Jackson fut un homme de loi. Juge, représentant, sénateur, président, il représenta l’ordre de la loi à tous les postes de responsabilité (judiciaire, législatif, exécutif). Pourtant, sa pratique n’influa jamais sur ses sentiments vis-à-vis du duel. Comme nous l’avons dit, le code régissait une sphère indépendante de la loi de la république et cet état de fait était accepté par beaucoup dans le Sud. La question de la soumission à la loi et par là-même, le rapport à la discipline et à l’autorité (concernant un général, puis plus tard le chef de l’Exécutif chargé de faire respecter les lois), doivent être traités dans le cadre de cette partie.
À cet égard, la controverse au sujet d’un catogan porté fièrement par un vieil officier révolutionnaire illustre le problème de la querelle et son rapport au pouvoir et à l’autorité. La montée de l’individualisme dans l’Amérique du xixe siècle soulève ce problème en de cruciaux accents. Tocqueville voit l’égalité dans les armées démocratiques comme un bienfait pour celles-ci puisque la discipline provient de la “volonté même de celui qui obéit”. Ainsi, ‘“la discipline militaire ne doit pas essayer d’anéantir le libre essor des âmes ; elle ne peut aspirer qu’à le diriger ; l’obéissance qu’elle crée est moins exacte, mais plus impétueuse et plus intelligente”’ (1981, II : 343-344). Le rapport de Jackson à l’autorité est de cet ordre. Fondamentalement égalitaire et subversif, il lui permet d’enfreindre les ordres quand ceux-ci ne correspondent plus à ses propres conceptions. Là encore, il y a des considérations supérieures aux décrets de la loi.
Thomas Butler était un colonel de l’Armée américaine, vétéran de la guerre d’Indépendance, stationné à la Nouvelle-Orléans après avoir passé quelques années au Tennessee où il avait rencontré Jackson et s’en était fait un ami 450. En 1803, Butler fut arrêté pour n’avoir rejoint son poste qu’une année après l’ordre de mission ainsi que pour n’avoir pas coupé sa queue de cheval. Une circulaire datée du 30 avril 1801 émanant du commandant-en-chef des forces armées américaines, le général James Wilkinson , obligeait tous les soldats de l’Union à couper leurs cheveux : ‘“For the health, convenience and accommodation of the troops the hair is to be cropped, without exception of persons, and the general will give the example”’ (cité dans Hay, 1941 : 229). Cette décision s’inspirait des pratiques européennes instituées notamment par le maréchal de Saxe (Moser, II : 72n3). Hay, dans sa biographie de Wilkinson, suggère que le dégoût de Jefferson pour tous les signes de l’aristocratie aurait également incité le général à imposer une coupe de cheveux différente de celle imposée dans l’Ancien Régime. La réaction des soldats fut souvent négative et beaucoup s’insurgèrent contre l’édit 451. Butler avait à cette époque demandé une exemption, qu’il avait obtenue. Butler fut simplement condamné pour son refus de se couper les cheveux. Mais, il fut rejugé pour avoir conservé ses cheveux en 1805 et mourut en septembre avant le verdict qui le privait de son commandement et de sa solde pendant un an 452.
Jackson se lança immédiatement dans la défense de son ami et écrivit au président Jefferson en juillet 1803, vantant les hauts faits du colonel durant la révolution, qualifia l’ordre de se couper les cheveux de tyrannique et interpréta l’arrestation du colonel comme une machination pour l’écarter de son commandement (Smith, I : 353-354). Butler fut réprimandé par la cour martiale et assigné à la Nouvelle-Orléans. Il hésitait à s’y rendre, toujours décidé à ne pas couper ses cheveux. Jackson l’assura qu’il trouverait soutien auprès des autorités fédérales pour révoquer l’ordre. Cependant, à son arrivée en octobre 1804, Butler fut à nouveau arrêté et accusé d’insubordination (Hinckey, 1976 : 366-367). Jackson avait envoyé une pétition signée de 75 noms importants de la région de Nashville. Le document parvenu au Congrès s’intitulait : ‘“Disobedience of Orders Justified on the Ground of Illegality”’ . Il parut si direct aux autorités qu’il fut réécrit avant d’être soumis au Sénat, Jefferson ne jugeant pas utile de le présenter devant la Chambre (Hickley, 1976 : 367-368).
Cette affaire est importante pour notre discussion en ce qu’elle exprime le sentiment de Jackson envers l’autorité et la licence, la liberté dont il se sent en droit d’user lorsqu’il désapprouve les mesures de la hiérarchie. Malgré ses discours enflammés sur la discipline nécessaire des troupes de la milice (Moser, II : 236-238), sa propre attitude fait montre d’une réticence à l’autorité et d’une conception très personnelle de ce qui est permis et interdit. Dans une autre affaire impliquant un ordre du ministère de la Guerre ayant court-circuité son autorité, Jackson émit un ordre contraire annulant celui du ministère (Remini, I : 342). Après le tollé que cette décision provoqua, il écrivit ces mots au président Monroe : ‘“Permit me to assure you that I will continue to support the Government in all respects where the orders of the War Dept. do not, in my opinion, go to infringe all law and strike at the very root of subordination & the discipline of the Army”’ (Moser, IV : 135). Jackson exprime à mots à peine couverts qu’il obéira aux ordres qui lui semblent correspondre à l’étiquette militaire telle qu’il se la représente, remettant en cause la hiérarchie, et donc la subordination.
La semaine suivante, il expédia une autre lettre à Monroe, dans laquelle il réaffirmait pourtant son allégeance au pouvoir politique, tant que celui-ci n’interférait pas, selon lui, dans la voie hiérarchique militaire : ‘“There never has been an order directed to me that I have not promptly obayed, there never has been an interference with the police of my command similar to the present, that I have n[ot] resisted”’ (Moser, IV : 136). Jackson entendait conserver son autorité dans les limites fixées par son poste et irait jusqu’au refus d’obéir si ses prérogatives n’étaient pas respectées. Il ajouta dans sa missive que l’attitude du ministère avait gravement porté atteinte à ses sentiments et à l’organisation du système qu’il dirigeait, ainsi qu’à sa crédibilité de commandant, des termes peu éloignés des constituants essentiels de son caractère. John C. Calhoun, lorsqu’il devint secrétaire à la Guerre, l’assura que son autorité ne serait plus mise en question et lui réitéra les marques de respect et de reconnaissance pour ses services rendus, des propos qui équivalaient à une note donnant satisfaction à un gentilhomme froissé (Remini, I : 343).
Nous avons dit que le code de l’honneur échappait aux limites fixées par la loi. Des hommes comme Jackson et Sevier n’hésitaient pas à enfreindre la loi de l’État parce qu’une part plus essentielle d’eux-mêmes était menacée. Pour Jackson, des causes supérieures telles que son honneur, sa réputation, sa conscience de soi, son devoir envers son pays, dépassaient le cadre étroit des lois humaines. Sa place dans la société était déterminée par de tels référents, ainsi qu’il l’exprime dans une lettre à un adversaire en 1798 : ‘“I wish not the blood of Coll. Cocke but my reputation is dearer to me than life (...) I must be placed with respect to my character & feelings where they stood previous to the opprobrium utterd agt. me”’ (Smith, I : 204). Jackson croyait à un ordre des choses et à une raison qui devaient promouvoir l’intérêt général. Dans le cas de Butler, il s’insurge car son ami est victime d’un ordre absurde, jugé illégal, décrété par un individu qui par ses excès usurpe son titre et son rang. En abusant de son pouvoir, le général Wilkinson bouscule l’ordre établi, il met en danger le bon fonctionnement de la société et des institutions :
‘in the execution of the sentence of the court martial, which subjected him [Butler] to a reprimand from the commanding General, your remonstrants have been able to discover, not the calmness and dignity to be expected from a person invested with so high an office, but a disposition to passion and invective, well calculated to make impressions unfavorable to the military character of the accused, and foreboding a renewal of the persecution (cité dans Hickney, 1976 : 370-371). ’Dans sa lettre d’août 1804 au président Jefferson, Jackson affirme qu’on peut ne pas se conformer à une loi en raison d’un droit naturel supérieur : ‘“on the receipt of this order the Colo. (...) stating (...) he would not conform to [it] as it would be a tame surrender of a natural right, over whi[ch] the laws of the country had given him [Wilkinson] no control”’ (Moser, II : 35). C’est donc au nom de principes supérieurs que Jackson pouvait désobéir à sa hiérarchie.
La controverse de la Tête ronde 453 (Roundhead Order, comme elle fut surnommée) révèle une conception particulière de Jackson pour qui l’autorité provient d’une source dite “naturelle”, telle que la raison, l’honneur, l’héritage, la liberté. Toute mesure s’élevant contre cette conception difficile à appréhender et finalement très proche du sentiment personnel et du jugement de valeur, se voyait l’objet d’une contestation d’autorité. Étaient alors invoquées l’injustice, l’illégalité, l’oppression, la tyrannie, toutes conceptions autorisant, d’après les idées de la Déclaration d’Indépendance 454, une rebellion ou un refus d’obéir. Cette vision “révolutionnaire”, profondément subversive et individualiste, permit à Jackson de jouer avec le pouvoir en place et d’imposer plus d’une fois sa propre autorité, arguant de la providence, de la sécurité ou de l’intérêt national.
Butler s’était d’abord attiré les foudres des colons en arrêtant le juge de la Cour supérieure, David Campbell, pour son intrusion sur les terres indiennes, un délit fédéral (Smith, I : 176n2). Sous le coup de la colère, Jackson et ses amis avaient écrit en mars 1798 au président Adams pour se plaindre de la “tyrannie militaire” exercée par Butler (Ibid. : 185-186). Cependant, celui-ci n’avait fait que suivre les ordres et s’était très vite réconcilié avec ses détracteurs.
Hay décrit une réaction de vétérans : “Short hair was considered by some old soldiers as designating ‘the convicts at the wheelbarrow in Pennsylvania” (1941 : 229).
Le récit contenu dans le paragraphe en cours est issu du résumé de Moser (II : 32-33) ainsi que de l’article de Hickey (1976 : 365-369).
Le terme est historique puisqu’il désignait péjorativement les membres puritains du Parlement de Londres pendant la Guerre civile (1642-1652). En effet, les Puritains au pouvoir portaient le cheveu court, alors que les Cavaliers (loyalistes) le portaient long. On ne peut affirmer que Jackson connaissait cet épisode, mais le nom même de la controverse indique que d’autres avaient fait le rapprochement.
“That whenever any Form of Government becomes destructive of these ends [Life, Liberty, and the Pursuit of Happiness], it is the Right of the People to abolish it, and to institute new Governnment, laying its foundation on such principles and organizing its powers in such form, as to them shall seem most likely to effect their Safety and Happiness” (Martin & Royot, 1988 : 24).