La confusion des genres : la rixe

Les hommes de la frontière, tout gentilshommes qu’ils fussent, laissaient parfois leurs passions et leur rage mener leur conduite. Alors, des batailles de rue souvent sanglantes venaient entacher leur honorable réputation et ils se conduisaient comme des petits voyous, avec l’intention mutuelle de s’assassiner. Jackson se battit plusieurs fois dans les rues de Nashville, de préférence dans la taverne que fréquentaient les gentilshommes de la ville 431. Ces échauffourées, souvent cocasses, parfois sanglantes, montrent la limite du discours et l’intensité des passions lorsque les corps entraient en contact.

À la langue soutenue et pleine des effets langagiers du code se substituaient des invectives et des bagarres indignes des grands principes auxquels tous étaient censés adhérer. Sur ce point, cependant, chacun s’accordait également à reconnaître que l’honneur exigeait une réponse immédiate, dans les mêmes termes imputés à l’insulte, ce que le code du gouverneur Wilson (1838) reconnaissait : ‘“If the insult be by blow or personal indignity, it may be resented at the moment, for the insult to the company did not originate with you”’ (cité dans Williams, 1980 : 91). Ce “ressentiment” s’exprimait d’une façon fort violente et peu civile.

Les incidents étaient souvent liés à des affaires plus importantes, se faisant l’écho de conflits secondaires avec les acteurs périphériques à la querelle principale. Suite à la mort en duel de Charles Dickinson, John Overton , énonça à Jackson dans une lettre du 12 septembre 1806 la marche à suivre face aux provocations des amis du défunt :

‘These observations, you know come from a friend who has not only thought maturely upon the subject, but from one who has consulted the feelings and opinions of many judicious men of honor—Should you be assaulted by any of the younger, or inferiour gang repel it with a stick &c—Those of stability & standing in society you will chastise should proper occasions occur, in a proper manner—But never, never my dear sir, hurt the feelings of your friends, by putting yourself on a level with boys, instruments, mere tools of others—doing yourself no honor, perhaps losing your life with one of them, and their enmity is bitter enough, to even hire if they could get hands (...) you might deprive yourself of (...) the chance (...) of chastising in a proper manner, the prompters behind the curtain (Moser, II : 109).

Les recommandations d’Overton font écho au mécontentement qui parcourut la communauté de Nashville après le duel (Remini, I : 143). Déjà sous le coup d’une opprobre liée à la mort de Dickinson, un meurtre déguisé selon certains, Jackson ne pouvait laisser ternir plus avant sa réputation en se battant contre d’indignes seconds couteaux qui cherchaient la gloire en abattant un des piliers de l’élite régionale. On retrouve également dans l’avertissement d’Overton la menace toujours présente d’un complot mené par des intrigants (prompters) qu’il faudrait un jour châtier 432.

Dans la nébuleuse de la querelle Jackson-Sevier et après le fameux duel relaté plus haut, un citoyen anonyme publia un article dénonçant l’attitude de Jackson. Le secrétaire de l’État du Tennessee, proche de Sevier, fut suspecté d’en être l’auteur 433, encourant les foudres de Jackson. Celui-ci réclama une entrevue qui dégénéra immédiatement en affrontement quand Maclin maintint son innocence face aux accusations de Jackson. Le juge Howell Tatum accompagnait son collègue à la Cour supérieure dans cette visite et produisit un compte rendu des faits :

‘Judge Jackson replied that he was a rascal, or a damned rascal, I do not remember which (...) Mr. Maclin replied that he was no more a rascal than the judge, upon which reply the judge struck Mr. Maclin with a cane which he had in his hand, who upon receiving the stroke wheeled around and went briskly seven or eight yards and made search for a weapon to return the assault, as it appeared to me. Judge Jackson then drew a sword from his cane, which I then supposed, by the judge's not advancing immediately, was only intended as a defensive preparation against any weapon which Mr. Maclin should procure to return the assault with. Mr. Maclin, in his apparent search of a weapon, discovered and took up a brick-bat, which he threw at the judge with (...) violence (...) The bat was fended off by the judge's left hand. Mr. Maclin ran off, and the judge, taking his sword in his left hand and the scabbard part in his right, ran after him a few yards and then threw the scabbard with violence after Mr. Maclin, which, I believe, hit him. Mr. Maclin then caught up another brick-bat, but whether he threw it or not I cannot recollect (Smith, I : 491-492).

On voit que le juge de la Cour supérieure se bat cette fois à coups de canne et de briques avec le secrétaire de l'État. Nous sommes loin de ce combat symbolique entre deux hommes d'une même caste qui vise à conserver l'harmonie des relations entre les hommes de pouvoir. Ici, le combat de rue et ses aléas a remplacé le code et le champ d'honneur, la rixe supplante la joute politique. Jackson était un gentilhomme, mais aussi un fieffé bagarreur. L’image du planteur du xixe siècle ne reflète qu’imparfaitement celle du modèle virginien (Cash, 1941) des siècles antérieurs. L’environnement, les conditions matérielles de l’enrichissement, l’éducation, l’idéologie tendaient à forger une élite sudiste étrangère au credo aristocratique et à ses pratiques délicates héritées de l’Angleterre du xvie siècle qui avaient encore une petite influence sur la Virginie de Jefferson.

L’avertissement de John Overton n’empêcha pas Jackson de se trouver à nouveau dans une position délicate quelques années plus tard, ce qui montre sans doute la constance de son caractère et surtout de sa conception de l’honneur et de l’amitié. Une altercation sanglante opposa Jackson au frère de Thomas Hart Benton (futur sénateur et ami politique du président Jackson, au surnom affectueux de “Lion du Missouri”), Jesse Benton qui voua une haine à Jackson jusqu’à sa mort. Cette rixe dans un bar de la ville valut à ce dernier deux balles dans le corps, l’une fracassant l’épaule, l’autre rongeant l’os du bras pendant près de vingt ans (Parton, I : 386-398 ; Remini, I : 180-186). Ceci à quelques semaines de son départ pour la première campagne militaire contre les Creeks.

William Carroll était à l’époque un jeune protégé de Jackson, ce qui lui valait des inimitiés et des jalousies. Provoqué en duel par deux fois, il s’était défaussé en affirmant que les demandes ne provenaient pas de gentilshommes suffisamment respectables. Les mauvaises langues firent leur oeuvre et Jesse Benton, une figure respectée de la communauté, mais connue pour son irascibilité, fut convaincu de provoquer Carroll, celui-ci ne pouvant refuser le combat contre une telle personnalité (Remini, I : 181). Le jeune officier fit alors appel à Jackson, son supérieur hiérarchique, pour le seconder, ce que Jackson accepta malgré son âge, sa position sociale, et surtout son amitié avec Thomas Hart Benton, son aide-de-camp et frère de Jessie, alors à Washington afin d’obtenir le paiement par le ministère de la Guerre des dépenses encourues par Jackson lors d’une récente campagne militaire avortée (Parton, I : 387 ; Remini, I : 182 ; voir aussi Moser, II : 406) 434.

Il est difficile de définir précisément quelles furent les raisons pour lesquels Jackson s’engagea dans cette malheureuse affaire. Il donna à Thomas H. Benton une version finalement assez peu crédible sur son engagement, le 4 août 1813 435 : ‘“When I even[tually came] to act as the friend of Carrol, it was [yet un]certain with whom he (Major Carrol) [would have] to contend on the theatre of action. [When I ha]d recd. a note from Johnston by your [brother he ha]d no idea it would be with him he would have [to fight]”’ (Moser, II : 419). Ainsi, Jackson se disculpe de l’accusation d’avoir sciemment et depuis le début, cautionné un duel contre le frère de son ami. Il affirme dans la même lettre (un long texte de plus de quatre pages) qu’en portant une lettre de Carroll à Benton, il tenta en vain de raisonner les belligérents, et particulièrement Jesse Benton :

‘In this stage I hope to compromise the affair honourably for both It was not understood to be a challenge, nor do I believe any individual ought to view it in that light—your brother seemed to think it must be viewed as a challenge or containing such language as was intended to extract a challenge—I had received Major Carrol’s assurances, that it was not intended for either purpose—I assured your brother it was not, nor should it be considered in that light, and required him to consult with some experienced and honourable friend (...) I wished that he should [take a different] view of the subject. And to this end I us[ed my influence], but in vain (Moser, II : 419).

De telles affirmations sont difficilement vérifiables sans la lettre en question qui n’est pas parvenue jusqu’à nous. En tout cas, les mots de Jackson trahissent ici la grande confusion des esprits, l’excitation et l’emportement qui devaient présider à la rencontre. Le caractère de ces hommes ne prêtant pas à l’apaisement des coeurs et Jackson n’étant pas précisément le médiateur le plus approprié à la circonstance. On sait en outre ce que l’échec d’une médiation, prétendue ou avérée, pouvait entraîner.

Jackson l’avait dit, Carrol était son ami et son protégé, tandis qu’il connaissait à peine Jesse Benton. De plus, l’impression de cabale contre Carrol ne le rendait que plus sympathique à ses yeux : ‘“Major Carrol came to my house, stated to me, that he had been assailed in his reputation, and that he was about being oppressed, by accumulated insults, challenges, and injuries from different quarters. I then & still believe Major Carrol to be a man of worth and honor”’ (Moser, II : 419). On connaît l’aversion de Jackson pour les complots et sa propensité à en voir fleurir tout autour de lui. Ce préjugé de départ ne pouvait que se renforcer au vu des événements et de l’apparente intransigeance de Jesse Benton (telle que présentée par Jackson). L’étape suivante décrite par Jackson implique sa fidélité à sa parole et à son amitié, dans des termes connus et codifiés :

‘[to] my astonishment, your broth[er challenged] Major Carrol. Was I Sir to aba[ndon him] in his situation? because your br[other] thou[ght] proper to intrude himself into th[e] disputes of other men, in which on princip [les] of honor he was not bound to take any part. Could you or any man living expect I would abandon a friend at this criticle moment let who would unexpectedly obstrude himself—[No]! It is believed not—Suppose Carrol had a brother and you in his situation, would you expect me to abandon you—If you would Sir I know myself incapable of such an act! (Moser, II : 420).

L’explication était close : les circonstances et son honneur justifiaient à ses yeux sa conduite. Thomas H. Benton expose une version différente des priorités à prendre en compte. Il détaille précisément les points que Jackson aurait dû respecter :

‘On my return I heard of my brothers duel with Mr. Carrol, and of your agency in that affair. what I have since said on this subject may be reduced to three or four heads.
1. That it was very poor business in a man of your age and standing to be conducting a duel about nothing between young men who had no harm against each; and that you would have done yourself more honor by advising them to reserve their courage for the public enemy.
2. That it was mean in you to draw a challenge from my brother by carrying him a bullying note from Mr. C. dictated by yourself, and which left him no alternative but a duel or disgrace.
3. That if you could not have prevented a duel you ought at least to have conducted it in the usual mode, and on terms equal to both parties.
4. That on the contrary you conducted it in a savage, unequal, unfair, and base manner (Moser, II : 414).

On se souvient du texte de John Overton enjoignant à Jackson de ne pas se laisser entraîner dans une querelle de jeunes hommes (“boys”). Benton réitère ce précepte, ajoutant que Jackson a surenchéri en dictant le message dont il était porteur, une information à charge contre la prétendue neutralité de la lettre à Jesse Benton. Enfin, non seulement Jackson n’a pas pu éviter le duel, mais Benton l’accuse d’avoir organisé une rencontre dont les termes s’écartaient honteusement des pratiques habituelles 436.

En 1824, William Carroll, alors gouverneur du Tennessee et adversaire politique (temporaire) de Jackson (Remini, II : 46-52), écrivit pourtant un compte rendu à la demande d’Andrew Jackson Donelson, en campagne présidentielle pour son oncle. Dans cette déclaration, Carroll confirme plutôt la version de Jackson, notamment en revendiquant la paternité du message à Jesse Benton, mais également en insistant sur le désir d’apaisement et de conciliation montré par Jackson dans l’affaire. Carroll conclut ainsi : ‘“throughout the whole affair, so far from General Jacskson’s attempting to excite a quarrel, his advise to me was of the most conceliating and forbearing character”’ (Bassett, I : 311-312). Quoi qu’il en soit, ce premier acte d’une querelle aux multiples ramifications laissa bientôt la place à une confusion extraordinaire dans les actes. Si le duel devait préserver la société de l’anarchie des oppositions individuelles, la rencontre Benton-Carroll provoqua une perturbation choquante de l’ordre public.

Plusieurs versions témoignent de la sanglante fusillade qui opposa les frères Benton à Jackson et ses amis, le samedi 4 septembre 1813. Toutes attestent cependant de sa terrible violence, confirmant ainsi l’opinion de Thomas H. Benton : ‘“the most outrageous affray ever witnessed in a civilized country”’ (Moser, II : 425). Deux récits établissent les faits et décrivent la mêlée, la rage et l’heureuse confusion qui permit d’éviter la précision des coups. James W. Sitler fut un témoin de la scène :

‘I certify that on the morning of the fourth of September I was standing on the steps of Talbots Hotel when Genl Jackson and Col Coffee passed by; they went to the post-office; on their return, they passed Mr Jesse Benton on the pavement in front of Talbots house; Jesse Benton stept into the Bar-room-door, Genl Jackson in the passage door, as he (Jackson) stept in the door he spoke to Col Benton, (who was either in the passage or on the back portico), Now defend yourself, you damned rascal and drew a pistol from under his coat; (Jesse Benton had passed through the bar-room to the door that opens into the passage, from which place he shot at the Genl) immediately after the Genl spoke there, were, three or four pistols fired in quick succession, by the Bentons and Jackson. I ran into the passage and found the Genl laying in the back-door, and Jesse Benton with a pistol in his hand, in the act of shooting or striking; when I caught hold of the Genl drew him from under the pistol and placed him on his feet; at this time Mr. Hays had laid hold on Benton; Col Coffee did not fire till Genl Jackson had been shot down, he then fired at Col Benton who was standing on the back portico (Bassett, I : 317).

À cette fusillade de western version Sam Peckinpah, Thomas H. ajoute quelques détails de la fureur qui s’empara des amis de Jackson :

‘Daggers were then drawn. Col Coffee and Mr Alexander Donaldson made at me, and gave me five slight wounds. Capt. Hammond and Mr Stockley Hays engaged my brother (...) They got him down: and while Capt. Hammond beat him on the head to make him lay still, Mr Hays attempted to stab him, and wounded him in both arms, as he lay on his back parrying the thrusts with his naked hands. From this situation a generous-hearted citizen of Nashville, Mr Sumner, relieved him. Before he came to the ground my brother clapped a pistol to the body of Mr Hays to blow through him, but it miss fired (Moser, II : 426).

On remarquera le courage des témoins qui s’interposaient dans une fusillade à tout le moins aléatoire. La rixe révèle dans la crudité de sa violence tout ce que le langage du code tentait de réprimer. Avec les insultes, la perte de contrôle, la fusillade aveugle, l’éthique de l’affrontement individuel est transformée en mêlée sauvage où les coups de couteaux hasardeux trouent la cuirasse de l’honorabilité. Le chaos social d’une élite agissant aux yeux de tous comme une bandes de voyous sanguinaires 437 ne pouvait que ternir l’image d’une caste dont l’autorité reposait sur l’apparence honorable, indiquant dans sa superbe la noblesse et la respectabilité du caractère. En violant le rituel censé résoudre les différends, Jackson et Benton portaient atteinte aux lois symboliques de leur aspiration à l’autorité.

Steven Stowe précise ce point important: ‘“Only elite men could duel; everyone else gossiped or brawled”’ (1990 : 47). Mais l’élite pouvait également se bagarrer sans se soucier sur le moment des implications pour son organisation sociale. Le duel en tant que rite honorable trouvait dans la rixe désordonnée et sanglante un contrepoint qui marque à la fois la fragilité du système symbolique des planteurs, leur difficulté à respecter les engagements qu’il suppose, mais aussi l’ironie tragique d’une idéologie parfois impuissante à réfréner les instincts primaires des hommes qui s’en réclamaient sans cesse.

Notes
431.

Jackson fut également poursuivi pour coups et blessures à plusieurs reprises. Une telle inculpation lui coûta peut-être la nomination de gouverneur de Louisiane en 1804, après une lettre de dénonciation envoyée à Jefferson s’opposant à sa candidature, celle-ci pourtant soutenue activement par ses amis politiques (Moser, II : 16n1).

432.

On se souvient des paroles d’Overton au lendemain de la mort de Dickinson concernant les serpents qui infestent à son insu la société et qu’il faut éradiquer (Moser, II : 100).

433.

Jackson fait montre dans son raisonnement d’une logique propre au code de l’honneur lié à l’éthique et à la responsabilité des actes individuels : “Judge Jackson insisted that as he had brought the piece to the printer he, Mr. Maclin, should be considered by him as the author, as if he, Mr. Maclin, did not wish to be so considered, it was improper for him to bring the piece to the printer without being able to name who was the author” (Smith, I : 491).

434.

Benton présente ainsi le service rendu : “The day on which you superintended the shooting of my brother, I was in the war office in Washington city, exerting my very poor abilities according to your wishes on a subject which lay very near to your heart” (Moser, II : 414).

435.

Le duel avait eu lieu le 14 juin (Moser, II : 408).

436.

Nous reviendrons sur ce point dans la partie consacrée au rituel du duel, infra (397-407).

437.

Benton stipule dans son texte le caractère meurtrier de la rencontre : “My own and my brothers pistols carried two balls each; for it was our intention, if driven to arms, to have no childs play. The pistols fired at me were so near that the blaze of the muzzle of one of them burnt the sleeve of my coat, and the other aimed at my head, at little more than arms length from it” (Moser, II : 426).