfant, le couple se plierait totalement aux conventions sociales et le grand-père devrait lui aussi accepter une union qu’il réprouvait, mais qui montre tous les signes sociaux de l’adhérence aux codes.

Dans une lettre du 3 mai 1801, dans laquelle il félicitait Pleasant M. Miller de son succès amoureux, Jackson avait filé une métaphore martiale du plus bel effet viril. Miller avait épousé la fille du futur gouverneur du Tennessee, Willie Blount (1809-15), contre l’avis des parents de la jeune fille. Jackson, un proche des Blount, était enchanté :

‘Dr. Pleasant
yours by Mr. Parks of th 17th of april, I have recd. and am happy to learn, that you, by your Military Meneuvre, gain Possession of the Citidal, by Surprise, and Boneparte like, occassioned the garrison to surrender at discretion, without the fire of the gun. I am truly happy to hear that Mrs Blount Behaved with so much Prudence on the Occassion. But I knew She was a Sensible discreet lady, and if Ever She would Seriously reflect upon the Subject, that she would act like herself, upon the occasson, and lay aside her opposition to a union (which She could have no doubt) upon which both your happiness depended (...) you are now in Possession of the object of your happiness, upon it depends, to make the path of matrimony Smoothe and pleasant, that, the anticipated pleasure will be fully & more than fully realized, Louisa’ sweetness of Temper and good understanding, will always yield to mild perswasion and carry thru the matrimonial Sea without a boisterous Sea—that is to Say if you continue act with the Same good generalship, thro the voyage, as at the commencement of the Campaign (Smith, I : 243-44).

Dans le cercle respectable des grandes familles de l'Ouest, les mariages d'amour étaient ainsi préférés par tous — les parents exceptés, pour un temps. Ici, Jackson fait montre d'une vision stratégique de l'union matrimoniale et sous couvert d'une rhétorique toute martiale, d'une mesure et d'une délicatesse qu'il ne faut pas négliger. Car le bonheur des jeunes mariés dépend en grande partie de l'attention réciproque du mari et de la femme. Jackson sait qu'une union durable implique la responsabilité et l’attention des deux parties en présence, particulièrement en raison des absences fréquentes propres aux planteurs politiciens, qui rendaient souvent difficiles la vie conjugale 387.

Stowe insiste pourtant sur la gravité de la “fugue amoureuse” et l’insulte ressentie par la famille et les proches : ‘“Elopement was perhaps the greatest trespass against courtship’s social character, and the deep outrage felt by family and friends upon hearing of one is ample evidence of the extent of their emotional involvement”’ (1990 : 100). Cette affirmation ne correspond aucunement à l’esprit dans lequel les quelques irrégularités d’étiquette observées dans l’entourage de Jackson furent reçues. Au contraire, il semble que l’opposition des parents ainsi que la désobéissance des enfants aient été tolérées par la communauté jusqu’à la naissance du premier né, date à laquelle on attendait une réconciliation. Les paroles citées précédemment montrent même un amusement bienveillant envers les jeunes mariés.

Jackson était peu affecté par les considérations parentales puisqu’il conseilla à son ancien aide-de-camp, Richard K. Call, amoureux de Mary Letitia Kirkman, de convoler avec elle malgré le veto de la mère, Ellen Kirkman. Mrs Kirkman était la soeur de James Jackson, un proche associé de Jackson, mais Call était un des protégés favoris du général. Or, Jackson s’était querellé avec feu Thomas Kirkman (le père de Mary) à propos de spéculation sur des terres indiennes, une raison peut-être suffisante dans le soutien apporté à Call. Le sens de l’honneur de Mrs Kirkman, une Irlandaise de souche, ne souffrait pas que sa fille épousât un proche de l’ennemi de son mari. Bien qu’elle considérât Dick Call comme “un homme splendide, moralement et physiquement”, elle refusa donc le mariage (James, 1938, I : 398-400).

L’affaire traîna et les deux jeunes gens soupiraient en silence. Jackson ne supportant pas l’inaction, dans ce domaine comme ailleurs, poussa son ami à prendre une décision, dans une lettre du 15 novembre 1821, quelle que fût l’opinion de Mrs Kirkman mère :

‘I have seen Major Eaton, who informs me, he has had a long conversation with miss Mary, that she still bears you in mind as usual, and from which I have no doubt were you now to see her, she would marry. Doctor Mcnairy has written you as I am Told. his Ideas are certainly correct—you and Miss Mary ought to forget each other, for ever, or at once marry. your minds must ever be on the torture, the conduct of her mother to her as stated, has been of the most cruel kind, and if yours and her ultimate object is to mary, the sooner the better. you have friends who will aid you, in this number include me, and with your own exertions, you have nothing to fear as to a support (Bassett, III : 130).

Non seulement Jackson encourage le mariage, mais il assure le jeune homme de son soutien et de celui de ses amis. Des hommes très respectables semblent cautionner le projet et rien n’indique que les jeunes amants subiraient l’opprobre de la société. Richard K. Call et Mary L. Kirkman se marièrent à l’église de l’Hermitage le 16 septembre 1824, lors d’une cérémonie double avec Andrew J. Donelson . Donelson;et Emily Tennessee Donelson, un événement hautement public (Burke, 1941, I : 116). Mary Kirkman Call demeura longtemps une favorite des Jackson 388.

En apprenant le mariage, Ellen Kirkman, une des femmes les plus riches du Tennessee, jura de déshériter sa fille. Jackson entreprit de ramener la mère furieuse à la raison et se rendit chez elle, à Nashville, dans l’appartement très simple qu’elle occupait toujours, au coin de Cedar Street et de The Square, au-dessus de son magasin. Les papiers de la famille Kirkman relatent la rencontre, qui se passa si mal que Mme Kirkman éconduisit le médiateur à la pointe d’un pistolet (James, 1938 : 399). Cet épisode ne reflète pas du tout le schéma proposé par Steven Stowe : ‘“Not only was personal esteem at stake, but the planter community’s honor as a whole was implicated”’ (1990 : 100). Ici, seul l’honneur de Mrs Kirkman semble avoir été blessé, ce dont la communauté ne paraît pas s’être ému du tout. Le cas particulier ignore ce que Stowe appelle “une offense aux obligations familiales” et souligne l’importance des sentiments personnels (ou inimitiés) dans le choix du conjoint, quel qu’ait été l’avis des parents.

L'implication de Jackson dans la vie amoureuse de ses proches prenait parfois une tournure singulière. Burke (1941) affirme qu'il fut le second de deux rivaux dans un duel opposant son neveu, John Donelson IV et un autre jeune homme épris de la même femme. Les pères des duellistes critiquèrent sévèrement Jackson pour avoir participé et encouragé cette dangereuse mascarade. Burke donne la réponse que Jackson fit aux deux hommes : ‘“Mr. Jackson's reply was that he settled his difficulties that way, and that the boys were mad and had good grit, and he thought it better for them to settle ’ ‘their’ ‘ difficulty in an ’ ‘orderly manner’ ‘”’ 389 (1941, I : 99). On voit ici combien les jeunes étaient poussés à adopter un style propre à leurs aînés, quitte à mettre à mal un ordre social qui n’en demandait pas toujours autant. Mais l’influence des guides et les exigences propres à chaque famille forgeaient l’attitude des jeunes à marier.

Dans sa lettre du 26 juillet 1829 à Junior , Jackson soulignait l’importance du choix pour le futur bonheur de son fils : “You can Judge of the anxiety I have that you should marry a lady that will make you happy, which would add to mine, seeing you so” (Bassett, IV : 56-57). On voit comment le bonheur du fils assure celui du père. Stowe confirme l’intégration du mariage futur dans l’univers familial : ‘“An engagement prompted everyone involved to reflect on the meaning of family life in as full a mythic sense as their command of ritual allowed”’ (1990 : 101). Jackson voyait dans le mariage de son fils l’espérance concrète d’une fin de vie choyée par des enfants reconnaissants, ainsi qu’il l’avait souvent écrit à Rachel.

La densité de l’attitude de Jackson envers ses jeunes protégés épaissit en somme le mystère de son personnage. Son amour et sa patience envers eux ont été suffisamment démontrés ici, ainsi que son dirigisme sous-jacent. Jackson poussait toujours ses pupilles à donner le meilleur d’eux-mêmes pour leur propre avantage, comme le lui faisait remarquer Thomas Hart Benton en 1812 quand il proposa de tenir un journal des événements de la guerre à venir : ‘“You Sir, who feel a generous wish to see young men come forward by their own intrinsic strength, will not smile at this presumption”’ (cité dans Remini, I : 160). Cette attitude est celle dont il bénéficia sous le népotisme de William Blount dans les premières années de son activité au Tennessee. Jackson poursuivit le procédé dont profitèrent une génération de ses protégés, comme dans le Territoire de Floride à partir de 1821 (Doherty, 1955).

Concernant le mariage, il croyait en la force des sentiments puisqu’ils prouvaient une honnêteté du coeur. Le sentiment joue ainsi un rôle primordial dans la sphère sociale. Depuis la fin du xviiie siècle, le sentiment dans le mariage remplaça les alliances familiales qui obligeaient les jeunes gens à épouser des conjoints dont ils ne voulaient pas, dans la limite d’une classe sociale donnée. La passion de Jackson pour Rachel Donelson lui fit oublier toute prudence et il épousa une femme encore sous le joug de son premier mariage. Mais, sa position professionnelle était telle qu’il pouvait prétendre à un statut social équivalent à celui de sa future femme.

Son rapport à sa femme et aux enfants placés sous sa garde montre un homme que l’affectivité submergeait parfois, mais dont la maîtrise du réel lui permettait d’être présent à ceux qu’il aimait, malgré le foisonnement de ses activités et les distances qui le séparaient d'eux. Le souci constant qu’il portait à sa famille reflète l’intérêt que le xixe siècle a nourri pour l’éducation des enfants, ainsi que le rapport personnel de Jackson à la formation des jeunes, lui qui regrettait tant de ne pas avoir bénéficié d’une scolarité solide dans sa jeunesse. De plus, la situation exceptionnelle des Jackson, couple stérile dans un environnement de familles nombreuses, porta certainement les parents adoptifs d’Andrew Jackson, Jr. à des excès d’affection desquels ce dernier eut beaucoup de mal à s’extirper.

L’exemple de Jackson révèle l’influence toujours importante de l’honneur dans la famille sudiste de la première moitié du siècle (un trait déjà archaïque pour la société du Nord) et un attachement aux valeurs traditionnelles de la société des planteurs. Dans les limites fixées par ce cadre rigide, les jeunes générations acquirent une indépendance certaine envers leurs parents, y gagnèrent même de l’affection 390, et perpétuèrent un mode de vie traditionnel, tout en puisant largement dans les préceptes bourgeois à la mode dans la société pré-victorienne du Nord.

Ce lien de Jackson avec ses proches ne pouvait exister que grâce à la correspondance, à ses lettres qui transmettaient les émotions, les messages, les témoignages, les remontrances, tout ce qui fait une vie de famille, la cohabitation en moins, l’espoir de la réunion et de la bonne santé en plus. Les documents parvenus jusqu’à aujourd’hui témoignent seulement, il faut le rappeler, de la communication épistolaire. Par la force des choses, aucun ne fait état de relations directes avec ses pupilles ou son fils.

Jusqu’à sa retraite en 1837, Jackson n’eut d’ailleurs que très peu l’occasion de passer du temps avec son fils tant son activité le tenait hors du milieu familial. C’est pourquoi il y a dans les lettres une fraîcheur des rapports causée sans doute par l’absence, mais aussi par la précarité de la vie sur la frontière du Vieux Sud-Ouest, la mort omniprésente et les accidents de l’existence. Bien que parcellaire, l’écho de ces vies mêlées, écartelées, vécues par procuration, donne au lecteur moderne une impression, un sentiment diffus du familier et de l’étrange. Les sentiments éternels du coeur sont pris dans les mailles d’une société qu’il est difficile d’appréhender aujourd’hui et dont il ne reste, pour se la représenter, que des mots inscrits sur des pages jaunies.

On a vu dans cette étude combien Jackson était attaché à la réputation de ses pupilles, à leur probité et au respect qu’ils devaient montrer à l’égard des conventions. Ces facteurs induiraient le comportement des autres planteurs à leur égard. Dans l’étude consacrée aux hommes du Tennessee, nous avions privilégié les rapports d’amitié et la coopération. L’étude suivante se fonde sur la relation inverse, c’est-à-dire l’affrontement et l’opposition. La querelle est ici mise en avant comme expression de la concurrence sociale, économique et politique. Ce mode d’interaction négatif était censé réguler les rapports conflictuels afin de conserver une certaine harmonie parmi les membres de l’élite sudiste.

Notes
386.

Ils furent mariés à Hunter’s Hill, le 20 juin 1796. Burke rapporte que la nuit précédente, Jackson tenait l’échelle par laquelle Mary quitta subrepticement le domicile parental. Aucune confirmation n’a été apportée à cette version très romantique des faits.

387.

Voir à ce propos notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 205-210).

388.

Plus tard, Call joignit l’opposition à Van Buren, une apostasie politique et personnelle qu’un Jackson amer condamna catégoriquement (Bassett, VI : 74 ; James, 1938 : 742).

389.

Burke cite le récit de la vie de John Donelson IV, par Mary Coffee Campbell, (c. 1895, II : 181n47). Notons au passage que les paroles de Jackson concernant le duel ne reflètent pas ses habitudes puisqu'il fut impliqué dans très peu de duels au cours de sa vie. Les différentes conceptions de Jackson dans ce domaine se trouvent dans l’étude intitulée “Le code et le sentiment” (V : 352-421 passim).

390.

Il est éclairant de comparer l’attitude glacée d’un William Byrd dans son journal intime avec les mots doux distillés sans retenue par Andrew Jackson dans sa correspondance familiale. Pour un aperçu des sentiments de Byrd à cet égard, voir Zuckerman, 1974.