Le concept de l'honneur dans le Vieux Sud : définitions

L’honneur et le code

L'honneur est central à l’élite sudiste et dicte bien des attitudes sociales qui en constituent la spécificité régionale au xixe siècle. Issu des traditions locales des Cavaliers anglais du xviie siècle et de la tradition britannique du Nord (les comtés nords de l'Angleterre, du sud de l'Écosse et du nord de l'Irlande), le code de l'honneur régit l'attitude de l'individu dans sa réponse aux agressions du monde extérieur et fournit une règle supra-légale qui englobe le corps social tout entier 400.

Wyatt-Brown (1983 : 88) a dit que si l’honneur était une règle de vie dans toutes les strates de la population blanche, l'appartenance à une bonne famille, la naissance, n'était pas le fait de n'importe qui. D'ailleurs, dès le xviiie siècle, les grandes familles de Virginie et de Caroline avaient circonscrit leur cercle aristocratique au moyen de mariages d'intérêt et n'entrait pas qui voulait dans la sphère supérieure . ‘“Gentility”, ou la conscience d'être bien né, nécessitait une moralité à toute épreuve et une place bien assise dans la société, comme le rappelle Wyatt-Brown : “Gentility (...) was a more specialized, refined form of honor, in which moral uprightness was coupled with high social position” ’(Ibid.). La position sociale supposait une moralité sans tâche aux yeux de la société. Toutefois, il serait hasardeux de calquer les poses aristocratiques 401 des planteurs du xixe siècle sur les vieilles traditions virginiennes. Les conditions rugueuses de la frontière et la diversité (démocratisation) de ses acteurs ne permettaient pas de conserver un grand raffinement dans les moeurs et les manières 402.

D'après Stowe, l'honneur régule les questions d'autorité et de masculinité qui affleurent dangereusement dans la société des planteurs : ‘“[T]he affair of honor, a masculine ritual that went deeply into the reaches of authority and manhood in the planter elite”’ (1990 : 6). Le code était perçu comme une instance supérieure aux lois humaines à laquelle l'essence de l'individu et l'intégrité de la société ne souffraient pas d'outrage : ‘“The planter elite alone upheld the claim that the affair fostered a moral vision of social life that neither civil nor criminal law was expected to protect ’ 403 ‘.”’ Cette mise hors-la-loi du concept de l’honneur était bien un désir de se hisser au-dessus de la société de la part d’une élite constituée souvent de juristes et d’hommes de loi. Mais, c’est toute la société qui adhérait à cette vision. La mère de Jackson est censée lui avoir dit un jour : ‘“Never bring a suit in law for assault and battery or for defamation. The law affords no remedy for such outrages that can satisfy the feelings of a true man”’ (Remini, I : 11) 404. Que les femmes aient intégré cette attitude montre combien elle était ancrée dans les moeurs. Si la loi, avec ses arbitrages, protégeait le citoyen contre ses pairs, elle ne pouvait défendre la conscience identitaire du gentilhomme, parce que la loi émane de la société, alors que cette dernière est fondée sur l’autorité et le prestige du gentilhomme. Porter atteinte à la réputation d’un homme de bien, c’est dénier les fondements sur lesquels repose le corps social. Pour un tel crime de lèse-majesté, une juridiction spéciale est nécessaire, dont le règlement est le code de l’honneur et sa forme, le sentiment individuel.

Le code de l'honneur en vigueur au début du xixe siècle était un code oral et donc soumis à interprétation. Il est en effet important de dire combien le code auquel tout le monde se référait n’existait en fait que dans l’esprit des gentilshommes, comme une construction (presque) imaginaire sur laquelle reposait leur édifice mythique. Tout comme leurs prétentions à une certaine aristocratie provenaient d’une identification faussée aux gentilshommes de la vieille Virginie, les pratiques de cette aristocratie d’origine anglaise (issue des quelques Cavaliers anglais ayant fui le règne de Cromwell dans les années 1650) 405 avaient été conservées par les descendants et adoptées (adaptées) par les parvenus qui s’enrichissaient dans les États côtiers ou bien dans les nouveaux territoires esclavagistes. La continuité de ces attitudes (malgré les évolutions) est bien évidemment liée au type de société en place, au sommet de laquelle régnait une élite minoritaire propriétaire d’esclaves, dominant socialement, politiquement et économiquement une population blanche de petits propriétaires ou de fermiers sans terre ni argent.

Notes
400.

Voir à ce propos l'excellent ouvrage de David Hackett Fisher, Albion's Seed, Four British Folkways in America (1989) où l'auteur, tout en reprenant des concepts historiographiques connus, décrit très précisément l'impact culturel de l'émigration britannique sur les colonies américaines.

401.

L’emploi de cet adjectif est ambigu. En effet, Wyatt-Brown (1983 : 357) rappelle la “tyrannie de la majorité” exercée par les différentes composantes de la société sudiste, instaurant ainsi une “démocratie” fondée sur les valeurs blanches et masculines.

402.

D’ailleurs, le “raffinement” des Virginiens des siècles antérieurs faisait ricaner leurs homologues anglais.

403.

James Parton, le biographe de référence, donne une définition plus théologique de la “chose” : “The thing called the Code of Honor was the ten commandments of the men-of-the-world of that day, and their god was Reputation “ (I : 113). Cependant, les deux définitions indiquent implicitement que le code de l’honneur est supérieur à la loi des hommes. Voir notre discussion de la loi (infra, 410-416).

404.

La citation est apocryphe, mais s’inspire des paroles mêmes de Jackson, dont Remini (I : 429n20) mentionne une lettre à Van Buren, datée du 4 décembre 1838, concernant le jeune lieutenant qui l’avait souffleté en 1833 : “I had no agency in the prosecution of Randolph, that I have to this old age, complied with my mothers advice ‘to indict no man for assault and battery nor sue him for slander’, and to fine or imprison him would be no gratification” (Bassett, V : 573).

405.

W. J. Cash, dans son classique The Mind of the South, conteste d’ailleurs le statut de ces Cavaliers en affirmant que leur nombre était très limité et voit dans cette affirmation aristocratique une pose affectée plutôt que la perpétuation de caractères acquis : “[A]ctual Cavaliers or even near-Cavaliers were rare among Southern settlers” (1941 : 3).