L’autonomie des esclaves

Les esclaves semblaient avoir une autonomie relativement grande lorsque Jackson était absent. On se souvient qu’ils dominaient le régisseur Fields en 1814 (Moser, III : 158) et un compte rendu de la situation de l’Hermitage en 1833 fait allusion à des manquements qui semblent échapper à la surveillance du régisseur :

‘The yard and the garden look badly (...) I told Dick he must put the garden in order forthwith and keep it so (...) The overseer promised me that in future he would pay more attention to Dick and the Garden, and yard (Bassett, V : 63).

La grandeur de la plantation devait permettre d’échapper à l’oeil du régisseur pour toute personne ne travaillant pas directement sous sa direction. Jackson ne faisait d’ailleurs pas tellement confiance à ses esclaves, comme il l’exprime dans une de ses lettres à son fils :

‘finding the McLamore mare and the two year old out of the corn field which you and myself both thought was looked to by Peter shews, that there is no confidence to be reposed in these old servants (...) you may have your eye occasionally on them (Bassett, V : 290).

En outre, McKee indique que les esclaves complétaient les rations de porc et de maïs par leurs propres cultures et les produits obtenus dans leurs activités de chasse et de pêche : ‘“Depending on which cabin site we excavated, we found bones from chickens; geese, ducks and other wild birds; opossums, racoons, groundhogs and other small mammals; and turtes, fish, shellfish and other aquatic animals”’ (1995 : 39-40). Ces apports personnels étaient souvent stockés sous les cabanes dans des caches ayant parfois des fonctions plus clandestines. Cela dénote une activité parallèle importante, qui d’ailleurs pouvait être en partie encouragée par le planteur (particulièrement concernant la nourriture).

L‘information la plus fascinante apportée par McKee dans son étude (1988-1999) sur la vie servile à l’Hermitage est l’hypothèse d’un vaste réseau commercial clandestin qui permettait aux esclaves de se procurer pratiquement tous les objets qu’ils désiraient. On sait que les esclaves bénéficiaient parfois de laissez-passer afin de rendre visite à des proches vivant dans les plantations voisines ou même en ville (Thomas, 1995). En l’absence d’autorisation, les visiteurs s’esquivaient quand même, veillant à ne pas rencontrer les patrouilles organisées par les planteurs et à être rentré avant le réveil (Jacobs, 1987 : 87-88). McKee écrit : ‘“Excavations at the Hermitage have revealed an astonishing wealth of artifacts among cabin remains”’ (1995 : 40). Pièces de monnaie, thermomètres, peignes, morceaux de services de table de grande qualité en provenance d’Angleterre témoignent d’une relative richesse matérielle à l’intérieur des cabanes ‘“goods reached slaves all over the South from ports as distant as Europe and the Caribbean. Cities such as Nashville, Memphis and New Orleans, linked by land and river, were key nodes in the trade network”’ (Ibid.). McKee conclut que de tels objets et une telle organisation témoignent d’un esprit communautaire fort et d’un sentiment d’indépendance face au désir de contrôle du maître.

On peut se demander si Jackson avait la main mise sur cet aspect culturel de la vie des esclaves. Une vie communautaire propre à la population servile aurait-elle été permise en échange d’une discipline minimum ? Ou bien les esclaves auraient-ils été en mesure d’organiser cette communauté en dépit de la poigne de Jackson ? On peut s’interroger sur ce qui poussa Jackson à éparpiller les logements sur l’ensemble du domaine au lieu de les regrouper en un seul quartier. Était-ce à des fins stratégiques ou cela résultait-il d’une absence de planification stricte (on a vu cependant que les cabanes étaient soit aux abords des champs soit près de la maison, note 136) ? Quelles furent les conséquences de cette atomisation résidentielle sur la vie quotidienne des familles d’esclaves ? Cela transforma-t-il les relations entre elles, empêchant une vie communautaire ou au contraire favorisant un réseau social souple, libéré des contraintes d’un regroupement arbitraire de la communauté servile ?

Parton avait remarqué l’agencement inhabituel des cabanes : ‘“The negro cabins, some of logs and a few of brick, are scattered about the farm, instead of forming a compact little street, as is often the case on large plantations”’ (II : 650). McKee (1992) rappelle qu’un élément si culturellement marqué que le logement traduit dans sa forme des comportements et des buts fondamentaux dans l’économie relationnelle de la plantation 592.

Un exemple peut illustrer l’influence possible des esclaves sur leur existence à l’Hermitage. Un visiteur de l’Hermitage en 1825 rapporte une anecdote concernant des esclaves démarchant Jackson pour qu’il les achète :

‘He enjoys the best of character as a master, indeed his reputation for humanity is so widely disseminated that he is continually pestered with applications from slaves, who, according to the custom in the United States, have permits from their masters to go and sell themselves, that is choose their masters. Half a dozen came while I was there, soliciting ‘Massa Jackson’ to buy them (The Pittsfield Sun, 2 juillet 1829).

Une lettre de Jackson confirme cette pratique, mais dans le sens inverse. L’influence des désirs des esclaves eux-mêmes semble être à l’origine de la transaction :

‘my overseer informed me that Charlotte had applied to you to purchase her, being discontented where she is now. I bought her being the wife of Charles at his request, he appears now desirous that she with her children be sold. I have therefore come to the resolution to part with her (Bassett, IV : 198).

Dans ce cas précis, Jackson semble très à l’écoute de ses esclaves. Charles était le cocher de Jackson (Thomas, 1995 : 153) et entretenait sans doute des rapports plus étroits avec son maître, bénéficiant ainsi de plus d’indulgence que les autres. Mais, les sentiments de Charlotte 593 paraissent être pris en compte puisqu’elle est perçue comme insatisfaite de sa situation — Jackson déclarait même : ‘“I do it that she may be contented”’ (Bassett, IV : 199). Jackson ici fait montre d’une clémence et d’une souplesse dont il est difficile de dire si elle est caractéristique ou exceptionnelle.

Notes
592.

McKee écrit : “Slave dwellings were more than just constructions providing efficient shelter from the sometimes difficult environment of the southeastern United States. Like all material culture, the form of these buildings held a certain message and played a critical part in the communication of status and expectations within the plantation community” (1992 : 199).

593.

On peut se demander si le prénom de Charlotte n’a pas été forgé par son mariage avec “Charles”.