Le sentiment

Dans une telle atmosphère, un certain type de paranoïa ne pouvait que se développer chez des hommes qui côtoyaient chaque jour l’âpreté du jeu politique et économique. L’insulte permettait aussi de jauger la tolérance de l’adversaire et donc l’emprise exercée sur lui. Mais, les gentilshommes se défendaient de porter atteinte au caractère des autres, sachant pertinemment quel affront cela causait. De plus, un tel comportement était contraire aux règles de bienséance et à l’harmonie que le code était censé apporter à la communauté. Jackson donne ici quelques-unes des règles à suivre :

‘I never wantonly sport with the feelings of innocence, nor am I ever awed into measures. If incautiously I inflict a wound, I always hasten to remove it; if offense is taken when none is offered or intended, it gives me no pain (...) There are certain traits that always accompany the gentleman and man of truth (cité dans Parton, I : 270-271).

Jackson indique à la fois qu’il veille à ne pas blesser inconsidérément, mais prévient également son correspondant des impressions fausses et des comportements indignes d’un gentilhomme.

On voit combien le sentiment créait une inconnue dans un code social des conduites transmis principalement par le langage des mots et du corps. Se “sentir” offensé suffisait à demander réparation au responsable. Point de critère objectif : le code ne dressait pas de barrières à la “pose” dénoncée par Stowe. Le sens de la justice faite à la réputation d'un homme, l'avis de ses amis, la pression du groupe dictaient la conduite à tenir. Si les seconds ou les proches de l'homme “blessé” dans son honneur jugeaient que l'offense demandait réparation, le principal hésitait rarement à entamer les préliminaires. Il était comparativement plus difficile à l'entourage masculin 418 de raisonner un homme décidé à en découdre, comme ce fut le cas en 1806 quand Jackson tua le jeune Dickinson malgré les interventions de ses amis et la désapprobation générale. À l’inverse, un fat qui n’appartenait pas à la classe sociale concernée se faisait simplement rosser ou caner pour son outrecuidance.

Il convenait donc de ne froisser personne. Dans son ouvrage sur les règles du duel, John Lyde Wilson, ancien gouverneur de Caroline du Sud, écrivait en 1838 à propos de l'éducation des enfants : ‘“I would have them taught that nothing was more derogatory to the honor of a gentleman than to wound the feelings of anyone, however humble” ’ (cité dans Stowe, 1990 : 8). Les sentiments étaient garants du sens de soi et de l'honneur, et en tant que tels, baromètres de l'attitude à adopter envers autrui en cas de litige. Cependant, la corde sur laquelle dansaient ces gentilshommes soumis à leur nature impulsive, malgré les tentatives de médiation, demeurait souvent raide 419.

Le sentiment d'autrui revêtait un caractère presque sacré dans une société où l'ordre social reposait sur l’égalité des membres de l’élite. Inculquer ce respect aux jeunes garçons relevait de leur éducation au même chef que l'acquisition des bonnes manières ou du pas de deux. Le respect des autres allait de pair avec l'affirmation du propre caractère de l'enfant, de son sentiment de soi. Stowe précise le contexte de cette éducation : ‘“Character, with personal honor as its badge, was not an individual's own creation. It was grounded in family, established when a youth was educated to the protective web of social relations, and then rooted in his own family”’ (1990 : 7). Le caractère donnait au jeune homme un sentiment d’appartenance et une identité individuelle. John William Ward cite un orateur du 4 juillet en faisant l’apologie :

‘It is plainly character alone, that can lift a man above accident—it is that alone, which, if based upon good principles and cultivated with care, can render him triumphant over vicissitudes and prosperous even in adversity; and it is that alone, which, if neglected and suffered to degenerate; will defeat the most benevolent designs of Providence (1955 : 170).

La conscience de soi permettait à un homme de s’identifier à une famille, et au-delà, à un groupe. D’autre part, elle facilitait également l’intégration dans les structures de la société, aussi bien en tant qu’individu qu’en tant que membre de la communauté. L'honneur d'un homme n'était pas ainsi sa seule possession, mais celle de toute sa famille ou de son clan, ou de sa caste. Inversement, les actes de ses dépendants rejaillissaient sur lui et sur la réputation de sa famille, d'où le soin avec lequel les planteurs voulaient éduquer leurs enfants (Stowe, 1990 : 130). Dans une letttre à Junior datée du 31 août 1833, Jackson insiste sur ce point :

‘You are blessed with a charming wife and sweet little daughter and the prospect of a large family. You must now live for them and their prosperity, and in all your course thro life remember that if you do any thing injurious to your fame it will tarnish theirs. Piety, and a sober and well regulated life I trust, will accompany you thro life, and bring you and your family to a happy immortality for which my prayers will be always offered to a throne of Grace (Bassett, V : 174) .

L’éducation, nous l’avons vu, consistait non seulement à savoir lire et compter, mais aussi à intégrer les valeurs morales et sociales propres à une intégration réussie au sein de la communauté 420. La bonne réputation d'une famille passait d'une génération à une autre, tout comme l'infâmie et la disgrâce.

Notes
418.

L'affaire d'honneur ne concernait que les hommes, puisque les idéaux ainsi défendus relevaient du monde dominé par les hommes au pouvoir. Les femmes et les enfants étaient tenus en dehors de l'affaire, bien que de nombreux belligérents refusèrent le combat en raison de leur responsabilité paternelle envers leur nombreuse famille, raison suffisante et généralement acceptée, voir la déclaration de Sevier dans son conflit avec Jackson.

419.

Williams (1980 : 37-38) donne l’exemple d’Alexander Keith McClung, le “Chevalier Noir du Sud” dont l’irrascibilité et la violence provoquèrent l’isolement. Craint et évité par ses amis du fait de son tempérament, accablé par la ruine, il se suicida avec son pistolet de duel.

420.

Voir notre étude intitulée “Andrew Jackson et la paternité” (IV : 302-330).