Par-delà les anecdotes, il est une question posée par le code de l’honneur comme régulation sociale qui s’accorde mal avec un principe cher à Jackson : le système républicain. En effet, cette dictature du code dans le débat public pose la question de la liberté de penser et de s’exprimer. Si toute opinion proposée peut être une atteinte aux sentiments d’un individu qui entretient l’avis contraire, quelle place reste-t-il au débat républicain ? Les sudistes ne répondirent pas à cette question. Après 1830 pourtant, il devint de plus en plus difficile de s’opposer à l’institution de l’esclavage, voire même d’émettre des doutes sur son utilité ou sa moralité. L’oligarchie sudiste supportait mal la contradiction et son idéologie fondée sur un code où la parole tenait une place si puissante et si déterminante, idéologiquement non discursive, provoqua bien souvent un manque de liberté d’expression dont beaucoup paraient pourtant la jeune république américaine. Tocqueville, après Madison (Federalist n° 51) et Jefferson, craignait pourtant la tyrannie de la majorité, qu’il accusait d’aller “droit à l’âme” (354), contraignant les récalcitrants sous peine d’exclusion du corp social. Or, cette punition est bien plus terrible encore que toute torture physique (1981, I : 348-360).
Dans sa querelle avec John Sevier , Jackson, ne pouvant souffrir l’homme, lui affirma poursuivre le dialogue uniquement parce qu’il respectait sa fonction : ‘“But Sir the Voice of the people has made you a Governor. this alone makes you worthy of my notice or the notice of any Gentleman. To the office I bear respect, to the Voce of the people who placed it on you I pay respect, and as such I only deign to notice you”’ (Smith, I : 367). Jackson mélange les deux sphères ici. Dans une querelle politique, seuls les arguments et les fonctions devraient être en jeu, non les sentiments personnels des adversaires. Or, la ligne de démarcation entre les sphères était bien mince. La valeur individuelle est ici totalement éliminée et Sevier n'est que le gouverneur, une entité sociale, non un être humain membre de la caste dirigeante. Une telle affirmation est insupportable à un gentilhomme pour qui la réputation personnelle, et pas seulement les hautes fonctions, est le garant de son statut.
Sevier répliqua le même jour en reprenant des arguments identiques : ‘“The Voice of the Assembly has made you a Judge, and this alone has made you Worthy of My notice or Any other gentleman, to the office I have respect And this Alone makes you worthy of my notice”’ (Smith, I : 368). La reprise littérale montre combien l’insulte est structurelle au code dans lequel s’expriment Jackson et Sevier. Là encore, la discussion politique est impossible dans un monde où le sentiment s’impose face à la discussion républicaine (c’est-à-dire la confrontation, voire l’opposition des idées).
Parton confirme cette tendance à l’intolérance chez Jackson et ses pairs :
‘We must avow the truth that, with all his virtues, his good intentions, his great services, Andrew Jackson could no longer bear opposition either to his will, his measures, or his opinions (...) Conscious of the rectitude of his intentions, having at heart the honor and interest of the United States, and unable to see two sides to any question, he could attribute a difference of opinion only to moral obliquity, mental incapacity, ambition, or spite (II : 382). ’Le motif principal suggéré ici tient dans la certitude d’avoir raison, augmenté d’une conception religieuse des rapports humains, oscillant entre le bien et le mal. Ayant le sens d’une mission à accomplir, d’ordre supra-humain, Jackson voyait dans l’opposition un vice de forme fondamental. Le 28 janvier 1814, en pleine guerre contre les Creeks et les Anglais, il décrivait ainsi sa position face à l’adversité : ‘“My station is arduous and my duty severe—I will perform it—as to the vile slanderous vipers, I despise them as the crawling worm that rolls through the slime untouched, unnoticed by any”’ (Moser, III : 20). Néanmoins, Jackson ne pouvait s’empêcher de remarquer les “vers rampants” et de vouloir les châtier selon les règles : ‘“I fear not the Hellish crew, or any act they can do to me—some there are when I discover their names (if worthy of notice) I will punish”’ (Moser, II : 7). Par sa remarque entre parenthèses, Jackson rappelle que seuls seront dignes d’attention les hommes de son rang et de son statut.
Chez Jackson, le sens de ce qui devait être fait le poussait à penser qu’aucune alternative n’était acceptable. De plus, il avait en lui une confiance suffisamment grande, une résolution suffisamment marquée, et une volonté si inébranlable, que sa conduite apparaissait à ses yeux comme la seule digne d’être approuvée : ‘“I hope all my acts & conduct through life they will measure with propriety and dignity, or at least with what I believe true dignity consists, that is to say honesty, propriety of conduct, and honest independence”’ (Moser, IV : 62). Cette indépendance signifiait souvent mépris de l’opinion adverse. La dignité de ses propres actes validait leurs causes et leurs effets.
Dans ce mode de pensée, la discussion n’occupait que peu d’espace, puisqu’il semble que Jackson ait rarement vu deux solutions au même problème, comme le suggérait précédemment Parton. En 1805, il déclarait à propos de ses actes : ‘“I am a free agent will do Justice to all—as far as exertion and honest endeavour will permit—and their smiles or frowns are equally indifferrent to me—except, as a good citizen it is pleasant to have the smiles of all”’ (Moser, II : 62). Conscient de l’environnement social dont il fallait tenir compte, Jackson affimait une volonté qui passait au-dessus du désir d’autrui, même s’il savait habilement manoeuvrer entre l’une et l’autre. Il affichait d’ailleurs une résolution qui laissait peu de place au dialogue : ‘“I have an opinion of my own on all subjects, and when that opinion is formed I pursue it, publickly, regardless of who goes with me—that in all things as far as I have control I please myself by doing that which I believe to be right.”’ Son obstination dans des querelles telles que son opposition à la Banque des États-Unis fut totale et il ne dévia jamais de son objectif qu’était la mise à mort de l’institution (Remini, III : 160-178).
Dans le même esprit, la maxime qu’il appliqua au différend opposant les États-Unis à la France en 1835 est extensible à ses rapports personnels : ‘“Ask nothing but what is right and permit nothing that is wrong”’ (cité dans Remini, III : 211). Jackson décidait ainsi de ce qui était juste et approprié. Sa légende appuie ce point de vue ; Nathaniel H. Claibourne écrivit de Jackson : ‘“Adversity can make no impression on a bosom braced by such firmness as is visible in his face and manners”’ (cité dans Ward, 1955 : 158). Ward (1955 : 202) insiste d’ailleurs sur le sentiment que sa volonté de fer et son intégrité justifiaient ses actes. Ainsi, l’intransigeance de ses vues était adoucie par leur soi-disant justesse à la cause publique, par sa probité et son désintéressement.
Cependant, le problème reste entier. Malgré la légende, il n’en demeure pas moins que le débat d’idées dégénérait vite en hostilité portant atteinte au sentiment de dignité, une offense qui appelait réparation. À cet égard, il y avait à la Chambre des Représentants une entente tacite, appelée le “privilège de débat” (the privilege of House debate), permettant aux élus de s’affronter sur le terrain des idées sans que le sentiment personnel puisse entrer en jeu. En somme, les propos bénéficiaient d’une immunité parlementaire (Stowe, 1990 : 41). Andrew Jackson était le représentant du peuple, mais il ne parvint que rarement à accepter la liberté d’opinion des autres — c’est-à-dire le débat d’idées contradictoires ou opposées — comme un fondement de la démocratie en devenir.
Le code de l'honneur comprenait dans ses clauses des espaces de compromis, mais la liberté d'interprétation des circonstances où un gentilhomme devait se sentir offensé brouillait les repères et plongeait les hommes dans une incertitude qui les poussait à exagérer leurs réactions à toute forme d'opposition ou de contrariété. Instrument de régulation sociale, le code tendait plutôt à exacerber les tensions d’une société aux prises avec elle-même. En privilégiant les affects plutôt que des lois écrites, l’élite sudiste se soumettait à un autre type d’autorité qui dépendait davantage du particulier que du général. Le folkloriste Arnold Van Gennep (1998 : 47) rapporte qu’une “collectivité restreinte” telle que la famille ne fonde pas ses rapports entre les membres sur la loi, mais sur le sentiment. Ainsi, ce sont les relations individuelles qui fondent le rapport social, même si elles s’inspirent d’un code censé imposer des valeurs dominantes. L’interprétation et la licence individuelles imprimaient au code un caractère profondément mouvant et aléatoire qui laissait beaucoup de place aux excès, mais aussi, malgré tout, au compromis.
Les amitiés d’Andrew Jackson sont souvent fortes et entières. Il n'est pas homme à souffrir des ambiguïtés dans ses rapports à autrui, si tant est que les relations sociales ou sa personnalité le lui aient permis ! Le code ne tolérait pas aux hommes de tergiversations dans leurs sentiments. Les sphères publique et privée se mêlaient très souvent en raison du type de relations sociales qui liaient les planteurs. Les réseaux amicaux forgeaient les réseaux commerciaux et politiques, de sorte qu'une rupture sociale entraînait bien souvent une dispute personnelle 455. Le code dictait au sentiment que l'ami d’un ennemi était un ennemi.
Les prises de position éthiques ou idéologiques influaient sur les relations inter-personnelles. Le sentiment d'appartenance était si fort qu'il était bien difficile de distinguer la part de l'homme et celle de l'actant social. Si Jefferson et Adams purent correspondre pendant des décennies malgré leurs différences politiques, Jackson se fâcha avec tous les amis qui émirent un jour un avis contraire au sien. Pour lui, le monde se divisait en deux catégories : ses amis, qui entretenaient des vues similaires aux siennes, et les autres.
L'amitié, nous l'avons vu, jouait un grand rôle dans les liens sociaux, puisqu'elle conduisait souvent à des relations extra-amicales comme les affaires et/ou le patronage politique. De plus, l'amitié plaçait d'emblée les hommes sur un pied d'égalité et créait, par définition, cette communauté de sentiments et d'intérêts dont l'idéal vantait tant les mérites, qu'elle promût la stabilité sociale, la cohésion des classes dirigeantes, ou une correspondance entre les relations humaines et les injonctions des Écritures.
L’idéologie du code de l’honneur vise à établir dans l’élite sudiste une communauté de sentiments et de principes supérieurs aux édits de la loi ainsi qu’à la compétition entre les individus en vue de conserver une domination du spectre social, économique et politique. Cette harmonie idéale est constamment transgressée par les vexations, les frustrations, les oppositions et les intérêts générés par les pratiques du pouvoir et de l’autorité. Ainsi, la querelle est-elle au centre à la fois d’une conscience de soi individuelle et du jeu social fondé sur la réputation. Codifiée par l’idéologie, elle met en cause le statut des protagonistes qui doivent régler leur différend au vu et au su de la communauté, avec l’aide et le soutien de celle-ci. La forme ultime de la querelle est le duel qui, par le contrôle de sa propre violence, canalise les exaspérations et aspire à rétablir l’unité voulue par le code, mais battue en brèche par le sentiment des individus. Le recours à la violence physique afin d’affirmer un statut moral tel que l’honneur peut aussi mettre en doute la sincérité du respect sur lequel les rapports humains sont censés être fondés.
Andrew Jackson défendit toujours avec force son honneur et son rang, insistant sur la responsabilité des actes et des paroles de chacun. Cette attitude défensive l’entraîna souvent dans des querelles que d’autres auraient su éviter. Pour lui, l’individu confortait sa place dans le monde grâce à son sens de l’honneur. Ce sentiment ontologique lui est “plus précieux” que sa vie et s’inscrit dans un contexte social très contraignant où la rhétorique forgeait à la fois le rôle social et l’identité personnelle de l’être-au-monde.
Après avoir parcouru les limites de l’intimité, entre code social et sentiment personnel, il nous faut clore ce travail par une étude minutieuse du lieu qui incarne la société sudiste de l’esclavage, théâtre de “production et de reproduction” (Fox-Genovese, 1986) où se mêlent Blancs et Noirs, maîtres et esclaves, jeunes et vieux, hommes et femmes, sans oublier les animaux de la ferme et les activités agricoles attenantes à une exploitation de cette envergure. La plantation d’Andrew Jackson contient tout un univers non seulement mythique, mais aussi une communauté d’individus aux tâches, fonctions et statuts extrêmement disparates. Il nous a semblé bon de conclure une étude sur l’homme privé par un retour dans ce lieu à la fois clos et ouvert où se mêlent toutes les logiques et toutes les contradictions du système sudiste.
Concernant la constitution des réseaux de pouvoir et d’argent, voir notre étude intitulée “Les hommes du Tennessee” (II : 105).