Conclusion

Nous reviendrons brièvement ici sur quelques points de notre étude qu’il semble bon de souligner, ainsi que les pistes de recherche futures qu’ils sont susceptibles d’inspirer. Chacune de nos études était close par une conclusion provisoire, nous nous contenterons donc ici de rassembler ces conclusions afin d’établir un lien explicite qui éclaire le titre de cette étude.

En occultant délibérément ce qui fait d’Andrew Jackson un grand héros américain, nous avions deux objectifs. Le premier consistait à restituer l’importance et les expressions d’une facette privée qui nous semblait manquer dans les ouvrages qui lui étaient consacrés. Depuis la parution en 1984 du dernier tome de la biographie de Remini, les livres traitant de la période jacksonienne, voire de Jackson lui-même, se concentrent principalement sur la politique de la période 605. La dimension personnelle de l’homme n’y apparaît qu’anecdotiquement.

Le second objectif tendait à représenter la vie quotidienne d’un membre de l’élite du Centre Tennessee, une région hybride où la cultivation du coton l’éloignait, par sa composition sociale, de l’est de l’État, mais aussi du reste du Royaume du coton par la difficulté des planteurs de la région à obtenir des revenus réguliers de leur activité. Les conditions météorologiques et la position septentrionale du Tennessee ne permirent jamais des profits aussi mirifiques que ceux engrangés par les producteurs de l’Alabama ou du Mississippi. La diversification des cultures dut intervenir bin avant la guerre Civile et Jackson s’orienta dès la fin des années 1830 vers d’autres récoltes, telles que le tabac. Des conditions difficiles de la frontière (années 1790) à l’opulence de l’Hermitage des années 1820, la vie privée de Jackson documente une période somme toute mal connue et relativement peu traitée, surtout en France.

En pénétrant dans l’univers de Jackson, nous nous sommes rendus compte, au jour le jour, d’un phénomène social avéré dans cette région qu’était le mélange des sphères publique et privée. Malgré le titre de cette étude, L’homme privé, il s’est trouvé que les centres d’intérêt occupaient sans cesse un espace intermédiaire entre l’homme et son groupe, entre les sentiments individuels et l’adhérence à un code qui dictait le comportement de chacun. Il nous a été ainsi très difficile d’évaluer la part de chacune des sphères dans la vision du monde des Jackson. En fait, les planteurs ne se posaient même pas la question de la dichotomie. La force du conformisme social était telle que la question du privé et du public ne se posait pas en terme d’opposition, mais davantage sous l’angle du devoir et de la place parmi les pairs. Le caractère et la réputation se chargeaient de défendre l’individu contre une ingérence trop insupportable du regard d’autrui dans ses affaires personnelles.

Nous avons tenté ici d’approcher les pratiques d’une histoire culturelle à l’échelle individuelle, tout en gardant à l’esprit l’ancrage de Jackson dans une société, un groupe, une famille. Nous ne sommes pas historien et ne prétendons pas l’être. Toutefois, le matériau de cet étude, son sujet et les outils nécessaires à son traitement se sont inspirés, entre autres, de l’histoire, si ce n’est que dans les lectures périphériques à la correspondance. Notre exploration de la vision du monde propre à Jackson et à ses pairs rejoint en outre la définition que donne Jean-François Sirinelli de l’histoire culturelle :

‘L’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe humain dont la nature peut varier (...) qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission. Comment les groupes humains représentent-ils et se représentent-ils le monde qui les entoure ? (cité dans Michel Sot et al., in Rioux & Sirinelli, 1997 : 170).

Ainsi, nous avons pris en compte dans notre échaffaudage les différentes composantes de ce monde que nous prétendions décrire. Ces éléments concernent tous l’univers privé de Jackson, un terme dont nous avons dit qu’il était pour le moins ambigü, sinon flou pour l’époque considérée. Néanmoins, on peut tout de même dire que la famille, les amis et les affaires, ainsi que la plantation sont au coeur du réseau intime de Jackson, qu’ils constituent ce qu’il appelle la famille, ce pour quoi il a oeuvré toute sa vie. Notre approche n’a pas pris en compte une hiérarchie de ces facteurs, mais s’est employée à en montrer l’imbrication.

Les affaires publiques telles que la guerre ou la politique sont d’un autre ordre. L’étendue des relations qu’elles supposent est différente. Les réseaux d’amitié ou de caste ne peuvent contenir l’invasion du corps social tout entier, alors que les affaires privées pouvaient être dominées (à peu près) par une élite toute-puissante. Mais surtout, mise à part la gloire, c’est l’absence de bénéfices personnels retirés par Jackson qui caractérise le plus ses affaires publiques. Il goûta finalement peu aux fruits de ses conquêtes militaires, bien qu’il en fît profiter largement ses amis. De même, ses mandats présidentiels furent plutôt ruineux pour sa bourse. En outre, c’est là qu’il tenta princpalement de faire valoir l’héritage révolutionnaire si cher à son coeur.

L’étude de la sphère privée nous permet, ainsi que nous l’avons étayé tout au long de ce travail, d’étoffer le personnage de Jackson et d’en réduire la dimension mythique. En le replaçant dans son univers quotidien, nous espérons avoir rétabli une sorte d’équilibre entre l’homme privé et son statut de figure nationale placée sur un pied d’estale ou renvoyée au panthéon des Méchants dans un même processus de réduction à des clichés, à des formules pratiques visant à renforcer une théorie ou une autre. La densité de ses relations interpersonnelles, la diversité de ses activités quotidiennes témoignent d’une épaisseur de vie que nous avons voulu saisir et transcrire à travers le témoignage écrit de lettres échangées.

Nous n’avons fait que parcourir cette existence à la fois individuelle et collective. Nous regrettons par exemple de n’avoir pas traité explicitement de la santé de Jackson, un élément important de sa vie qui mériterait une étude complète 606. Au cours de nos recherches, nous avons buté sur bien des aspects de cette vie quotidienne demeurés sinon obscurs, néanmoins relégués dans l’ombre de l’histoire. Nous avons vu combien l’approche de Rachel Jackson était rendue difficile par l’absence de documentation. De même, bien des aspects de Junior demeurent obscurs. Certaines périodes de la vie de Jackson sont également complexes à appréhender par manque d’archives, notamment sa jeunesse, voire même ses premières années au Tennessee ou bien encore la période précédent la guerre de 1812. La vie quotidienne des esclaves à l’Hermitage, par ailleurs, demeure extrêmement énigmatique. C’est toutefois un sujet qui reçoit aujourd’hui une attention soutenue, grâce, nous l’avons vu, à l’archéologie. Cette piste doit être suivie, d’autant que l’Hermitage est un lieu privilégié en ce domaine, où des fouilles systématiques explorent le sous-sol de la propriété. Avec l’aide de la documentation abondante de la plantation, ces recherches permettront sans doute d’avancer la connaissance d’un sujet encore plein de mystères.

Les réseaux commerciaux des premières années du Tennessee, ainsi que l’organisation postale, routière, hôtelière, sont autant de sujets que notre travail a abordé de biais sans pouvoir toutefois y consacrer le temps nécessaire. Des hommes tels que John Coffee, arpenteur et négociateur de traités, mais aussi planteur, fondateur de villes, spéculateur, pourraient éclairer par leur abondante correspondance (recueillie sur microfilms) bien d’autres aspects d’une vie quotidienne encore mal connue, malgré les nombreuses études de microcosmes sudistes publiées depuis quelques décennies déjà. En dernier ressort, il serait bon de reprendre ce corpus gigantesque et d’en extraire une synthèse, une histoire culturelle du Sud, qui n’a à notre connaissance, pas encore été entreprise. Ces considérations sont plutôt éloignées des problèmes politiques de la période, même si elles en sont souvent l’écho ou le reflet. Nous avons vu combien Jackson vivait avec son temps, soumis à la fois aux conjonctures sociales, politiques économiques, et aux aléas de la vie quotidienne, avec son lot de réussites et d’échecs. Nous avons souligné l’importance de la facette privée dans le personnage d’Andrew Jackson et espérons que les études ultérieures de cet homme de la jeune république en reconnaîtrons la complexité et la richesse.

Notes
605.

Les titres des quelques livres publiés à propos de Jackson sont édifiants : Richard B. Latner, The Presidency of Andrew Jackson: White House Politics, 1829-1837, (1979) ; Harry L. Watson, Liberty and Power: The politics of Jacksonian America, (1990) ; Daniel B. Cole, The Presidency of Andrew Jackson, (1993), , Harry L. Watson, Andrew Jackson vs. Henry Clay: Democracy and Development in Antebellum America, 1997. Mentionnons l’ouvrage de Lorman L. Latner, Andrew Jackson and his Lieutenants: A study in Political Culture, (1997) qui est à cheval entre les rapports personnels et la politique. En outre, les ouvrages traitant plus largement des changements sociaux de la période sont plus nombreux, tels celui d’Edward Pessen, Jacksonian America: Society, Personality and Politics, (1985) ou celui de Jack Larkin, The Reshaping of Everyday Life, (1988).

606.

Nous mentionnerons l’article de référence de Frances Tomlinson Gardner, “The Gentleman from Tennessee”, Surgery, Gynecology, and Obstetrics, (mars 1949), 405-411 qui donne un aperçu déjà saisissant des maux qui affectèrent Jackson toute sa vie.