Une présence (presque) invisible : les esclaves de l’Hermitage

Le traitement de la condition servile à l’Hermitage dans la dernière partie de cette étude a deux explications. D’une part, les esclaves sont presque invisibles et muets dans la correspondance, ainsi que dans les récits de visites à l’Hermitage, relégués à la dernière place par une société qui les exploite comme moyens de production et valeur marchande. Nous avons voulu refléter cette position dans le plan général de notre travail. Toutefois, clore cette exploration de l’Hermitage par une discussion sur la majorité de ses résidents leur restitue un peu cette place si importante qui fut la leur dans le système de la plantation. D’une certaine manière, les derniers étaient aussi les premiers.

Dans son livre sur la déportation des Indiens et l’esclavage, Remini .; présente crûment la position inconditionnelle de Jackson quant à l’esclavage :

‘It should be mentioned at the outset that like Thomas Jefferson, whose republican ideology he professed to follow, Andrew Jackson was a slave owner most of his life, bought and sold them like any other planter, treated them with savage cruelty or paternal affection (depending on circumstances), believed they were innately inferior, and did not free a single one (he owned 150 or thereabouts) when he died, although he told them he hoped to meet them all in heaven (1988 : 90).

En dépit de la sécheresse de cette phrase, il faut reconnaître que Remini résume efficacement la teneur de nos connaissances sur les relations de Jackson à l’esclavage. Il ne mentionne jamais l’institution dans ses lettres avant les années 1830, ce qui tend à prouver combien l’idée d’une remise en cause du système lui était étrangère. Ses réactions à cette période font face à la montée des critiques du Nord envers l’institution particulière. McKee écrit : ‘“Slave ownership was a purely practical matter to him, an organizational problem no more anguishing than the weather or the price of cotton”’ (1995 : 36). Ainsi, Jackson mentionne très peu ses esclaves dans ses lettres, et encore plus rarement sur un plan autre que médical ou pratique. Les doutes et les interrogations qui minaient Jefferson n’ont jamais effleuré Andrew Jackson.

Soulignons le caractère étonnant de ce silence des contemporains sur la présence des esclaves à l’Hermitage. Des centaines de visiteurs passèrent à la plantation dans les années de campagnes présidentielles et très peu mentionnèrent la présence des esclaves, si ce n’est pour louer leur bon traitement de la part du maître. Levasseur, le secrétaire de Lafayette, regretta la présence de l’esclavage au milieu d’une ferme si bien tenue ! Il n’eut même pas le bon goût de saluer l’excellence des esclaves employés à la maintenance d’un lieu qui lui faisait si favorable impression (James, 1938 : 449).

Plus généralement, le manque d'intérêt pour les “domestiques” dans l'esprit des Blancs sudistes et nordistes est flagrant et (pratiquement) sans exception 580. Fanny Kemble, une Anglaise qui a laissé le journal de son séjour dans une plantation de Géorgie, exprime son dégoût des esclaves aux traits négroïdes “ignobles”, et ne trouve grâce à ses yeux qu’un esclave dont l’apparence physique s’apparente fortement à la description d’un homme de type caucasien (Kemble, 1961). Cette aversion raciale pèse sans doute beaucoup dans l’indifférence constatée. Elle est de l’ordre de l’innommable, d’un mépris dont le silence sur la situation exprime l’incroyable force.

Pour équilibrer les sentiments présentés envers Jackson, citons l’anecdote rapportée par Roeliff Brinkerhoff, le précepteur des enfants de Junior en 1847 à l’Hermitage. Brinkerhoff ne peut être accusé de partialité contre l’institution puisqu’il affirme haut et fort dans son livre que l’esclavage a “civilisé” les Noirs... Brinkerhoff rencontra un soir Alfred 581 , le surveillant noir, et parfois régisseur, de l’Hermitage :

‘Alfred was a man of powerful physique, and had the brains and executive powers of a major-general. He was thoroughly reliable and was fully and deservedly trusted in the management of the plantation affairs. He had the easiest and most honorable position for a slave, but he was far from being content. He thirsted for freedom (...) he quietly looked up into my face and popped this question at me, ‘How would you like to be a slave?’ It is needless to say I backed out as gracefully as I could (1900 : 54).

Cet épisode souligne que toutes les discussions sur le relatif bien-être de la population servile dans une plantation, de l’”humanité” supposée du maître envers ses esclaves, sont dérisoires et insultantes pour les victimes. La question qui annule tout essai de relativisation de la condition servile (étaient-ils “bien” traités ou non ?) est celle posée par Alfred. En outre, la différence entre les bons et les mauvais maîtres est une question de dosage : la fréquence des punitions, la quantité et la qualité de la nourriture et des vêtements distribués aux esclaves. Dans son autobiographie d’ancienne esclave (1861), Harriet Jacobs donne des exemples de la cruauté quotidienne des maîtres :

‘I could tell of more slaveholders as cruel as those I have described.They are not exceptions to the general rule. I do not say there are no humane slaveholders. Such characters do exist, notwithstanding the hardening influences around them. But they are ‘like angels’ visits—few and far between’ (1987 : 49-50).

Le “bon maître” demeure avant tout un propriétaire d’hommes, de femmes et d’enfants réduits en esclavage.

Notes
580.

À ce propos, McKee écrit : “This author's review of the late antebellum plantation records of four Tidewater Virginia planters revealed no reference to the housing of these men's sizeable slave communities, and in fact a total lack of concern with the normal details of their slaves' daily lives” (1992 : 204).

581.

Alfred est né vers 1817 (Moser, V : 66n4) et demeura jusqu’à sa mort à l’Hermitage (1902) où il fit office de gardien, de guide et de mémoire vivante pour les visiteurs.