Les querelles sanglantes

L’échec des mots

Les formes de querelles étaient multiples, mais il a été montré précédemment avec Stowe (1990) que la plus répandue était la querelle de mots dans laquelle les gentilshommes trouvaient l’expression commune de leur rang et noyaient leurs griefs dans un virulent échange verbal. Le plus souvent, les principaux recevaient et écoutaient les judicieux conseils de leurs proches et le combat sanglant pouvait être évité. Un arrangement à l’amiable, propice à ménager l’honneur blessé de chacun, éteignait les passions et scellait au mieux une réconciliation, à tout le moins une indifférence fière et muette. Lorsque les mots échouaient dans leur médiation, la forme régulière était alors le duel. Le dérapage arrivait vite, comblant le vide de l’échange interrompu, substitut conventionnel à l’échec de la réconciliation qui témoignait d’une brèche insupportable dans l’harmonie mythique requise par la société des planteurs.

On se souvient que John McNairy avait regretté l’impossibilité du dialogue avec Jackson. À ce moment précis, le seul recours se trouvait dans le code de conduite commun aux planteurs, c’est-à-dire, la défense de leur bonne foi et de leur réputation, entachées par l’apparente impasse de la parole : ‘“Sir, if any of my words or actions have made me responsible, I am ready to answer for them as honor may direct”’ (Smith, I : 143). Ainsi, la responsabilité mise en cause par l’échec des négociations appelait à une résolution plus radicale par le langage des armes. Cette notion de responsabilité devant ses actes et ses paroles illustre l’avertissement de Stowe : ‘“Language was a difficult tool perilously used”’ (1990 : 18). Et si reconnaître ses torts honorait un gentilhomme, l’orgueil de celui-ci le poussait rarement à s’exécuter.

La responsabilité mettait en cause l’attitude du gentilhomme face à ses paroles et à ses actes. Dans deux querelles de l’année 1817 avec des généraux 429, Jackson en appela à cette responsabilité en exigeant une clarté cristalline quant à ses engagements. Le 8 septembre 1817, il écrivait :

‘I have not permitted myself for a moment to believe that the conduct ascribed to you is correct. Candor, however, induces me to lay them before you, that you may have it in your power to say how far they be incorrectly stated. If my order has been the subject of your animadversion, it is believed you will at once admit it and the extent to which you may have gone (cité dans Parton, II : 377).

Alors que son caractère est une force immobile, inhérente et “sédimentée”, comme dit Paul Ricoeur, l’autre constituant de sa réputation, c’est bien la responsabilité qu’il endosse envers les autres et non pas seulement la “perpétuation” (Ricoeur, 1990 : 195) de son seul caractère, c’est l’interaction acceptée avec le monde sous forme d’un contrat qui le lie avec la société et avec lui-même, ce que Jackson appelle son “devoir”  : ‘“I shall always do my duty under every circumstance under which I may be placed”’ (Bassett, I : 372). Cette profession de foi illustre la définition que donne Ricoeur (1990 : 195) du “maintien de soi” qui n’est autre que le concept qui sous-tend la parole tenue, la promesse réalisée.

Jackson a effectivement toujours été présent au rendez-vous. Que ce soit pour payer ses dettes, se battre en duel ou conduire une campagne militaire, ses créditeurs, ses adversaires, ses subordonnés ou ses supérieurs hiérarchiques ont toujours pu mesurer la corrélation étroite entre ses actes et ses paroles. Ce maintien de soi à travers la parole tenue, Jackson le professait ouvertement. Il écrivait à Aaron V. Brown en février 1843 : ‘“It is a just maxim, that acts speak louder than words”’ (Bassett, VI : 201). Pourtant, la responsabilité des mots pour celui qui les prononce l’engage autant qu’un acte. Lorsque le général Scott conteste les décisions de Jackson lors d’une discussion avec quelques amis, il engage sa responsabilité de gentilhomme et doit prendre garde à ne pas entacher la réputation (et à ne pas irriter les sentiments) de celui dont il parle (Remini, I : 342-343).

On a souvent accusé Jackson de prendre les attaques contre ses décisions ou sa politique comme des affronts visant sa personne, mais la vérité du personnage transcende son identité et son caractère propres. Cette vérité s’étend à ses actions, qui ne sont que le prolongement de lui-même dans le monde sensible, des paroles appliquées à la réalité des choses. Ainsi, toute attaque sur les réalisations porte aussi la critique sur le principe qui les fonde; rappelons au passage la définition de Francis Grund 430 disant de Jackson qu’il était un tout, “conception, détermination et action” (cité dans Frazer, 1982 : 214).

Notes
429.

Il faut remarquer la proximité de ces conflits entre militaires à une époque où Jackson affrontait à la fois le prestige de sa victoire de 1815 et les critiques ou les vexations liées à son statut de Héros national. L’exacerbation de son sentiment patriotique lié à une sensibilité encore plus marquée que d’habitude aux remarques désobligeantes lui firent écrire des mots très durs à des hommes mesurés dans leurs réserves à son encontre. L’implication regrettable de mauvaises langues et de malentendus en tous genres envenima les deux affaires au-delà des causes qui les précipitèrent (pour la lettre anonyme qui mit le feu aux poudres, voir Moser, IV : 134).

430.

Grund était un peintre allemand qui visita les États-Unis et publia un récit de voyage intitulé Aristocracy in America (1839), (New York, 1959).