Les relations entre les maîtres et les esclaves

La fuite : le refus de l’institution 595

L’esclave fugitif portait le coup le plus sévère à l’institution particulière, ainsi que l’énonce Genovese : ‘“The boldest slaves struck the hardest blow an individual could against the regime: they escaped to freedom” ’(1974 : 648). La question de l’exemple est évidemment le point central du débat. En montrant aux autres esclaves qu’il existait une alternative à une vie dont tous les garde-fous tendaient à leur inculquer qu’elle était écrite avant même leur naissance, les fugitifs minaient ce déterminisme, bousculaient l’ordre social de surface et obligeaient les planteurs à dévoiler, presque malgré eux, la face hideuse de leur paternalisme. Genovese insiste sur cet échec du système vécu souvent comme un affront personnel :

‘The kindest, most humane, most self-consciously paternalistic masters suffered almost as much as the others, the main difference being that they fretted more and more readily felt personally affronted and betrayed (1974 : 653).

Enfermés dans une idéologie du “contentement” des esclaves — auquel leur intérêt de productivité était lié  — les maîtres se sentaient trahis quand l’un de leurs “enfants” refusait par la fuite une existence jugée sans soucis ni tourments. Le rôle assigné à l’esclave se trouvait alors subverti :

‘The institutionally defined role of the slave required him to identify with his master’s interest, to be healthy, clean, humble, honest, sober, cheerful, industrious, even-tempered, patient, respectful, trustworthy, and hard-working (Blassingame, 1979 : 242).

Mais, l’illusion de cette définition idéale entretenue par le discours des planteurs s’évanouissait devant l’évocation de son contraire, ainsi qu’en témoignent les atrocités commises en 1831 par les Blancs après l’insurrection de Nat Turner. Harriet Jacobs dénonce la contradiction : ‘“the news threw our town in great commotion; strange that they should be so alarmed, when their slaves were so ‘contented and happy’! But so it was”’ (1987 : 63). Les maîtres vivaient dans un fragile équilibre entre l’illusion d’un système harmonieux construit par le discours et une réalité lugubre où la résistance des esclaves aux conditions de leur existence s’exprimait dans chaque geste de la vie quotidienne.

Jackson possédait le profil du maître attaché à la discipline, qui lui faisait honnir les rebelles à l’autorité, coupables du suprême affront et de la plus grande irresponsabilité. Il ne tolérait aucun écart et punissait sévèrement les auteurs :

‘With runaway slaves Jackson had little mercy. They were chained and later gotten rid of. While Jackson was on a business trip to Alabama in 1822, four of his slaves ran away. All four were recovered, and “although I hate chains,” he was “compelled to place two of them in irons, for safekeeping untill an opportunity offers to sell or exchange them” (Remini, I: 134).

Jackson considérait la discipline comme indispensable, aussi bien dans sa plantation que dans ses armées. D’ailleurs, Blassingame (1979 : 238) remarque que les journaux spécialisés dans la gestion des plantations comparaient celles-ci à un camp militaire où l’ordre, la discipline et la hiérarchie régissaient les rapports entre supérieurs et inférieurs (“institution totale”). Jackson pensait qu’ainsi disciplinés, les subordonnés apprendraient à aimer leur supérieur :

‘How pleasant to hear that our poor servants are happy and contented with their overseer, and that he feeds and cloaths them well and treats them with humanity—the progress Mr. Hobbs has made shews him to be a man of judg’t, that he has reduced the hands to good subordination, and in doing this he has obtained their confidence and attachment (Bassett, V : 343).

Jackson tenait d’ailleurs à ce que seul le régisseur ait l’autorité de discipliner les esclaves. En 1831, le jeune Hutchings s’était battu avec le régisseur Steele après avoir fouetté un esclave. Jackson voulait rappeler un précepte essentiel dans la gestion du personnel servile : ‘“if [the slaves] misbehave to him, I have directed [Hutchings] to inform Steel, and he will chastise them, but no person but Steel, is to interfere with the negroes”’ (Bassett, IV : 285). Afin de concentrer l’effet de l’autorité et du pouvoir, le régisseur devait avoir l’exclusivité de la punition.

Le 26 septembre 1804, Jackson plaçait un encart dans la Tennessee Gazette pour appeler publiquement à la capture d’un esclave fugitif, un mulâtre anonyme d’une trentaine d’année, qui passait pour un homme libre. Le texte est standard, mais les derniers mots trahissent une fureur mal contenue. D’après la description, l’homme était de grande valeur et devait représenter un manque à gagner trop important pour être ignoré :

‘Stop the Runaway
Fifty dollars Reward 596
Eloped from the subscriber, living near nashville, on the 25th of June last, a Mulatto Man Slave, about thirty years old, six feet and an inch high, stout made and active, talks sensible, stoops in his walk, and has a remarkable large foot, broad across the root of the toes—will pass for a free man, as i am informed he has obtained by some means, certificates as such—took with him a drab great-coat, dark mixed body coat, a ruffled shirt, cotton home-spun shirts and overalls. He will make for Detroit, through the states of Kentucky and Ohio, or the upper part of Louisiana. The above reward will be given any person that will take him, and deliver him to me, or secure him in jail, so that I can get him. If taken out of the state, the above reward, and all reasonable expences paid—and ten dollars extra, for every hundred lashes any person will give him, to the amount of three hundred (Moser, II : 41).

Un tel traitement témoigne sans conteste d’une extrême cruauté et aussi de l’importance de la faute au yeux de Jackson. La fuite de cet homme témoigne d’une subtile et minutieuse préparation d’un voyage sans retour. D’après Genovese, la capacité à se munir de faux papiers demeurait exceptionnelle chez les esclaves : ‘“Only rarely, if we except those aided by abolitionists, did slaves have the knowledge, resources, and presence of mind to forge papers and calmly board a coach or railroad train”’ (1974 : 650). L’exemple cité plus haut illustre ainsi une exception. Blassingame (1979 : 196-200) indique que le fugitif rencontrait le plus souvent des “obstacles presque insurmontables” tels que la traque acharnée de son maître, le manque de nourriture, l’environnement hostile ou inconnu, la menace de tous les Blancs, mais la séparation d’avec sa famille et ses amis entraînait également un choc psychologique non moins brutal. Enfin, restait bien sûr le risque de la punition en cas de recapture, ainsi que le clame le texte de Jackson.

Bien que nous ne connaissions pas l’issue de cette chasse à l’homme, une réponse, envoyée à Jackson le 20 février 1805 du Territoire de l’Indiana, l’informait qu’un homme répondant au signalement travaillait comme noir libre dans une ferme voisine. Thomas Terry Davis écrivit que son fils de dix ans avait lu l’encart dans le journal et avait tout de suite pensé à l’étranger :

‘When spoken to this Fellow answers with haste tho free from impediment. When siting this fellow leans forward puts his Knees wide apart & crosses his hands on his XXX. He effects humbleness tho. tis evident from the cast of his countenance that he is artful & impertinant when he dares. If he is your fellow rest assured on my activity & friendship in securing him for you (Moser, II : 51).

La rebelle “impertinence” que détestaient les planteurs semblait percer sous le vernis de soumission “affectée” par le suspect. C’est que chaque Noir, considéré comme une sorte d’enfant menteur, prenait sous le coup de la suspicion tous les traits de l’esclave en fuite, dont les critères étaient précisément énoncés dans les avis de recherche pour le distinguer de la masse des autres esclaves. Cependant, la variété des personnalités rendait les stéréotypes difficiles (Blassingame, 1979 : 201-202). Le cas présent semble plutôt correspondre à ce que Blassingame défini comme le stéréotype du rebelle 597 : ‘“‘very artful, cunning,’ a ‘well set, hardy villain,’ ‘of good sense, and much ingenuity,’ ‘saucy,’ ‘very surly,’ ‘very great rogue,’ ‘sober and intelligent’”’ (205-206).

L’incapacité des planteurs à connaître vraiment leurs esclaves et leur volonté de limiter absolument les rapports humains avec eux entraînaient une suspicion de tous les instants et une inquiétude fondamentale envers la nature des Africains-Américains. Les traits animaux qui leurs étaient attribués (sensualité, résistance, ruse) horrifiaient en même temps une société vivant constamment sous la peur des révoltes et des carnages que pourrait perpétuer une population bien supérieure en nombre dans beaucoup des États sudistes 598 (Thomas, 1997 : 459). Dans son Histoire Politique et Philosophique des Indes (1770), l’Abbé Raynal avait évoqué la probabilité à terme d’un renversement des forces et d’une vengeance terrible des esclaves. Hugh Thomas, dans son livre sur la traite transatlantique, reprend l’exposé de l’abbé :

‘Raynal thought that the abolition of slavery would come as a result of a revolution of slaves led by a hero who would render ‘the Americans drunk with long-awaited blood’ (...) The Code Noir, which was supposed to govern the treatment of slaves by their masters in French territories, would disappear and, in its place, there would be a Code Blanc, which would, he thought, be terrible enough if it were only to reflect the right of vengeance (1997 : 482).

Le président Jackson voyait dans la littérature anti-esclavagiste le sûr moyen de provoquer la guerre servile tant redoutée depuis les débuts de l’esclavage nord-américain (Thomas, 1997 : 459). Pour lui, les relations de maître à esclave devaient rester paternalistes, chacun restant à sa place et respectant le rôle assigné par la société. Cette recherche d’harmonie devait garantir la stabilité et la paix du système, voire même du pays dans son ensemble 599.

Notes
595.

On lira avec le plus grand intérêt l’excellent et très complet ouvrage de John H. Franklin et Loren Schweninger, Runaway Slaves. Rebels on the Plantation (New York: OUP, 1999).

596.

La somme était conséquente pour l’époque, si on considère que James Couper offrait vingt dollars en 1838 pour un jeune esclave, Jacob.

597.

L’autre type est appelé Sambo, un stéréotype de l’esclave docile ayant accepté l’ordre de l’institution qui, en dépit de sa loyauté, s’enfuyait quand même (Blassingame, 1979 : 203-205).

598.

Il y avait en 1730 en Virginie, 30 000 esclaves pour une population totale de 114 000 (Thomas, 1997 : 459). Toutefois, Curtin (1990 : 108) rappelle que dans les îles à sucre des Antilles, par exemple, 75 à 95% de la population était constituée d’esclaves, une proportion que même la Caroline du Sud ou certains comtés du Mississippi n’atteignaient pas. Thomas (1997 : 521-22) écrit qu’à la fin du xviiie siècle, il y avait 450 000 esclaves noirs contre 40 000 blancs et 50 000 mulâtres à Saint Domingue. L’avènement d’un gouvernement noir sur l’ïle ainsi que la présence des survivants blancs réfugiés aux États-Unis entretenaient la terreur des planteurs et justifiaient des codes noirs de plus en plus durs au cours du xixe siècle : par exemple, en Virginie (1819) ou en Alabama (1852).

599.

Voir à ce propos l’article de Gerald S. Henig, “The Jacksonian Attitude Towards Abolitionism in the 1830s,” THQ (Spring 1969), 43-56. Voir également une lettre de Jackson à ce sujet (Bassett, V : 361).