La violence interne

Malgré l’entente qui semble avoir régné entre les esclaves à l’Hermitage (Thomas, 1995 : 164-179), deux exemples témoignent des tensions qui pouvaient affecter les relations quotidiennes entre les esclaves. Le premier est la mort par empoisonnement de Jim, un domestique, en 1829. La réaction de Jackson est très curieuse : ‘“It gives me pleasure to learn (...) that jims death was occasioned by poison, and in nowise, by the chastisement given him by the overseer”’ (Bassett, IV : 62). Il n’insiste pas sur le sujet et parle ensuite de son coton. Qui a empoisonné Jim ? Était-ce là une pratique courante de règlement de compte entre esclaves ? L’absence d’enquête et d’inquiétude de la part du propriétaire absent est ici incompréhensible, ne serait-ce que d’un point de vue strictement financier...

Un deuxième exemple concerne un cas plus simple, mais qui pourrait avoir affecté un temps les relations entre esclaves. En 1833, Betty travaillait aux cuisines et avait l’habitude de maltraiter les enfants à sa charge. Jackson demandait à William B. Lewis d’intervenir auprès du régisseur pour tempérer le mauvais caractère de Betty :

‘I will thank you to say to the overseer to prevent Betty from beating, or cruelly abusing the little negroes, that are under her about the kitchen. A small switch ought only to be used, but some times she uses any weapon she can get, and chokes and abuses them, and brings on diseases (Bassett, V : 74).

Comme le fait remarquer Thomas (1995 : 168), même si les parents en voulaient à Betty, cette animosité n’affectait pas les relations communautaires des esclaves, mais demeurait à un niveau personnel. Il y a dans la correspondance très peu de références à de l’animosité entre les esclaves, mais aucun type de relations au sein de la communauté servile n’est documenté. Pourtant, ainsi que le fait remarquer McKee : ‘“plantation slaves, against all odds, formed true communities, complete with social mobility, scandal, gossip, and ceremonies”’ (1995 : 40). Il est reconnu à présent que les esclaves parvinrent à un certain degré de vie communautaire en dehors des limites posées par le système esclavagiste. On peut se demander si une régulation interne des conflits entre esclaves n’avait pas lieu à l’Hermitage, permise par Jackson comme une soupape de sécurité face à des tensions qui ne le concernaient pas, tant que la marche générale de la plantation n’était pas affectée.

L’archéologie historique visant à pallier le manque de documents écrits concernant un événement récent comme la vie des esclaves nord-américains est la seule alternative au silence qui pèse sur ce côté sombre de l’histoire américaine. En 1984, John Solomon Otto écrivait :

‘Led by Charles Fairbanks 603of the University of Florida, some historical archeologists are now examining the unwritten legacy of the slaves—their ruined cabins, their lost and discarded tools and other artifacts, and what is left of their food remains and other garbage.’

Otto explique clairement le but d’une telle entreprise :

‘The goal of excavating slave cabins—as with most other archeological excavations—is to recover tangible evidence concerning the housing, possessions, foods, crafts, recreation, and lifestyle of the former residents. Unlike many written sources, which are often directed toward posterity, archeological remains are rarely falsified or intentionally biased (xii).

Otto ajoutait encore que la comparaison des trouvailles archéologiques avec les textes existants apportait une précision accrue à la connaissance de la vie quotidienne à la plantation. La vision des esclaves par les planteurs est très différente de celle des planteurs par les esclaves. Ce que dénonce Otto concerne malheureusement les témoignages de l’Hermitage :

‘For years historians viewed slave life through the eyes of the elite, so blacks appeared as shadowy, background figures in a white-dominated world (...) In the slave-authored sources, the blacks appeared as sharply focused individuals, and it was the whites who were the hazy, background figures (1984 : 8).

Cette absence de mixité dans les sources témoigne bien sûr de la grande isolation culturelle entre les deux mondes. Toutefois, les esclaves tendaient à mieux connaître le monde blanc, car les valeurs de celui-ci dirigeaient leurs vies, mais cette connaissance leur permettait également d’en circonscrire les limites et d’organiser leur communauté dans les failles et les marges du système.

Nous l’avons dit, la connaissance de la vie quotidienne des esclaves à l’Hermitage est très limitée. Pourtant, l’importance de ce savoir est capitale, comme l’écrit Joyner :

‘An understanding of the material environment of slavery—the food, clothing and shelter of the slaves—would seem to be an indispensable prelude to comprehending other aspects of their culture. The material environment not only reflected the cognitions and perceptions of the slaves; it was itself a major influence on their behavior (1985 : 90).

L’importance de la culture matérielle, c’est-à-dire non seulement les objets, mais surtout les savoirs nécessaires à la production de ces objets, est essentielle dans l’approche sociale de l’histoire. D’ailleurs, comme le rappellent Rioux et Sirinelli : ‘“[M]ême lorsqu’il revendique une singularité, l’historien du culturel reste au sens plein un historien tout court, bien accroché aux pléonasmes hérités : toute histoire, par définition, est sociale et rêve d’être totale”’ (1997 : 9). Bien que cette étude ne prétende pas être strictement historique, cependant, elle emprunte à cette discipline des objets et des pratiques.

Otto pose également une question importante pour notre recherche ‘: “How are status differences reflected in the archeological remains?”’ (1984 : 11). Il faut se demander en effet comment les objets reflètent le statut social des personnes. De grands propriétaires peuvent accumuler peu de beaux objets traduisant leur richesse alors que des esclaves ou des gens de peu peuvent accorder à l’objet un statut symbolique inaccessible de par leur position sociale. La question des statuts est importante quand on considère par exemple la proximité du statut social et occupationnel des régisseurs et des esclaves. Si les régisseurs appartenaient de fait à la caste blanche et libre, en revanche, la nature de leur travail les rapprochait sensiblement des esclaves (Otto, 1984 : 15).

De semblables questions, fondamentales pour établir le système de relations entre Noirs et Blancs à l’Hermitage, ainsi que pour définir ce qu’était la vie quotidienne à la plantation, bénéficieront incontestablement des excavations pratiquées actuellement sur le site d’une civilisation oubliée aujourd’hui, bien qu’elle ait disparu il y a un peu moins de 150 ans.

L’étude du système de la plantation à travers les pratiques observées par Jackson a permis de dévoiler plusieurs aspects de sa vie privée. Située en fin de composition, elle a insisté sur les fondements d’un système où la recherche du profit, l’agriculture commerciale, motivait en priorité ces bénéficiaires, entraînant par ce but une organisation sociale en totale contradiction avec les principes régissant la république. Que les défenseurs les plus virulents d’un tel système aient été également les tenants les plus remarquables de l’idée républicaine n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire. Nous avons voulu ici atténuer la familiarité qu’une minutieuse description de la vie quotidienne de Jackson aurait pu artificiellement créer. Les côtés attachants ou singuliers du personnage ne pouvaient prendre le pas sur son appartenance à un système d’oppression motivé d’abord par la recherche du profit maximum et un racisme propre, il est vrai, à la culture de son temps.

Ensuite, l’étude de l’Hermitage a permis de rassembler des éléments appartenant au coeur même de “l’institution très particulière 604” (NDaye, 1995). Nos précédentes études avaient développé des thèmes en prenant le système a-priori. Il semblait nécessaire d’observer le fonctionnement du système de l’intérieur, montrant les rapports de force, mais aussi les pratiques journalières et les aspirations du propriétaire d’esclaves.

Par rétrospection, cet éclairage place les études précédentes dans une lumière différente, plus crue peut-être. En concluant par l’aspect le plus sombre de la vie de Jackson (hormis son action militaire), nous installons ce “grand homme” à la source de sa puissance que les thèmes précédents avaient peut-être mis trop à distance. Ce retour au terreau originel explicite également des attitudes et des comportements trop souvent relégués à l’état d’illustration ou d’intermède par les biographes et les monographes. À la fin de son second volume (traitant de la crise de Floride), Parton présentait sa description de la vie à l’Hermitage comme une “pause” :

‘these fifty-four years that we have reviewed being but preliminary to the important events yet to occur, in which he was to play the most conspicuous part. A brief interval of reposer, however, was granted him. Let us avail ourselves of this to look upon his home, to glance at its surrounding scenes, to renew our acquaintances with others. In doing this we need not trammel with dates, but take a general view of the home-life of our hero from about the year 1819 to 1825 (1861, II : 643).

On comprend bien que cette “baisse de régime” concerne la vie politique de Jackson, seul intérêt digne d’écrire un livre. Les biographes “modernes” ont également adopté ce point de vue, qui fait de la vie privée un simple complément d’information, voire pire. Remini conclut ainsi son deuxième volume :

‘[The people] looked for leadership from among those whom they could trust. They instinctively turned to Jackson. A man of his accomplishments and democratic principles, they said, did not belong on a farm, rusticating in Tennessee. Such a man was needed in Washington. Such a man belonged in the White House (I : 424). .; ’

L’avis des biographes est identique à celui qu’ils prêtent au peuple concernant Jackson. Sa vie “rustique” au Tennessee n’a que peu d’intérêt en regard de ses activités politiques et militaires. Nous espérons avoir montré ici la trop grande partialité de cette opinion et prouvé que la vie quotidienne importait à Jackson qualitativement autant que ses activités publiques.

Enfin, l’enchaînement des études permettait non seulement de ne pas hiérarchiser les thèmes, mais encore de les lire dans un ordre indifférent. Seuls une chonologie ou un récit doivent être lus d’un bout à l’autre. C’était le parti pris de ce travail que de permettre une lecture plus libre en n’établissant aucune hiérarchie d’importance. Il est à espérer qu’on comprendra que chaque thématique dans la vie de Jackson prend sa place dans un tout qui est son être-au-monde. Dans cette perspective, il aurait été présomptueux de vouloir substituer à cet effort une quelconque mise en ordre, arbitraire et dangereuse pour l’estimation de son action.

La plantation renferme, à la fois dans l’imaginaire individuel et collectif, l’essence et les motivations profondes de la société des planteurs. Elle est aussi le lieu de l’oppression la plus institutionnalisée ayant existé aux États-Unis. Membre à part entière de ce système, Jackson ne pouvait être défini sans être inscrit dans une réalité sociale, économique et humaine qui modelait chaque jour, dans son fonctionnement quotidien, sa vision du monde.

Notes
603.

Fairbanks fut le pionnier de l’archéologie historique concernant les plantations du Sud. Il débuta ses travaux en 1968 à Kingsley Plantation, dans l’île de Fort St. George, en Floride.

604.

Pap NDaye a traduit le livre de Peter Colchin, American Slavery, 1619-1867, sous le titre Une institution très particulière: l’esclavage aux États-Unis, 1619-1867. (Paris: Belin, 1999).