Le problème de la loi

Pratique ritualisée visant à défendre l’honneur bafoué d’un gentilhomme, le duel fut très vite critiqué et dénoncé comme barbare et meurtrier. Loin de le considérer comme une activité noble et régulatrice, beaucoup de gens y voyaient une regrettable occasion de perdre de précieux membres de l’élite au pouvoir, sans parler des tragédies familiales que la mort ne manquait pas de provoquer. Robertson l’avait écrit à Jackson : ‘“the Consequances ought to be taken in vew. Should you fall, your tallance are lost to your Country, besides the Erreperable loss your Famuley and frends must sustane.”’ Mais Robertson alla plus loin et mentionna ce qui aurait dû faire réfléchir un homme de loi : ‘“on Refliction of the Consa[quences] and in open vilation of the laws of my country I have of late vewed Duelling with abhorance”’ (Moser, II : 83). Comme nous l’avons dit plus haut, il est rarement question de loi dans les affaires d’honneur et pourtant, ces hommes de loi excluaient de leur raisonnement l’objet même de leur pratique quotidienne.

Stowe écrit : ‘“The planter elite alone upheld the claim that the affair fostered a moral vision of social life that neither civil nor criminal law was expected to protect”’ (1990 : 6). Lorsque l’honneur était en jeu, l’élite plaçait son code de conduite hors de la sphère sociale. En effet, l’honneur ne pouvait être défendu selon des lois ordinaires, mais il exigeait ses propres règles et son propre tribunal. Un éminent juriste confirma d’ailleurs ce point de vue : ‘“As Joel P. Bishop, a nineteenth-century legal specilalist, explained, “The government does not take cognizance of all the laws of human association existing in a community.’ Breaches in ‘the law of honor,’ he said, belonged in that category”’ (cité dans Wyatt-Brown, 1983 : 305). Ainsi, la communauté sentait à la fois son autonomie sociale liée au pouvoir, mais aussi sa spécificité morale liée à l’indépendance du code face à la justice dont ils étaient eux-mêmes les garants dans leurs fonctions officielles. Stowe écrit encore : ‘“the honor of men overrode institutional structures like the law and subsumed them.”’ Lors de sa querelle contre John Sevier, on se rappellera que Jackson était l’un des trois juges de la Cour supérieure du Tennessee.

Des lois l’interdisant furent votées dans la plupart des États au début du xixe siècle, sans beaucoup d’effet sur les pratiques 448. En 1801, le Tennessee proclama que le duel était un délit 449, ce qui eut pour résultat de conduire les duellistes aux frontières de l’État, dans des contrées plus hospitalières. John Sevier prend en compte la loi du Tennessee dans son défi à Jackson, en octobre 1803 :

‘I shall wait on you with pleasure at Any time and place not within the State of Tennessee (...) Georgia, Virginia, and North Carolina are all in our Vicinity and We can easily repair to either of those places, And Conveinantly retire into the inoffending Government (Smith, I : 368).

Pour Jackson, la demande était un subterfuge pour échapper au duel et il insistait pour que l’insulte soit lavée à l’endroit où elle fut proférée, à Knoxville. Pressé d’en découdre, Jackson opta cependant pour le lieu neutre le plus proche de Knoxville, jugeant les États voisins trop éloignés. Jackson convia ainsi Sevier à la frontière avec le Territoire indien, le moquant sur ses craintes juridiques: ‘“If it will obviate your Squemesh fears, I will set out immediately to the nearest part of the Indian boundary line (...) but to travel to to georgia Virginia or North Carolina is a proposition made by you to evade the thing entirely”’ (Smith, I : 369). Jackson balaie ici l’argument légal de la prohibition du duel au Tennessee, qui pour lui n’a pas de valeur devant le besoin de réparation. Sevier se permet alors de lui rappeler sa fonction de juge et l’importance du respect des lois :

‘I have some regard to the laws of the State over which I have the honor to preside, Altho you a Judge Appear to have none, it is to be hoped, that if by any strange and unexpected event, you should ever be metamorphosed into an upright and virtuous Judge, you will feel the propriety of being Governed and Guided by the laws of the State, you are Sacredly bound to obey and regard (Smith, I : 377).

Sevier avait beau jeu de faire la leçon, alors que Jackson avait découvert ses agissements frauduleux dans une vaste escroquerie foncière (Smith, I : 333-334 ; 337-339 ; 342-347). De plus, à 58 ans, Sevier n’avait plus l’âge de ce genre d’activité. Dans une ultime communication de cette longue correspondance, Jackson fait allusion à des “poursuites” que l’on serait sur le point d’engager, probablement suite à la publicité donnée à cette querelle et aux appels répétés au duel, malgré la loi de 1801 : ‘“you named to my friend last evening that prosecutions were talked of, the Surest method to avoid and prevent that is an early and secrete interview”’ (Smith, I : 385). Loin d’être effrayé des ennuis avec la justice, Jackson espère ainsi résoudre une situation qui s’est embourbée dans les pourparlers.

Après le duel rocambolesque auquel il a été fait allusion plus haut, Sevier tenta de lancer une procédure de destitution contre le juge Jackson, qui échoua. Thomas J. Vandyke, le médecin de Jackson pendant le duel, lui narre les derniers événements :

‘you have, I hope been appris’d in this, through other channels, of Sevier’s attempts, to obtain an impeachment of you, & his merited failure it is so base & rascally an attempt. he is (so say his friends) now determine’d, to try his strength by as base & cowardly an appeal to the Law (Smith, I : 392).

Cette citation montre combien la loi comporte un caractère étranger à la quête d’honorabilité contenue dans la querelle et le duel. Recouvrer son honneur est une question de courage et de noblesse, deux valeurs étrangères à la loi, puisque le but de celle-ci est précisément d’évincer la force et l’affrontement du rapport entre les hommes au profit d’une soumission de tous à des textes. Dans le code de l’honneur, la réputation, non le droit, est garante de la place qu’on occupe en société.

Notes
448.

Stowe (1990 : 38-46) mentionne un duel entre deux représentants au Congrès en 1838 résultant par la mort de l’un deux. Un comité fut instauré qui après enquête conclut que par son refus de s’expliquer correctement, Cilley (la victime originaire du Maine) avait entraîné sa propre mort (Stowe, 1990 : 46).

449.

Tennessee Acts, 1801, Ch. XXXII (Smith, I : 368). Voici un extrait de la loi : “An ACT to prevent the evil practice of duelling (...) if any person or persons shall attempt to fight a duel by challenge or otherwise, he or they on conviction thereof, shall forfeit and pay the sum of fifty dollars, and shall further be committed to close goal for fifty days, and there to remain without bail or main prize, and also forfeit the rights and privileges of a citizen, for and during the space of one year thereafter.” Le destinataire d’un défi recevait les mêmes peines (l’emprisonnement était de trente jours) sans être destitué de ses droits civiques.