La maîtrise du sentiment

Maîtrise est le mot-clef dans un monde régi par un code qui repose si complètement sur le sentiment pour son application. Le sentiment de soi, de son rôle et de sa position sociale, sont les garants d'une communauté égalitaire composée exclusivement d’hommes, dans laquelle chaque gentilhomme a sa place reconnue par les autres dans une fraternité de classe et d'appartenance à une caste dominante. Stowe écrit :

‘Personal and social worth had the same horizon, in this view, if a man merely adhered to the code of honor (...) the code helped to establish a community of gentlemen unified in their aspirations because all were equally open to challenge. (...) [It was an] ideal of male equality (...) the code depicts an ideal society of upper-class males who band together to reinforce the most important linchpin of their power: their freedom to act unilaterally because of their unquestioned unity (1990 : 20-21).

Stowe le note lui-même, cet idéal unitaire parvient mal à contenir chez les planteurs le sentiment de liberté individuelle dont l’effet centrifuge menace à tout moment de détruire son fragile équilibre. Pourtant, la discipline et la maîtrise de soi étaient prônées ardemment par les parents à leurs enfants adolescents. Un tel contrôle permettait non seulement de s’intégrer à la société, mais aussi d’échapper aux vices qui guettaient les jeunes hommes éloignés de leurs foyers. Jane Censer confirme cet état d’esprit chez les planteurs de Caroline du Nord : ‘“By college age, sons were exhorted to provide their own discipline—a self-control that would bar such expensive and dangerous pastimes as gambling, heavy drinking, and the frequenting of prostitutes”’ (1984 : 51). Beaucoup de conflits naissaient de soirées de jeux trop arrosées, et de tels conseils tendaient à prévenir les abus de tous ordres. D’ailleurs le code irlandais (1777), un des inspirateurs des pratiques sudistes, conseillait de ne pas envoyer de défi les soirs de fête (Règle 15, Williams, 1980 : 102). Le code mettait ainsi en garde contre tout débordement agressif injustifiable autrement que par l’abus de boisson.

Wyatt-Brown (1983 : 99) voit dans l’attention au regard des autres une influence stoïcienne plutôt que chrétienne, puisque la vindicte publique effrayait davantage un sudiste que la colère du Très-Haut. Stowe note le détachement dont devaient faire preuve les belligérants dans toutes les phases du conflit d’honneur : ‘“Self-control, first in the face of offense and finally in the face of death, became the mark of manliness throughout the confrontation”’ (1990 : 11). Le gentleman devait absolument conserver son sang-froid face à l’insulte ou à l’agression, ainsi que le stipulait le code de Wilson en 1838 : ‘“Whenever you believe you are insulted, if the insult be in public, and by words or behavior, never resent it there, if you have self-command enough to avoid noticing it. If resented there, you offer an indignity to the company, which you should not”’ (cité dans Williams, 1980 : 91). Les bonnes manières impliquaient une façade polie en toutes circonstances, une retenue qui distinguait le gentilhomme du vulgaire.

Cette attitude toute aristocratique avait pu s’appliquer un temps en Virginie 424, mais les conditions de la frontière et l’avènement d’une nouvelle classe de self-made men aspirant à être des gentilshommes laissèrent libre cours aux caractères irascibles des nouveaux maîtres. Jackson et ses pairs respectaient peu ce devoir de réserve et laissaient aller leur ire sans beaucoup de retenue. Encore une fois, le peu de duels auxquels Jackson participa prouve que la colère pouvait s’apaiser par des moyens pacifiques. Le rôle modérateur de l’entourage fut sans doute aussi déterminant dans la résolution des conflits 425.

Bien des oppositions furent aplanies grâce à l’entreprise des amis et des proches. À cet égard, le rôle des seconds dans les conflits était primordial. Dans son chapitre consacré aux seconds, Wilson les enjoint de tout tenter pour calmer la fureur de leur ami et de minimiser les fautes de l’adversaire :

‘Use every effort to soothe and tranquilize your principal, do not see things in the same aggravated light in which he views them, extenuate the conduct of his adversary whenever you see clearly an opportunity to do so, without doing violence to your friend’s irritated mind. Endeavor to persuade him that there must have been some misunderstanding in the matter. Check him if he uses opprobrious epithets towards his adversary, and never permit improper or insulting words in the note you carry (Williams, 1980 : 92 ; Stowe, 1990 : 11).

Au cours de la querelle publique et privée qui l’opposa au jeune Dickinson (27 ans), Jackson reçu une lettre du patriarche de la communauté 426, James Robertson , qui, effrayé du tour que prenaient les événements, le priait de reconsidérer son attitude envers le jeune homme. La position sociale prééminente de Jackson et son âge (il avait alors 39 ans), lui permettaient de se retirer sans déshonneur et de mettre fin à la dangereuse escalade du conflit. De plus, Robertson insistait à la fois sur la perte d’un homme talentueux tel que Jackson ainsi que le remord qui ne manquerait pas de le ronger s’il tuait son adversaire. Enfin, il ne cachait pas à Jackson que les “personnes raisonnables” trouvaient le duel ridicule et s’offusqueraient que Jackson s’y adonnât. Robertson était conscient de l’état d’esprit sous l’emprise duquel agissait son ami et tentait d’en minimiser la portée : ‘“on Reflection I am sertain your good senc will dictate to you that no Honer can be attached Ither to the Conquered or the Conquorer, and satainly the Consequances ought to be taken in vew”’ (Moser, II : 83). Trop hors de lui pour écouter ce conseil, Jackson tua Dickinson et fut ostracisé par la société de Nashville pendant des années.

Cette constance dans la haine et le désir de revanche pouvait être d’un autre côté entretenue, encouragée ou soutenue par les amis et les proches des principaux. Si Robertson s’inquiétait de la tranquillité d’esprit de Jackson après son meurtre, d’autres tels que John Overton y voyaient plutôt une libération et un bienfait pour la société. D’autres encore apportaient à la querelle leur maladresse et leur propre agressivité 427. Le lendemain du duel, Overton écrivait à Jackson, dans une lettre déjà citée où il se félicite de l’issue de la querelle en des métaphores qui voilent de leur euphémisme la réalité de la mort de Dickinson. En outre, l’atmosphère des conflits humains propre au duel est ici évacuée au profit d’une rhétorique religieuse qui évacue la passion des hommes et fait place à la sérénité d’une décision divine, sans appel ni remord 428.

Soixante-douze “citoyens de Nashville” et de la région firent une pétition pour demander qu’un bandeau noir orne les deux journaux de Nashville en signe de deuil, accompagné du texte dont voici un extrait : ‘“In the prime of life, and blessed in domestic circumstances with almost every valuable enjoyment, he fell a victim to the barbarous and pernicious practice of duelling”’ (Parton, I : 302). Les signataires avaient pris soin de ne pas mettre Jackson directement en cause, mais celui-ci écrivit néanmoins de sa couche (il avait reçu une balle près du coeur) à l'éditeur et demanda la liste des noms. Il envoya une lettre de protestation qui fut publiée dans le même numéro :

‘I am informed that at the request of sundry citizens of Nashville, and its vicinity, you are about to dress your paper in mourning, as a “tribute of respect for the memory, and regret for the untimely death of Charles Dickinson.” Your paper is the public vehicle, and is always taken to be the public will, unless the contrary appears. Presuming that the public is not in mourning at this event, in justice to that public, it is only fair and right to set forth the names of those citizens, who have made the request. The thing is so novel, that the names ought to appear that the public might judge [whether] the true motives of the signers “were a tribute of respect for the deceased,” or something else, that at fist sight does not appear (Moser, II : 101).

Vingt-six personnes ayant eu vent de sa demande retirèrent leur signature. Jackson pensait que si certains condamnaient son action, ils devaient le faire à visage découvert. Dans un affrontement public, il était nécessaire que les deux parties en présence soient reconnues et nommées. La querelle s’inscrivait dans le rapport normal d’autorité et de rivalité entre pairs. Le rituel était ainsi respecté.

En politique, nous avons dit qu’il était possible de s'opposer aux paroles de son adversaire, tant que ses sentiments n'étaient pas impliqués par une allusion personnelle ou une mise en cause de sa moralité. Dans le cas contraire, une demande immédiate de clarification ou d'explication suivait les propos jugés incriminants. Ainsi, la parole codifiait non seulement les rapport sociaux, mais encore donnait la valeur de ces relations puisque le respect (ou le manque de respect) exprimé verbalement marquait le degré d’estime et d’amitié que l’on voulait montrer à son interlocuteur.

Stowe va même plus loin et stipule les données du marché : ‘“Insult or the risk of it was a kind of social currency for the exchange of power”’ (1990 : 47). De même que l’honneur avait sa valeur sociale, l’insulte mesurait la valeur d’un homme à l’âpreté avec laquelle il demandait réparation. Ce rapport de force fondé sur la virulence du langage, et son contraire, sa sobriété respectueuse, organisait le discours social et le type des rapports entretenus. Dans la missive de Robertson à Jackson dont il a déjà été question, Robertson prend de multiples précautions oratoires pour ne pas attaquer davantage un homme dont l’orgueil était déjà blessé et les nerfs à vif. Robertson commence ainsi sa lettre :

‘if I have wandred in aney maner from the true line of Frendship, will you pass it over as an Errore of one who wishes you well from the bottom of my hart.’

Aux deux-tiers de sa lettre, il réitère son attachement à Jackson et l’assure de son amitié, seul sentiment qui lui permette la liberté de ton avec laquelle il s’exprime :

‘if I had aney dout of being in your frendship, I should not have taken the liberty to trobel you with sentiments on this subject, but as I have from the Earleys acquaintance bin attached to you and the long acquaintanc and Friendship I have formed with the Famuley you are connected with makes it my dutey to give you my opinion. I should have said advice, if I had bin caperble of giving you such (Moser, II : 84).

De telles précautions étaient encore plus nécessaires quand les correspondants n’étaient pas intimes. Il fallait se garder de toute allusion déplacée. Pourtant, selon Stowe, les mots permettaient souvent à la diplomatie, ou à la rage, de s’exprimer à la place des armes : ‘“an affair did not lead to a duel unless words failed”’ (1990 : 10). Ainsi, la circulation de lettres, même furieuses et insultantes, consumait dans l’échange la rancune des adversaires et laissait le temps, aux intermédiaires d’oeuvrer pour la paix ou la réconciliation, aux principaux de se calmer et de prendre l’exacte mesure des choses. La querelle qui opposa Jackson à John Sevier en 1797, puis en 1803, dispose d'un solide fond de lettres qui témoignent de la locacité des protagonistes et de l’intensité de leurs propos à chacune de leurs rencontres. Il paraît évident au lecteur de ces lettres que la fougue et la haine dépensées par les deux hommes dans leur correspondance fut si intense qu'il ne leur restait plus beaucoup d'énergie une fois arrivés au lieu de rendez-vous. Pour le bien des protagonistes, les mots épuisèrent salutairement les coeurs.

Notes
424.

Wyatt-Brown (1983 : 88-89) indique qu’au xviiie siècle, les grandes familles virginiennes restreignaient l’accès à leur cercle aux seuls membres des familles les plus riches et les mieux nées (souffrant néanmoins d’un complexe d’infériorité vis-à-vis des aristocrates de la Mère-Patrie qui regardaient leurs “cousins” américains avec grand dédain). Mais, l’extension géographique du siècle suivant ne permit pas de conserver cette pratique hautement élitiste et le terme de “gentilhomme” fut dévoyé par le trop grand nombre de prétendants au titre. En outre, la maîtrise de l’émotivité était activement exercée au xviiie siècle, voir à ce propos Jan Lewis, “Domestic Tranquillity and the Management of Emotion among the Gentry of Pre-Revolutionary Virginia,” WMQ, 1982.

425.

D’après Remini (I : 102), le général Robertson intervint avec succès auprès de Jackson et Sevier, qui signèrent une paix provisoire en 1797. En revanche, il ne parvint pas à raisonner Jackson dans son duel avec Charles Dickinson en 1806.

426.

Robertson était le co-fondateur de Nashville, membre proéminent de l’expédition pionnière de 1779-1780. Dans ce sens, il était considéré comme le père spirituel de la colonie, puis de l’État du Tennessee. L’autre figure fondatrice de la région, John Donelson (le beau-père de Jackson), était mort dans des circonstances mystérieuses en 1786.

427.

Une telle personne, Thomas Swann, peut-être sans mauvaises intentions au départ, mais avec beaucoup de maladresse, généra le ressentiment nécessaire au duel dans l’affaire Dickinson de 1806. Remini écrit à son propos : “Swann took it upon himself to act as go-between, carrying statements back and forth between Jackson and Ervin and Dickinson, perhaps misunderstanding or misrepresenting what was told him as he went his meddling way from one to the other. At one point he got caught in the cross fire” (I : 137).

428.

À cette justification religieuse font d’ailleurs écho les propos de Jackson quant à son instrumentalité dans la guerre contre les Anglais en 1812 (Ward, 1955 : 107).