La violence domestique

L’épisode suivant révèle le problème central de l’autorité et du statut sur lesquels l’institution toute entière reposait (Joyner, 1985 : 57). Blassingame cite un article de DeBow’s Review destiné aux planteurs :

‘Firmness of manner, and promptness to enforce obedience, will save much trouble, and be the means of avoiding the necessity for much whipping. The Negro should feel that his master is his lawgiver and judge; and yet is his protector and friend, but so far above him, as never to be approached save in the most respectful manner (1979 : 239-240) .

La distance prônée par le magazine était difficile à conserver dans le rapport quotidien, surtout dans la grande maison où maîtres et esclaves vivaient, pour ainsi dire, ensemble. Ces relations étaient particulièrement intimes pour la maîtresse de maison à qui incombait la majorité des tâches domestiques, la principale étant de superviser la santé des esclaves (Scott, 1970 : 29-32 ; Clinton, 1982 : 16-35). Clinton écrit : ‘“Plantation mistresses were dedicated to preserving the health and well-being of slaves on the plantation”’ (1982 : 187). Elle ajoute, toutefois, que cette obligation entraînait des sentiments contradictoires à l’encontre des esclaves : l’attitude paternaliste le disputait à un rejet des esclaves eux-mêmes, victimes rendues responsables de l’abjection du système (Clinton, 1982 : 195-196).

Rachel Jackson se plaignait souvent de l’indiscipline de ses esclaves domestiques et ne cessait de réclamer une diminution de leur nombre (Bassett, I : 498). D’ailleurs, Old Hanna semble dire que ses tentatives de discipline n’affectaient pas les esclaves outre mesure : ‘“Old mistus was very good to us all. She would sometimes scold a little, but we didn’t mind it”’ (Cincinnati Commercial, 22 juin 1880, 2). En 1821, Rachel ne pouvait faire entendre raison à une jeune servante qui apparemment lavait le linge d’autres personnes sans l’autorisation de sa maîtresse. Cette jeune esclave, nommée Betty, n’était pas très conciliante avec Rachel, qui se plaignait de son impertinence. Dans une lettre à son ami le docteur Bronaugh, Jackson exige une attitude extrêmement ferme de son régisseur, un certain Blaine, qui doit la mettre au pas :

‘say to Mr Blain that it is his duty to controle & chastise her, that I must hold him responsible for the government of the servants, as well as the safety and proper use of my supplies, and he must use the cowhide whenever any of them depart from proper conduct, she is capable of being a good & valluable servant, but to have her so, she must be ruled with the cowhide (Moser, V : 66).

On voit que l’impertinence de Betty et surtout son gaspillage du savon de Jackson sont les causes de la punition. De même, Jackson apparaît ici dans toute la brutalité de sa gestion des esclaves et ne recule pas devant les coups pour les soumettre à sa volonté.

Dans une lettre du 3 juillet 1821 à Andrew J. Donelson, Jackson va même plus loin dans la violence et l’exemplarité de ce cas. On ne sait pourquoi l’attitude de Betty déclencha un déchaînement si intense. Jackson voulait-il préserver les nerfs déjà mis à mal de Rachel ? Était-il lui-même à cette époque si exaspéré par son poste de gouverneur du Territoire de Floride que le cas de Betty était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase ? Il semble que la punition était sans commune mesure avec la faute commise. Jackson affirmait qu’il passerait par-dessus son régisseur pour punir Betty si ce dernier échouait. L’extrait de cette lettre traduit la violence qui pouvait s’abattre sur une femme de trente ans 601 :

‘Mrs Jackson informs me that her maid Betty has been putting on some airs, and been guilty of a great deal of impudence, on this subject I have wrote Doctor Brunaugh and Mr. Blair. I have said to Mr. B. I hold him responsible for the controll of the servants and he must chastise them. I have directed that the first impertinence she uses, or the first disobedience of orders, that she be publicly whipped. she can behave herself if she will and I have told her that Publickly whipped she shall be, the first offence. I have said to Mr. Blair the first cloaths she attempts to wash for any other person but the family, without the express permission of her Mistress, that he is to take her to the public whipping post and give her fifty lashes, and that she may save herself of this disgrace you may assure her of her danger, for I have ordered and am determined that she shall in all things behave herself well or receive examplary punishment. It is humiliating to me to have to resort to this, but I have to request of you to observe her conduct and the first disobedience or impudence order Mr. Blair to give her fifty lashes and if he does not perform it, dismiss him, and as soon as I get possession I will order a corporal to give it to her publickly. I am determined to cure her (Bassett, III : 87).

L’humiliation ressentie par Jackson à la pensée de fouetter Betty témoigne d’un sentiment d’échec devant le manque d’obéissance de la jeune femme. En 1834, le Southern Agriculturalist affirmait : ‘“The best evidence of the good management of slaves, is the keeping up of good discipline with little or no punishment”’ (cité par Blassingame, 1985 : 245). Joyner commente ce sentiment :

‘The overt use of coercion may have been a sign of a master’s weakness rather than his strength; for punishments, whether mild or sporadic or cruel and persistent, represent the dark underside of plantation paternalism (1985 : 56).

En 1813 pourtant, Jackson ne semblait pas troublé par la sévère punition infligée à un esclave récalcitrant, avant de le vendre : ‘“I am sorry Sandy has turned out such a rascal as Colo. Hays advises me—I hope the overseer has done his duty, and amply punished him—Colo Hays has stated that Mr Watson would give five hundred dollars for him”’ (Moser, II : 372). Selon son habitude, Jackson vendit l’esclave rebelle.

Dans le cas de Betty, on remarquera que Jackson ne donne pas lui-même les coups, mais délègue la besogne à son régisseur ou à un “caporal”. Il veille seulement à ce que son autorité bafouée ouvertement soit “publiquement” réaffirmée. Joyner attribue à ce rituel une fonction contrastive et visuelle entre la position dépendante et inférieure de l’esclave et le statut dominant du planteur qui inflige la punition : ‘“This formalized public punishment dramatized in a particularly acute way, free of etiquette, euphemism, and illusion, the enforcement of rules and deference and social behavior”’ (1985 : 56-57). Qu’il ait affaire à des soldats ou à des esclaves, Jackson exigeait de ses troupes la plus parfaite soumission à ses ordres, considérant que la discipline était la vertu la plus fondamentale de toute organisation humaine 602.

Cette attitude était commune à tous les planteurs et certainement à tous les officiers, mais Jackson donnait à cette exigence une dimension personnelle et absolue. Il appliquait à la lettre la citation d’Isaiah (I : 19-20), mise en exergue par Genovese :

If ye be willing and obedient,
ye shall eat the good of the land:
But if ye refuse and rebel,
ye shall be devoured with the sword:
For the mouth of the Lord hath spoken it (1974 : 3).

Les punitions corporelles employées par Jackson, notamment durant la campagne de Floride en 1818, telles que le marquage au fer rouge de la lettre D sur la joue des déserteurs, la mutilation des oreilles, l’administration de coups avec un bâton plat (Moser, IV : 397), témoignent de son recours périodique à la violence contre les subordonnés, lorqu’il avait décidé de les “guérir” de leur indiscipline.

Notes
601.

Betty était née vers 1793 (Moser, V : 66n4).

602.

Voir la lettre de Jackson au gouverneur du Tennessee en 1810 réclamant des lois pour discipliner la milice (Moser, II : 236).