La question de la susceptibilité pose le problème fondamental du seuil de tolérance, exprimé ainsi par Stowe :
‘Indeed how did feelings become wounded in the first place and when, exactly, would a private wound become a public injury? If a man's honor demanded that he display it as a public trust, at what point did display become the posturing of an upper-class poppinjay, a "cotton snob” of the most ludicrous stripe?(1990 : 8) ’Si le sentiment, sous couvert du code, détermine s'il y a offense ou non, quels sont les critères objectifs (les fameux “traits” auxquels Jackson faisait allusion plus haut) définissant les situations insultantes et celles relevant de la tension “normale” des rapports entre concurrents économiques ou adversaires politiques ? Dans quelle mesure alors le code demeure-t-il un instrument de régulation social si sa définition est liée au sentiment personnel de chacun, et donc livrée au tempérament, donnée irrationnelle s’il en est ?
Nous venons de le voir, le sentiment dirigeait le sens des rapports sociaux. L’aune à laquelle le sentiment jugeait du bien-fondé de l’offense était alors ce que nous avons appelé le seuil de tolérance à la parole d’autrui. Ainsi, la susceptibilité de ces hommes et leur promptitude à prendre la mouche régulait l’édifice fragile des relations sociales. John Sevier fait allusion à cet état d'esprit, ou plutôt à ce sentiment, dans une lettre à Jackson du 8 mai 1797 : ‘“like yourself when passion agitates my Breast I cannot view things in the calm light of mild philosophy” ’(Smith, I : 138). Cette impatience et l'incapacité des hommes à supporter quelque remarque que ce soit trouvaient leur origine à la fois dans les exigences liées au code, mais aussi dans le mode d'éducation des fils.
Nous avons vu que la réputation et l'honneur d'un homme ne pouvait souffrir une atteinte quelconque sans que celui-ci cherchât réparation. Dans l'un des codes de duel étudiés par Stowe, écrit en 1847 sous le pseudonyme de Southron, il est fortement rappelé qu'un gentilhomme ne saurait rester exposé aux affronts du monde moderne sans réagir vigoureusement contre (une attitude soulignée par Jackson lui-même dans chacune de ses missives). Il est donné ici un échantillon des frustrations et atteintes à l’honneur du gentilhomme :
‘"the whips and scorns” of the times, the “oppressor's wrongs, the proud man's contumely,” “the insolence of office,” the sneers and scoffs and taunts, the burly, bullying look, the loud and arrogant tone, the thraldom so often coveted to be exercised by the physically strong over the physically feeble, the thousand bitter, burning wrongs, nameless, it may be, in detail, but not the less galling, oppressive, and intolerable from their intent and motive; wrongs which make us walk “without our peace,” which sear our brain and turn our blood to fire! (1990 : 15) ’L'affrontement politique, la compétition économique, le statut social, tout concourait à rendre les hommes incertains de leur pouvoir, jaloux de leurs concurrents, irascibles et aggressifs devant les attaques et les critiques. Les biographes de Jackson s'accordent à rappeler la rapidité avec laquelle il se braquait. Il est vrai que ses lettres sont vindicatives, mais elles ne semblent pas l'être plus que celles de ses contemporains. . Après le duel contre Dickinson, John Overton lui écrivit une lettre de soutien et d’approbation : ‘“It too frequently happens that the honest, unsuspecting part of society will be infested with reptiles, the heads of which must be sought after and bruised so as to be secure from their poison”’ (Moser, II : 100). La froideur de cette analyse sociologique montre la vision dichotomique de la société entre les bons et les méchants, une vision théologique du Bien et du Mal renforcée par l’âpreté du jeu politique, ainsi qu’une sorte de désillusion après les espoirs révolutionnaires 421.
Il ne faut pas oublier le contenu idéologique des coups de sang de Jackson. Parton rappelle le mélange de patriotisme et de sentiment personnel qui animait à tout instant le général : ‘“His patriotism was real, but his personality was powerful, and the two were so intermingled with and lost in one another, that he honestly regarded the man who opposed him as an enemy to virtue and to his country”’ (II : 382). Cette opinion est illustrée par une phrase de Jackson lors de la querelle l’opposant au général Adlair qui conduisit les troupes du Kentucky lors de la bataille de Chalmette (8 janvier 1815), et que Jackson accusait d’une retraite peu glorieuse : ‘“I trust that I shall ever feel an honest warmth and indignation when I see truth sacrificed at the shrine of local feelings and interest, and an attempt made, under the authority of my name, to blast the well-earned fame of meritorious and deserving men”’ (cité dans Parton, II : 386). Jaloux de ses actes et de son statut, Jackson acceptait difficilement d’être remis en cause ou de se plier à une opinion différente de la sienne.
Pourtant, une remarque émise par Jackson à John Sevier mérite l’attention : ‘“Permit me Sir, to request in future, that as far as it respects myself, you will pay attention, to the Essential distinction between observations, involving your political conduct by way of ’ ‘argument’ ‘, and such as are malicious and personal” ’(Smith, I : 141). Cette remarque exprime une distinction louable. Jackson souligne la différence souhaitable entre le débat public attaché aux fonctions, sur lequel on peut entretenir des opinions marquées, voire contraires, et l’attaque personnelle qui vise l’homme et donc l’intégrité de son caractère. Malheureusement, la limite entre les critiques portant sur la fonction et celles visant la personne qui l’occupe sont extrêmement difficile à définir 422. Jackson lui-même ne supportait pas que l’on critiquât ses actes publics et prenait toujours les critiques personnellement. Ainsi, les susceptibilités individuelles donnaient la mesure de ce qui leur était admissible, une aune pour le moins changeante, contrastée et hautement imprévisible.
Jackson fut sans cesse entraîné dans des querelles en tous genres, en raison de son implication totale dans la vie sociale, politique, économique et militaire de l’époque. Au vu de son énergie et de sa susceptibilité, le nombre de conflits graves auxquels il fut mêlé est singulièrement limité. Rappelons tout de même que les pratiques violentes et expéditives de la frontière fleurissaient encore dans le Tennessee, une région dont le peuplement blanc ne datait que de quelques dizaines d'années, et Nashville n'était ni Richmond ni la Nouvelle-Orléans 423. Malgré la réputation qui l'accompagne encore, Jackson prouva par le faible nombre de ses affaires d'armes qu'il pratiquait un savant mélange de haut langage et de sage compromis.
Malgré les pressions internes et externes, la dignité de caractère exigée des gentilshommes devait s’appliquer au langage employé par ces derniers lors de leurs relations sociales, mais aussi à l’occasion des conflits. Un vernis devait à chaque instant recouvrir leur susceptibilité. Comme le rappelle Stowe : ‘“This exchange of letters and words became in effect a contest in which the all-important moral advantage lay in the display of controlled resentment”’ (1990 : 11). Cette maîtrise évita de nombreux déboires à Jackson, et la perte momentanée de ce contrôle fut l’occasion de terribles actes dont il fut tour à tour l’auteur et la victime.
Schlesinger, Jr. (1945 : 7) cite cette phrase de John Randolph en 1829 : “‘The country is ruined past redemption,’ he cried; ‘it is ruined in the spirit and character of the people [...] There is an abjectness of spirit that appals and disgusts me,’ he declared in despair. ‘Where now could we find leaders of a revolution?’” Concernant la vision théologique de la société, voir notre étude intitulée “Rachel Donelson Jackson” (III : 227-238).
Voir notre discussion de la liberté d’expression dans un tel monde (infra, 416-421).
Capitales respectives de la Virginie et de la Louisiane, modèles de l'idéal sudiste des bonnes manières, du goût et du raffinement.