Le sens de la querelle

Les querelles témoignent d'une pratique courante chez les planteurs du Sud qui traduit les valeurs de leur culture, comme l'énonce Steven Stowe 394 :

‘The language of affairs merits special consideration not only because affairs of honor were carefully built of words and their usage, but also because the language of honor was linked to fundamental beliefs and habits which formed a sustaining cultural ideology in planter society (1990 : 6).

Ces croyances et pratiques fondent l’intérêt de cette étude pour un rituel culturel si puissant. À la charnière de la norme et du particulier, la place des sentiments et de l’idéologie dans l’univers codifié de la querelle révèle l’identité de chacun face à l’opprobre, à l’outrage et la trahison. L’amitié, la collaboration et le sens du groupe sont les autres éléments qui forment le tourbillon des passions sudistes 395. Ce sont en fait les relations sociales et individuelles dans leur ensemble qui se trouvent régulées par ce code non écrit 396.

Cette vision conflictuelle des rapports sociaux, que l’élite sudiste vivait paradoxalement comme une façon noble de préserver la bienséance, le respect d'autrui et l'ordre social en général, révèle un imbroglio de sentiments, de situations souvent proches du ridicule, d’explications sans fin, qui n’est pas le moindre des éléments à l’oeuvre dans le fonctionnement de cette société. C’est que ce système contenait en son sein une contradiction fondamentale : une hiérarchie sévère côtoyait un désir individuel d’ascension sociale. Wyatt-Brown écrit : ‘“The chief problem was the discrepancy between honor as obedience to superior rank and the contrary duty to achieve place for oneself and family” ’(1983 : 61). La position sociale est ici la préoccupation centrale, qui exige à la fois la reconnaissance des pairs, mais aussi une réussite économique fondée sur la concurrence entre gentilshommes. Les planteurs étaient en équilibre constant entre ces deux exigences sociales, incapables bien sûr d’en réduire les aspirations contradictoires.

Les querelles d'Andrew Jackson ont leur place dans notre étude à plus d'un titre. D’abord, la querelle participe de cette parole changée en acte, incarnée à la fois dans la représentation de l’honneur (la parole de gentilhomme), mais aussi dans son attaque (l’insulte) et dans sa défense (la demande de réparation et de satisfaction). La qualité performative de la parole traduit adéquatement le rapport entre l’homme et l’expression individualisée du code, l'événement devenant écho de la parole, tel le “reflet écarté” de la réalité que Deleuze (1993 : 77) voyait dans le fragment. La querelle est l’énonciation forte, belliqueuse, arrogante, de la conscience de soi à l’intérieur du code et de la société qu’il régit. Cette sensation d’appartenance à un système fortement investi et l’interprétation personnelle qui en est extraite forment la dialectique propre au code de l’honneur et à son interprétation, ensemble sur lequel repose la structure symbolique des planteurs du Sud (Wyatt-Brown, 1983 : 64).

Cependant, comme l’exprime Wyatt-Brown (1983 : 83) 397, le système menaçait constamment de se retourner contre lui-même. Le désir d’harmonie contenu dans le code pouvait à tout moment conduire au résultat inverse en entretenant une tension qu’une étincelle pouvait faire exploser. Les événements qui composent ces querelles recréent pour le lecteur moderne le sens d'une époque inimaginable où l'on mourait d'avoir trop parlé. Encore en 1856, le sénateur yankee Charles Sumner était assommé à coups de canne dans l'enceinte du Congrès pour avoir tenu des propos jugés irrévérencieux envers un vieux sénateur de Caroline du Sud. L'auguste gentilhomme étant trop vieux pour demander lui-même réparation, c'est à un de ses jeunes et vaillants collègues méridionaux que revint la tâche de corriger le “malotru” nordiste, au moyen d’un instrument aussi vil qu’un bâton, afin d'obtenir “satisfaction” (Sydnor, 1940 : 10 ; Williams, 1980 : 26 ; Wyatt-Brown, 1983 : 34-35).

La correspondance de Jackson fournit le cas typique d’une telle sensibilité, tant l'homme était attentif au regard des autres sur sa conduite, tant son rapport au pouvoir et à l'autorité s'imposait dans toutes ses relations sociales. Le flot de ses écrits traduit le besoin de justification, son désir d’exister à la place qui lui est due. En 1798, il écrivait à un adversaire : ‘“as you have determined that you will not place me on the ground I ought to stand upon & which you know in justice & honor I am entitled to the Gods of fate must decide between you & me”’ (Smith, I : 204). Les paroles critiques sur sa femme, son mariage ou son action militaire entraînaient invariablement une réaction immédiate envers la personne jugée irrévérente. Cette construction de soi, ou mise “en regard”, illustre bien l'intérêt qu'il y a à scruter dans l'affirmation de son honneur un homme qui s’observe dans le regard des autres afin que l'image qu'il projette reste fidèle à ce qu'il affirme être.

Cette facette agressive et parfois irraisonnée de l’homme s'inscrit dans un espace flou qui oscille entre la sphère publique et la sphère privée, puisque c'est son être profond qu'il défend ainsi contre les attaques d’un monde hostile. Ce bouillonnement social inspirait à Jackson et à ses pairs une méfiance de l’hypocrisie d’un monde jugé incontrôlable et mauvais, même à l’intérieur du cercle de l’élite (Wyatt-Brown, 1983 : 30). Lawrence Kohl émet l’hypothèse (après Meyers, 1960) que de cette appréhension naît une vision pessimiste du monde dont le caractère inter-personnel et fondée sur la déférence aux supérieurs aurait fait place au xixe siècle à une atomisation des rapports humains due à l’égoïsme mercantile et à l’individualisme :

‘[T]hat the central concern of the Jacksonian generation was the transition from a society based on tradition to a society based on an ethic of individualism; (2) that the party battles of the period were over the kind of human relationships which would obtain in such a society (1989 : 6).

Implicitement, Jackson regrette l’absence d’un code déontologique du comportement social et la disparition de ce caractère de gentilhomme qui pour lui devrait fonder une société harmonieuse. Et il n’a de cesse de prévenir ses jeunes protégés des dangers de la société, ainsi qu’il l’écrivait à un neveu : ‘“in your intercourse with the world you ought to be courteous to all, but make confidents of few (...) you must recollect, how many snares will be laid for the inexperienced youth”’ (Moser, IV : 91) 398. La politesse représente ici l’attitude naturelle d’un gentilhomme dans le monde. Mais, au-delà des conventions et des apparences, Jackson, à l’instar de bien des parents de l’époque, met en garde contre la tromperie et l’hypocrisie . Contre cette malédiction sociale, l’exigence et la moralité du code permettaient aux gentilshommes de préserver leur place dans un jeu social et politique truffé de pièges sournois.

Pour Jackson, les conflits nombreux et variés qui l’opposaient à ses “ennemis” finissaient toujours en affaire personnelle. Car, la singularité de ce code de l’honneur se trouve incarnée dans les individualités qui s’en réclament. Ainsi, le code non écrit d’une éthique sociale assigne-t-il une responsabilité aux actes de chacun, dont chacun doit répondre. C’est pour cela que la parole d’un homme est aussi sa garantie de respectabilité. Le problème demeure bien sûr l’idiosyncrasie de chacun et la réaction individuelle aux comportements des autres. Toutefois, il serait faux de dénoncer l’utilisation du code comme strictement personnelle, opportuniste et hypocrite. Cette imprécision due à l’oralité (l’absence de règles écrites acceptées par tous) fondait la liberté de chacun d’exiger des autres le respect de ses convictions alors que cet espace individuel devait aider à préserver une harmonie sociale intensément désirée . L’idéal démocratique 399 d’une élite aristocratique soucieuse d’égalité entre ses pairs demeurait pourtant une utopie. Le code contribuait surtout à contenir les débordements, les tensions et les fractures qui menaçaient à chaque instant l’équilibre de cette société.

Notes
394.

Notre discussion de l’imaginaire de l’élite sudiste repose d’une part sur l'ouvrage de Bertram Wyatt-Brown, Southern Honor (OUP, 1983), le classique des ouvrages sur le concept de l’honneur dans le Sud. Le livre déjà cité de Steven Stowe, Intimacy and Power in the Old South: Ritual in the Lives of the Planters, (Johns Hopkins, 1990) incarne le deuxième pôle d’inspiration de cette partie.

395.

Nous employons à dessein ce mot de “passions” souvent rejeté par les Sudistes eux-mêmes comme indignes de gentilshommes. Toutefois, les bonnes et mauvaises passions se mêlaient souvent et duels ou mêlées confuses résultaient de cette tension inhérente à la société instable de la frontière (Vieux Sud-Ouest) et/ou à celle hautement hiérarchisé du Sud (Wyatt-Brown, 1983 : 351).

396.

Nous verrons que certains ont tenté d’en rédiger des points, mais tout au plus, les duellistes s’en inspirèrent. Dans la majorité des cas, ils s’entendaient sur les modalités du combat et Wyatt-Brown a montré la singularité de bien des rencontres, notamment en fonction de l’antagonisme suscité par l’affront reçu (1983 : 350-361).

397.

Il écrit : “The ethic of honor was designed to prevent unjustified violence, unpredictability, and anarchy. Occasionally it led to that very nightmare.” Nous analysons plus bas les causes et les effets de ce renversement.

398.

Voir notre étude intitulée “Andrew Jackson et la paternité” (IV : 325-327).

399.

Il est important de rappeler que cette démocratie s’apparente au concept antique, c’est-à-dire une égalité entre citoyens, non l’accès du peuple à la parole publique. Cette distinction est troublée davantage par le recours de Jackson à ce concept de “peuple” en qui il place la force et la souveraineté républicaine.