Les querelles de mots

La guerre des mots

Les mots occupaient le centre de ces combats symboliques. La querelle débutait généralement par une remarque ou un comportement désobligeants, ou reçus comme tels, pour lesquels l’offensé exigeait des excuses ou une explication. Ainsi que l’énonce Stowe : ‘“A threat to a man's honor derived from words more often than from blows”’ (1990 : 9). L’offense était réelle ou imaginaire, consciente ou simplement due à une maladresse. Le premier pas consistait à demander une explication. Le 8 mai 1797, Jackson écrivit à John Sevier , alors gouverneur du Tennessee :

‘But Sir behold my surprise; when I returned, and found that amidst, those friendly Communications to me, you had wrote a letter to General James Robertson, and another to Mr. Joel Lewis, in which you had made use of the following Language respecting me, "that you did not reguard the Scurrilous Expressions of a poor pitifull petty fogging Lawyer, and you treated them with Contempt” Those Sir, are Expressions, that my feelings are not accustomed to, and which my Conduct through life by no means merits, and which, Sir, I will not, tamely submit to (Smith, I : 136).

On voit ici que le caractère insultant de la déclaration de Sevier provient de son langage (Expressions) qui ne peut être ignoré par Jackson. L’insulte est d’autant plus grave que Sevier s’est confié à d’autres gentilshommes. En effet, les mots portaient gravement atteinte à la réputation d’un homme puisque celle-ci dépendait presqu’entièrement de l’opinion que les pairs entretenaient à son égard : ‘“An advocate [of the duel] saw honor implicated everywhere and did not find it amiss that a word spoken or withheld might rightly kill a man”’ (Stowe, 1990 : 38). Ainsi, la calomnie et l’insulte étaient-elles plus durablement ressenties que l’agression physique, celle-ci permettant un règlement souvent immédiat du différend (qui n’excluait pas toujours le duel). Drew Gilpin Faust précise le sens du langage dans la définition identitaire d’une personne ou d’une communauté :

‘“Words”, literary critic I. A. Richards once remarked, “are not a medium in which to copy life. Their true work is to restore life itself to order.” Language, Kenneth Burke has concurred, may be less a way of describing reality than of creating it. Speech, the two scholars suggest, is not so much a vehicle for conveying information as a mode of social action which in conceptualizing the world imposes a particular structure and meaning upon it (1992 : 29)..; ’

Les mots ne se substituent plus aux choses, mais deviennent les acteurs de la réalité. Jackson et d’autres duellistes ont écrit des pages entières concernant les affaires auxquelles ils étaient mêlés, afin de faire valoir leur bonne foi et leur respect du code (voir par exemple Moser, II : 77-109). Ces narrations soutiennent l’affirmation de Stowe concernant le désir de raconter une histoire qui met en scène le gentilhomme et l’intègre dans le mythe de sa communauté :

‘each affair also employed the language of story-telling, brimming with drama, combining and recombining narrative images of manhood, self-esteem, and power so that certain fundamental beliefs were displayed and sustained (...) The affair was theater and ideology; it happened and it explained what happened. It bridged the distance between the ideal and the actual, linking personal life to a sense of something larger, to family name, to a social continuity that outlasted conflict (1990 : 46).

Si, fondamentalement, les gentilshommes formaient une communauté de vue et de sentiments qui asseyait leur pouvoir et leur autorité 411, il n’en est pas moins vrai que leurs ambitions personnelles s’accordaient mal avec le but unitaire attribué au code par ses défenseurs. Les conflits entre gentilshommes se trouvaient canalisés, voire ritualisés, par le code lui-même qui prenait en compte cette tension entre l’intérêt personnel et celui de la société : ‘“In fact these apparent extremes of cooperation and challenge were part of a single temperament in which the ordinary and the ritualistic were joined just beneath the surface of daily routine”’ (Stowe, 1990 : 23). Ainsi, les querelles de Jackson s’intègrent toujours dans les préoccupations sociales, commerciales et politiques qui sont les lieux mêmes des conflits.

La brouille de Jackson avec John McNairy, avec qui il avait émigré au Tennessee à l’automne 1788, illustre ce point. Cette amitié se désagrège sous le coup des appartenances politiques et des rivalités sociales, exprimé d’abord par le langage intime entre deux proches, suivi d’un échange dans lequel font surface les prémices d’une querelle ritualisée. McNairy, dans une lettre du 4 mai 1797, cerne le problème :

‘I will also bring to your recollection, the time when I mentioned to you my apprehentions that you were cool with me, and you assured me in very positive terms that you was not, this you must remember for you take notice of my jealousy of your friendship, all the remark I wish to make on this head is, that I should be much happier if I could be assured that your coolness arises from disgust with me and not from a desire to change old friends for new ones, but let the change be as it may, I wish you may experience much disinterested Friendship (Smith, I : 133-34).

Dans sa réponse du 9 mai, Jackson s’insurge à l’idée que Mc Nairy ait même pu douter de son amitié, ce qui est pour lui la marque même d’un désengagement :

‘you Sir in the Instance of the Suit of Sharp, made Such an infraction upon the Strict principles of Friendship, which was persued by your Jealous inquiries with Respect to my friendship, that Convinced me, that unless you were Convicted in your own mind, that you had given cause to me; no longer to be in habits of friendship with you, such Conduct, would not have been persued by you (Smith, I : 140).

Jackson ici pense que la meilleure défense est l’attaque puisqu’il ne répond pas aux accusations de McNairy, mais le trouve en faute à son tour. Ainsi, les différends passent finalement au second plan, et seuls la controverse et les mots qui l’expriment témoignent de la scission entre les deux hommes, ce que McNairy résume en ces termes : ‘“Your replication altho—conditional (before you knew my construction) evidence a degree of worth if not a disposition unfriendly to a discussion of the differences existing between us.”’ Ainsi, le débat est clos faute de débat. On sait ce que la fin de la discussion augure dans une affaire où l’honneur des opposants affleure au conflit. McNairy tient d’ailleurs à exprimer son attachement à la transparence du code qui garantit son honorabilité : ‘“But Sir if any of my words or actions have made me responsible, I am ready to answer for them as honor may direct”’ (Smith, I : 143). À la conversation qui exprimait le regret d’une amitié à l’agonie 412, se substitue le langage plus ferme, définitif et ritualisé d’une confrontation où l’honneur remplace l’amitié dans la résolution de la querelle ainsi que les moyens de s’accomplir malgré la perte.

Conscient de l’escalade inutile de leur amertume, Jackson désamorce la situation en invoquant ce qui unit les deux hommes, c’est-à-dire leur appartenance à une communauté, plutôt que la division liée à l’intérêt personnel et à leurs émotions individuelles : ‘“Let the matter drop here; as members of civilized Society, I indulge the idea that we shall pass through life in an easy manner; with the help of those rules and forms of politeness which such a state ought to impose upon every man”’ (Smith, I : 144). On voit ici la moralité individuelle induite par un code social promouvant une harmonie imaginaire (I undulge the idea) dont tous se réclament. Cette sensibilité de Jackson oscillant en 1797 entre le code et le sentiment n’est relevée par Stowe dans l’histoire du Sud que beaucoup plus tardivement :

‘By the late antebellum years, honor had a sensibility as well as an order, and the affair embodied its own kind of almost literary pleasure, its own seductive depth somewhere between public utterance and private morality (1990 : 23).

Le “plaisir littéraire” auquel il est fait rapidement allusion trouve une illustration singulière dans la correspondance de Jackson et Sevier, alors que les deux hommes viennent de trouver un terrain momentané d’entente. Le 11 mai 1797, Sevier écrivait : ‘“your very polite letter of yesterday, calls for an immediate and candid reply.”’ Dès qu’un terrain d’entente était trouvé, les adversaires retrouvaient les mots pour exprimer l’harmonie sociale tant convoitée, en se réfugiant derrière les diktats du code. Sevier ajoute :

‘I was neither your political nor private Enemy nor am I yet inclined to be So, but I feel the Sweetness and necessity of protecting my feelings and Reputation whenever they are maliciously injured, as, sensibly as yourself or any other person (Smith, I : 141).

L’“attachement” 413 profond qui lie les hommes à leurs sentiments, c’est-à-dire à leur caractère, les pousse le plus souvent à le mettre en scène, à l’exposer au regard de la communauté :

‘The affair showed men that social order was joined directly to a sense of personal esteem and well-being (...) [T]he affair interpreted a man's private sense of himself as tightly bound up with public display (...) Telling these stories about themselves, planter-class men renewed their belief in themselves, their explanations, and the institutional forms that served them so well (Stowe, 1990 : 49).

Si l’honneur dépendait à la fois de questions éthiques et de l’amour-propre des planteurs, comme le suggère Stowe (1990 : 5), il n’en restait pas moins que le langage pouvait apaiser, voire éviter, une querelle. Il pouvait aussi se substituer à elle en usant des mots comme de pistolets. Le combat se trouvait métaphorisé dans la joute verbale, ainsi que l'énonce Stowe se référant à un auteur anonyme appelé Southron qui définit ainsi le langage épistolier : ‘“language could become a screen for deferring an encounter instead of a means of defining honor”’ (1990 : 17). En dépit du reproche implicite contenu dans cette remarque, ce genre de pratique évita des drames, tout en n’en prévenant pas d’autres.

En somme, les lettres crevaient l'abcès sans répandre le sang et Jackson se contenta maintes fois d’un duel métaphorique par l’intermédiaire de l’écrit, public ou privé. On trouve un appui de cette lecture dans l'affirmation de Stowe : ‘“heavy emphasis on preliminaries and language suggests that these were the actual substance of the affair. The duel was merely a cap on an elaborate structure built of men's most cherished values and beliefs”’ (1990 : 17). Le duel qui couronna la longue dispute entre Jackson et Sevier (1797-1803) prouve par son caractère rocambolesque le peu d’acharnement que les deux hommes mirent à se battre. On assiste à des frasques comme la frontière en connaissait beaucoup (voir les anecdotes de Davy Crockett ou celles de Mark Twain) plutôt qu’à un désir réel de régler ses compte au champ d’honneur. Ce jour-là fut peu glorieux pour l’un comme pour l’autre, même si Jackson montra en 1806 que s’il avait l’intention de tuer, il en était tout à fait capable (Moser, II : 99-100).

Voyons succintement quelques extraits de la correspondance virulente et fournie que les deux hommes échangèrent afin de se rencontrer. Jackson écrivait le lundi 10 octobre 1803 à midi 414 : ‘“I assure you, will be happy to See you in a situation that I can obtain that redress, that I have been trying to compel you to afford me for nine days past, and which you pledged your honour to my friend to give me—and which you have forfeighted”’ (Smith, I : 380). Sevier répondit à ce message, “dans la soirée” du 10 octobre :

‘I am Now constrained to tell you, that your conduct, during the whole of your pretended bravery, Shews you to be a pitiful paltroon And Coward, for your propositions are such as you and every other person of common Understanding do well know is out of my power to Accede too, especially you a Judge!!
Therefore the whole tenor of your pretended readiness is intended for nothing more than a cowardly evasion (Ibid).’

Il est clair dans ces deux accusations que personne ne prend les dispositions qui pourraient précipiter la rencontre. Jackson avait même assené ce qui était considéré comme le coup de grâce à l’honneur d’un gentilhomme, un placard dans le journal local dénonçant Sevier comme un poltron :

‘To all whom Shall See these presents Greeting—Know yea that I Andrew Jackson, do pronounce, Publish, and declare to the world, that his Excellency John Sevier Esqr. Governor (...) is a base caward and paltroon. he will basely insult, but has not courage to repair the wound (Smith, I : 379).

Ce degré ultime dans la publicité d’une affaire dénonçait le refus du “poltron” d’adhérer strictement au code et son expulsion du cercle des gentilshommes honorables. Sevier ne parut pas autrement ému de la diatribe publique. En fait, la popularité de Sevier, héros révolutionnaire et pionnier incontesté du Tennessee, ne souffrit aucunement de cette accusation publique et le gouverneur fut élu encore deux fois par la suite, au grand dam de Jackson. Le placard, envoyé par Jackson le 10, fut publié le 26 octobre alors que la rencontre avait eu lieu le 17, dans des conditions par ailleurs rocambolesques et antinomiques avec toutes les lois du genre. Le récit de cette rencontre mémorable est issu d’un recoupement des témoignages ultérieurement fournis par les témoins présents, et sans présumer de leur exactitude, nous donnerons un résumé succint des faits (Smith, I : 489-506 App. VI).

Stowe écrit à propos des duels : ‘“Elevated values, actual risk of life, and, not least, comedy are all compressed into this pecularly southern mode of dispute”’ (1990 : 5). La comédie est comprise dans sa polysémie, en tant que genre appellant la résolution des conflits, mais aussi dans l’acception de la Commedia del Arte, dans laquelle les situations mimées, singées, passent pour vraies et signifiantes. Telle est la situation du duel opposant Jackson à John Sevier. La première lettre que Jackson écrivit le 17 octobre 1803, le lendemain de ce “duel”, était adressée au président des États-Unis, Thomas Jefferson. Jackson y présente la première version des événements de South West Point, le lieu de rendez-vous, dans l'intention de défendre le docteur Vandyke, son second, des possibles accusations de Sevier après les péripéties de la veille.

Selon Jackson, Sevier aurait refusé une lettre apportée par Vandyke d'un ton “grossier et indigne d'un gentilhomme”, qui aurait conduit Jackson à protester vigoureusement à leur arrivée sur le lieu de la rencontre : ‘“his low abuse enduced me (...) to treat him cavalierly, and when a pistol was drew upon me by his son, The Doctor drew also to protect me”’ (Smith, I : 389). Pour cet acte d'amitié, Jackson craignait que le bon docteur ne souffrît de la rancune de Sevier. Que devait penser Jefferson de ces excentricités, occupé qu’il était avec les problèmes de la Louisiane dont l'étendue allait bientôt doubler la superficie des États-Unis d'Amérique 415 ?

Arrivés au point de rendez-vous, les deux protagonistes commencèrent à s’invectiver, descendirent de cheval et dégainèrent leurs pistolets. Fondant l'un sur l'autre les armes à la main, ils s'arrêtèrent à une vingtaine de pas et continuèrent à s'abreuver d'injures. Les témoins prétendirent être trop loin pour entendre l'échange indigne... Après quelques minutes, les deux hommes rengainèrent leurs armes tout en continuant les insultes. Jackson jura qu'il allait corriger le gouverneur à coups de canne. Sur ce, Sevier tira son épée du fourreau, ce qui effraya son cheval qui partit au galop. Jackson avait dégainé à nouveau ses pistolets, mais les armes à feu de Sevier s'étaient envolées avec le cheval. Sevier courut se réfugier derrière un arbre, maudit Jackson et le défia de tirer sur un homme désarmé. Le fils de Sevier dégaina à son tour et menaça Jackson. Ce que voyant, Vandyke pointa alors son arme sur le fils de Sevier. La situation paraissait bloquée. Le quatuor parlementa un moment et les pistolets retournèrent aux étuis. Finalement, tout le monde remonta à cheval et les ennemis continuèrent à s'insulter tout en s'éloignant chacun de leur côté 416.

Quel effet aurait eu sur l’État la mort simultanée de deux de ses dirigeants ? Les tergiversations concernant le lieu du duel révèlent une absence de désir meurtrier chez Jackson et Sevier malgré leur pose de gentilshommes belliqueux. Sevier était le père d'une famille extrêmement nombreuse (15 enfants) et Jackson recevait sans doute les conseils prudents de Hugh Lawson White.; , juge à la Cour supérieure, très estimé de Jackson, dont le frère servait de courrier dans l'échange de correspondance avec Sevier.

Parfois, contester le titre de gentilhomme à un homme permettait d‘éviter l’affrontement au champ d’honneur. Ce moyen fonctionnait uniquement lorsqu’il s’avérait que l’impudent avait effectivement usurpé sa condition sociale. Lors du conflit l’opposant à Dickinson en 1806, Jackson eut une échauffourée avec un jeune homme qui l’avait provoqué en duel. La jeunesse du provocateur, le fait qu’il était étranger à la région et son caractère secondaire dans la trame principale motivèrent Jackson, qui ne tenait pas non plus à risquer sa vie contre toutes les gachettes de l’Ouest 417.

Notes
411.

Jackson confirme dans une lettre à John Sevier la communauté de vues et de principes qui unissaient les gentilshommes : “be assured Sir, that your Sentiments and ideas on abstract principles, entirely accord with my own” (Smith, I : 141).

412.

Dans sa lettre du 12 mai qui met fin à leur querelle, Jackson exprime clairement ce regret à son ancien ami : “I must in candor say sir, however immaterial it may be to you, that my feelings in regard to the violation of our once intimate friendship are not healed” (Smith, I : 144). Il s’en tire avec une pirouette, blamant la partie adverse. Pourtant, c’est bien la perte de leur amitié qui fonde cette remarque.

413.

Sevier reprit le mot de Jackson dans sa réponse du lendemain : “however disposed we both may be, regardless of personal consequences, to preserve the Sweetness of our feelings, and carefully to guard the respectability of our characters” (Smith, I : 142).

414.

Ces indications en exergue de la lettre révèlent l’urgence de la réparation attendue et le désir de voir les détails réglés dans la journée.

415.

L'activité législative frénétique entraînée par cette acquisition monumentale était fidèlement et précisément rapportée à Jackson par le représentant du Tennessee au Congrès fédéral, George Washington Campbell, comme l'atteste une lettre du 29 octobre 1803 (Smith, I : 390). Les colons de l'Ouest approuvaient totalement l'action de Jefferson et appelaient à une colonisation immédiate des nouvelles terres. Campbell traduit l'inquiétude des Républicains devant les menaces d'anticonstitutionalité de l'achat.

416.

Rappelons que cet épisode se passa entre un gouverneur d’État et un juge de la Cour supérieure du Tennessee, l’un âgé de près de soixante ans et l’autre allant sur ses trente-cinq.

417.

Dans sa lettre à Jackson, James Robertson avait ainsi qualifié ces jeunes hommes avides de se mesurer aux notables régionaux : “your frends do think a man of your standing ought to say but littel about duling (...) young hot heded persons to be in fashon of the presant age, may talk of killing there fellow Creater, and do not Reflict that they are doing an act that will not be in thare power to Repare” (Moser, II : 83).