b) La passion unificatrice : la littérature

La compréhension du cheminement de nos auteurs vers leurs destins de romanciers requiert une vision plus éclairée des contextes socioculturels dans lesquels leurs oeuvres ont vu le jour. Notre intérêt pour les chemins parcourus par les littératures tchèque et algérienne, contrairement aux apparences, n’est pas dû à une quelconque admiration des panoramas historiques tant affectionnés par les manuels scolaires. En effet, l’art de l’écriture, outre son existence en tant qu’expression d’une individualité, est également le produit d’une mémoire collective. En entamant notre réflexion sur ce qui a provoqué chez Boudjedra comme chez Kundera cet irrépressible désir d’être lus, nous avons été confrontés à la nécessité de prendre en considération tous les éléments susceptibles de participer d’une manière ou d’une autre, dans l’élaboration de ce désir.

Le jeune parcours de la littérature algérienne de langue française nous est certes plus familier que celui de la littérature tchèque, mais nous ne pouvons délaisser l’un au profit de l’autre, au risque de paraphraser nos références. Afin que notre démarche soit moins mécanique, davantage ancrée dans le contexte de cette étude, nous essayerons de faire une synthèse des différents regards portés sur ces littératures, autant de versions de l’histoire littéraire, susceptibles peut-être, selon l’humeur et l’air du temps, de changer d’une décennie à l’autre. Notre projet étant de comprendre comment nos deux auteurs ont embrassé (de manière si naturelle, comme si cela allait de soi) une carrière littéraire en marge de leurs environnements respectifs, nous consulterons des articles de dictionnaires (Maghreb 42, Littérature maghrébine de langue française 43, Littérature contemporaine tchèque depuis 1918 44, Littérature tchèque 45), l’introduction46 de la Littérature maghrébine d’expression française 47 et un article paru dans la revue Critique, Le chemin difficile de la littérature tchèque 48.

Ce « chemin difficile » pourrait tout autant désigner celui de la littérature algérienne d’expression française car elle a concentré en quelques décennies toutes les étapes que la littérature tchèque a connues durant un parcours chaotique lié à l’histoire de l’ancien continent. Antonin Liehm relate fort bien l’histoire de la littérature tchèque dans un article que nous escamotons et maltraitons quelque peu en citant , en note de bas de page, les passages qui nous paraissent les plus explicites quant aux moments décisifs qui l’ont marquée49. A peine sortie du joug nazi précédé par l’emprise de l’Empire austro-hongrois, la Tchécoslovaquie est très vite convoitée par la puissance soviétique. Elle connaît ainsi en moins d’un siècle, trois occupations.

Il en a suffit d’une seule pour que la littérature algérienne, « une littérature nécessaire »50, née dans la douleur, le déchirement et la violence inhérente à tout acte contestataire, se trouve d’emblée et de plein pied, projetée dans le XXème siècle occidental. Forte de cette double aliénation – celle de la langue et celle de la culture – elle est d’abord apparue comme une littérature documentaire, puis a très vite oeuvré pour prouver son existence en tant que littérature à part entière, pour réussir enfin à faire entendre sa voix.

Le problème de la langue pourrait effectivement gêner ce rapprochement. Si le tchèque n’a connu sa première grammaire qu’au XVIème siècle, avec la réforme, concurrençant ainsi le latin aussi bien dans les textes religieux que dans les récits (voyages, chroniques, mémoire), il fut très vite mis à mal par la germanisation consécutive à l’invasion de l’Autriche et à la restauration de l’église catholique. Suivent alors trois siècles où la vie culturelle subit en alternance des périodes d’intense activité et des vagues de cruelle répression :

‘« Appartenant à une nation de tradition occidentale onze fois centenaire, formant un Etat puissant au Moyen-Age (royaume de Bohême), les Tchèques, affaiblis par les guerres de religion au XVème siècle (...) privés après la Montagne Blanche (1620) d’une vie politique indépendante, de leur noblesse, d’un quart de leur population (...), au bord de l’asphyxie intellectuelle et linguistique au XVIII ème siècle, se redressent, stimulés par les idées venues de l’Occident, en réagissant contre la germanisation et grâce à des intellectuels issus du peuple d’abord, des classes moyennes ensuite »51.’

Ce schéma se reproduit également au XXème siècle, avec la formation officielle de la nation tchécoslovaque (1918), avant d’être le témoin de sa débâcle à la veille de la seconde guerre, de sa reconstitution en 1948 et de sa dernière et probablement définitive dissolution en 1992. L’existence de ce pays aura été le fruit d’un désir unioniste éprouvé par certaines figures de son histoire. La Bohême, la Moravie et la Slovaquie, trois régions unies par la volonté de l’occupation lors des prémices de leurs destin commun, sont finalement, malgré l’usage d’une même langue, séparées par leurs différences aussi bien ethniques que religieuses ou culturelles. Bohême et Moravie forment aujourd’hui la Tchèquie ou République Tchèque et la Slovaquie qui a toujours proclamé son désir d’autonomie, continue seule son chemin.

Nous voyons donc que l’Empire austro-hongrois a pu modifier les frontières de ce pays mais n’a nullement influé sur le cours de l’évolution de la langue tchèque, sinon en ralentissant l’épanouissement intellectuel, principalement au cours des XVIIème et XVIIIème siècles. Plus tard, les soviétiques feront preuve des mêmes projets d’intégration pour les tchécoslovaques et se heurteront à la même résistance de leur part. Ainsi, ni le discours religieux (latin), ni l’assimilation coloniale (l’Empire), ni la verve idéologique (communisme) n’auront raison de ce peuple. Le premier n’aura servi qu’à préparer la réforme, la deuxième n’aura causé que des révoltes et la troisième, malgré un réel pouvoir de séduction au départ, n’aura réussi qu’à retourner le glaive contre elle-même. L’effervescence culturelle dans les périodes d’ouverture sur l’Europe, notamment avec l’apparition dans la deuxième moitié du XIXème siècle de l’« école cosmopolite », et au début du XXème siècle, d’un courant de traducteurs faisant écho à une grande diversité de la production littéraire et à un mouvement d’inspiration puisée dans les oeuvres françaises, n’a pas détourné les tchèques de leur véritable nature. Ils sont restés fidèles à la défense de leurs traditions et de leur patrimoine.

L’Algérie a par contre connu un parcours totalement différent puisque la culture autochtone n’a que trop peu résisté à l’invasion territoriale. Depuis les conquêtes islamiques, la langue arabe a dominé les dialectes locaux et la succession des différentes dynasties arabo-musulmanes n’a fait que consolider l’aliénation. L’on mesure déjà et jusqu’à nos jours l’impact de cette religion sur le Nord de l’Afrique. La langue arabe, définitivement sanctifiée et totalement assimilée à la parole divine, gagne par là même sa dimension sacrée. Même l’Empire Ottoman n’a pas osé imposer le turc, au contraire, les dignitaires mandatés dans la région, aussi bien à Alger qu’à Tunis, n’ont introduit que certains aspects de leur culture (cuisine, musique, traditions), d’autant plus qu’ils représentaient, théoriquement et symboliquement, la continuité du pouvoir arabo-musulman, lui-même chapeauté par le pouvoir divin exprimé dans le Coran, en arabe. Avec la colonisation française, les donnes seront changées : autre civilisation, mais surtout autre religion et autre regard.

Sous l’influence de cette occupation, précisément aux lendemains de son centenaire, ou encore aux « alentours de 1930 – année de la célébration du centenaire de la colonisation »52 est née « en Algérie, (...) avant de se développer dans les deux pays voisins »53 une forme d’expression littéraire que l’on désigne aujourd’hui par des appellations telles que littérature maghrébine de langue françaiselittérature maghrébine d’expression françaiselittérature francophone du Maghreb, etc. Elle est donc apparue sur le tard, en fin de période coloniale. Comme le suggère l’introduction de Littérature maghrébine d’expression française 54, les premiers auteurs algériens écrivant en langue française pour être admis au départ dans le cercle de la littérature coloniale, entament une « timide contestation »55 et se laissent décrire comme « un “échantillon” de la réussite de la mission salvatrice de la France, exhibés pour justifier la politique d’assimilation»56.

Après la seconde guerre mondiale, les contradictions nées des interférences entre démagogie coloniale et valeurs démocratiques et humanistes ressenties de part et d’autre de la Méditerranée, ont permis l’éclosion d’un nouveau mouvement littéraire, cette fois bien ancré dans la contestation et la dénonciation. Mimésis se transforme alors en catharsis, au moment où se prépare l’affrontement final. Il est cependant communément admis que la littérature maghrébine d’expression française est apparue à cette dernière époque, c’est-à-dire après la seconde guerre, ce qui relègue les figures des débuts littéraires, peut-être après tout pas très glorieux, dans le brouillard des laissés-pour-compte.

C’est en somme vers 1950, avec les premiers romans de Mouloud Feraoun, notamment « Le Fils du pauvre »57, Mohammed Dib et Albert Memmi, que les différents articles consultés s’accordent à situer la véritable naissance de cette littérature. En utilisant la langue de l’« autre » pour se démarquer de lui, s’est effectuée une « prise de conscience fondatrice de la littérature maghrébine d’expression française depuis les conquêtes islamiques » dont le catalyseur n’est autre que le « sentiment douloureux d’une identité méconnue, occultée ou bafouée ».58

L’apparition soudaine de cette littérature à un moment précis de l’histoire, (il faut bien le dire) algérienne, s’est faite « d’une part, parce qu’il y avait au Maghreb une quantité suffisante de gens biens formés à la langue française et, d’autre part, parce que la culture littéraire, loin d’y être un fait nouveau, perdurait sous diverses formes, en langue arabe ou berbère, écrite ou parlée»59. Si monstre il y a, il a bien été créé par les autorités coloniales qui, dans une perspective d’assimilation, procèdent « dès les années 1880, (au) démantèlement des institutions locales (qui) bouleverse la société algérienne. L’imposition du français détermine un nouveau statut pour les Lettres dans une nouvelle hiérarchie linguistique. (Dès lors), l’enseignement de l’arabe, plus ou moins confiné au rituel religieux, ne se maintient que de façon rudimentaire »60

Il faudra donc, malgré les réticences idéologiques, faire fi de toutes les susceptibilités et apprendre la langue du colon pour pouvoir s’affirmer dans le système en place. Il s’agit d’apprendre la langue de cet « autre » hautain et méprisant, afin de lui montrer qu’il a tort d’occulter les capacités intellectuelles d’une communauté qu’il voulait cantonner dans des activités manuelles ou prolétariennes, en modifiant sa stratégie éducative coloniale, passant ainsi de l’outil d’assimilation au modèle de ségrégation, n’accordant aux autochtones que « les rudiments d’une culture dont tout le monde a désormais compris qu’elle peut être le moyen d’une émancipation, voire d’une conquête de l ’égalité des droits avec les colons»61. Ou alors, il faudra continuer à écrire dans sa propre langue, populaire ou classique, arabe ou berbère, prendre en quelque sorte le maquis, opposer une « résistance à la déculturation »62. Notons au passage que Boudjedra n’a toutefois pas  vécu le choix douloureux entre une instruction classique et complète mais en langue française, ou une éducation escamotée en langue arabe. Son père l’a en effet envoyé en Tunisie où le système éducatif était moins sclérosé par le colon. Il a ainsi pu jouir du bilinguisme tout comme Khatibi et Meddeb. Le bilinguisme ainsi que la crise identitaire causée par l’intrusion du colon ont été largement étudiés durant les trois décennies qui suivirent l’indépendance de l’Algérie (dernier pays du Maghreb à être décolonisé) à tel point qu’il s’agit maintenant de deux clichés de la littérature maghrébine.

La patrie de Boudjedra est aujourd’hui, trente cinq ans après sa décolonisation, toujours considérée comme le chef de file de la littérature maghrébine d’expression française, le lieu de sa naissance et de son développement. L’hypothèse la plus répandue concernant cette position de prédilection, la décrivant tantôt sous les traits d’Orphée charmant les dieux, tantôt sous ceux de Prométhée leur volant le feu pour le donner aux humains, est sans doute l’apparition plus tardive des littératures marocaine et tunisienne de langue française, « autour des années cinquante »63. Il est communément admis qu’un fait historique marquant semble à l’origine de l’essor littéraire :

‘« La Tunisie et le Maroc n’ont point connu la violence coloniale qui a sévi en Algérie, ni la radicalisation des processus identitaires; ils ont ainsi pu sauvegarder plus simplement leur culture d’origine berbère et arabe »64.’

La littérature algérienne, véritable porte-drapeau d’un courant revendicatif d’une identité et d’une culture perdues, voit ses futurs compagnons de route se débarrasser de leur timidité et la rejoindre dans un élan de solidarité et un sentiment retrouvé d’appartenance à une même communauté. Après le retrait définitif des français du Maghreb, les pôles d’attraction de la littérature se modifient dans un processus tout à fait logique : l’ennemi n’est plus étranger, envahisseur hostile et destructeur de l’identité nationale, il est à l’intérieur de la société même, sorte de gangrène qu’il faut combattre dans l’urgence :

‘« Les indépendances susciteront d’autres questions (...) Ainsi la guerre d’Algérie laisse place aux guerres d’Algérie: la critique sociale, la relation au pouvoir, l’exil, la famille, la sexualité, l’insatisfaction culturelle, le conflit entre culture savante et culture populaire, la question de l’origine et de l’identité, la question du sacré, le dialogue Orient-Occident et l’inscription dans la culture universelle »65.’

Toutefois, l’indépendance de ces pays n’a pas suffit à la cicatrisation de la blessure. Une fois les topos du bilinguisme et de la crise d’identité dépassés, les écrivains de la fin des années soixante et des années soixante dix (Rachid Boudjedra, Mohammmed Khair-Eddine, Abdelkébir Khatibi, Tahar Ben Jelloun, Nabile Farès) s’attaquent aux maux de leurs sociétés, cette fois de l’intérieur : religion, tradition, condition féminine, patriarcat, inceste et autres tabous sexuels, bref, les blessures du corps dans toute leur splendeur. Le mal ne vient plus de l’autre (le colon), mais de soi. Cependant, leur démarche reste en marge de leurs sociétés, créant une contradiction entre leur désir de changement profond par la remise en question, et leurs exigences littéraires qui les coupent des masses. L’absence de coordination qui fonde les relations entre écrivains et lecteurs maghrébins peut se résumer par ces propos :

‘« La situation des écrivains de cette génération se trouve en quelque sortes en porte-à-faux. Leur style, la forme romanesque qu’ils utilisent, les thèmes qu’ils traitent sont souvent contestataires et, à la limite, révolutionnaires. Il existe un certain décalage entre leur intention d’atteindre, de toucher, de transformer le peuple, et une production qui reste souvent hermétique, rebutant parfois le lecteur moyen. Ces auteurs écrivent pour la classe la plus éduquée et la plus bourgeoise. Leurs interviews révèlent la situation paradoxale où ils se trouvent, qui est de vouloir réformer toute la société et de ne pouvoir toucher qu’une infime partie de celle-ci »66.’

Une fois la France partie, certains de ces écrivains et d’autres qui ont, comme l’on mettrait en scène une tragédie grecque, rêvé et mis en mots des sociétés nouvelles, fondées sur des valeurs différentes dans une perspective de modernité, ont également choisi l’alternative de l’exil et ont rejoint cette nation combattue par leurs aînés. Ce mouvement migratoire n’a cependant inspiré aucune concession à Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Mohammmed Khair-Eddine, Nabile Farès et Rachid Boudjedra :

‘« Aucune allégeance n’est faite à la langue de l’ancien colonisateur, aucune admiration n’est formulée autrement qu’en terme de séduction perverse. Seul s’exprime un rapport tendu et passionné dans lequel les poètes maghrébins “voleurs de feu”, pour reprendre l’expression d’Arthur Rimbaud, amorcent une critique tous azimuts des systèmes de valeurs et de pensée que leur ont légués les conquêtes, qu’elles fussent d’Orient ou d’Occident, arabo-islamique ou occidentale. Cette littérature, tout en se nourrissant de l’entre-deux culturel, élabore une nouvelle problématique identitaire et revendique une double généalogie »67.’

Certains n’hésitent pas aujourd’hui à annoncer de temps à autres la mort prochaine de cette littérature avec celle de ses derniers pontes. Il serait certes plus commode d’enterrer cette écriture//lecture qui nous rappelle trop la blessure honteuse de la colonisation, assimilée à un viol. En effet, on «n’admet pas toujours qu’une littérature engendrée par les anomalies de l’Histoire soit seule capable de les interpréter, de les dépasser ou de les transformer en ferments de passion et de vie »68. C’est précisément cette leçon magistrale que nous donne Boudjedra : alchimiste moderne, il transforme la fange infecte en « ferments de passion et de vie ».

Nos deux écrivains ont débuté leurs carrières respectives par des textes écrits dans la forme la plus subjective, la poésie. Pour ne plus rêver (1965) de Boudjedra et L’Homme ce vaste jardin (1953) de Kundera, n’ont pas réellement fait date. Leurs auteurs s’imposeront quelques années plus tard, grâce à leurs premiers romans : La Répudiation (1969) pour le premier et La Plaisanterie (1967) pour le second. Nous ne pouvons ne pas rapprocher les années de parution de ces deux textes de celle qui a intégré le cercle des événements les plus marquants du XXe siècle : 1968. Le souffle de libéralisation qui a accompagné la révolte des ouvriers et des étudiants en France ainsi que le Printemps de Prague, a lieu entre les deux publications que nous avons citées. Ces romans font basculer le destin de leurs auteurs, désireux de donner à lire les maux qui rongent leurs sociétés, certes vus à travers le prisme de leurs subjectivités. Boudjedra réclame ainsi :

‘« Une littérature moderne, et non une littérature exotique, une littérature de voyage ou une littérature anthropologique. Qu’on fasse une littérature sincère, fondée sur une donnée très peu courante dans le monde arabe et dans le monde maghrébin : la subjectivité. Parler de soi, étaler son narcissisme, décrire le corps et le libérer, je crois que c’est l’essentiel, et pourtant, il est absent dans la littérature maghrébine »69.’

Boudjedra dit qu’il faut « parler de soi », « écrire le corps et le libérer », en l’occurrence le « corps » et le « soi » maghrébins. Une sorte d’entité pas tout à fait abstraite ni tout à fait concrète qui serait le « corps de la société, » une sorte de mélange des lecteurs potentiels, des individus qui forment la communauté et des instances qui les représentent et les gouvernent. Et c’est pour cela qu’il a reçu l’accueil que nous savons de la part des siens. Qui voudrait qu’on le déshabille, qu’on viole son intimité sans réagir ? Qui aimerait qu’on étale ses défauts, qu’on exploite le faiblesse de sa nudité ? Confronté à la même nécessité du politiquement et moralement correct, Kundera préfère affirmer :

‘« Le rôle du roman n’est pas de dénoncer les évidences politiques, mais de donner à voir les scandales anthropologiques »70. ’

Nous retrouvons dans ces propos la notion de rupture, exprimée par le terme « scandales ». La divergence dans la façon d’appréhender le monde est donc à l’origine de la séparation entre l’écrivain et cette entité pas tout à fait abstraite ni tout à fait concrète, à savoir son public au sens large du terme, l’oeil du jugement dernier. Kundera reconnaît en effet que « dans la vie, l’homme est continuellement coupé de son propre passé et de celui de l’humanité. Le roman permet de soigner cette blessure »71.

De tels propos expliquent la nécessité de notre exposé historique des littératures tchèque et algérienne. Il est en somme indispensable pour nous de saisir l’importance du « passé » culturel de nos deux écrivains pour pouvoir expliquer la « blessure » qui les sépare de ce passé et qu’ils tentent de « soigner » à travers l’écriture. Il s’agit bien d’une écriture unificatrice et non pas celle de la discorde. En outre, Kundera et Boudjedra contribuent à l’effondrement de l’image d’Epinal de l’auteur maudit ou sage, instigateur du mal ou objecteur de conscience. Les certitudes s’effondrent au contact de cette écriture fuyante, car « le propre de la littérature n’est-il pas l’interrogation, jusqu’à l’intolérable? »72. Il est en effet aussi important sinon plus, de poser les bonnes questions que de trouver les réponses.

Guy Scarpetta corrobore dans son ouvrage l’Impureté, les corrélations entre passé et présent dans la production littéraire. Il déclare que « la culture de notre temps » est « prise entre deux impasses : celle d’un passé sans avenir, et d’un “avenir” sans passé »73. Il ajoute :

‘« Les avants gardes, jusqu’à une époque récente, fonctionnaient selon une série d’oppositions simples, le nouveau contre le passé, l’invention contre l’académisme, la rupture contre la continuité, la révolution contre la réaction. Mais leur fuite en avant, leur radicalisme même, leur façon de fonctionner à coups d’interdits, les ont précipités dans l’impasse. Du coup, il semble que tout soit de nouveau permis, sans tabou, sans intimidations dogmatiques, sans obsession de la rupture à tout prix. Or cette liberté retrouvée n’est pas sans effet pervers : elle donne, paradoxalement, l’impression de déboucher sur un désarroi, une indécision, “un vide des valeurs” – comme si l’époque, prise de vertige à la suite de l’écroulement de ses anciennes utopies, ne savait plus à quoi, esthétiquement, se raccrocher »74.’

Malgré cela, le roman garantit, grâce à l’éventail de possibilités de questionnements illimitées qu’il est seul à offrir à l’écrivain, la pérennité de la littérature. En choisissant ce genre, nos auteurs font preuve d’un parti pris : celui de l’homme en tant qu’objet littéraire. L’un clamant haut et fort sa soif d’une écriture du corps, l’autre érigeant le genre romanesque en « gardien de l’identité de l’homme »75.

Notes
42.

- In- Dictionnaire des littératures de langue française, Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres, Paris, Bordas, 1984, 3 volumes, 2637 pages; pp. 1349-1355.

43.

- In- Dictionnaire des oeuvres du XX e siècleLittérature française et francophone, sous la direction de Henri MITTERAND, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995, collection Les Usuels, 621 pages; pp. 278-280.

44.

- In- Dictionnaire des littératures, Ouvrage publié sous la direction de Philippe VAN TIEGHEM, Paris, 1968; 2è éd. 1984, 4 volumes, 4348 pages; pp. 3851-3872.

45.

- In- Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, op. cit., pp. 1620-1621.

46.

- Pp. 5-21.

47.

- Sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Vanves, Edicef, 1996, 271 pages.

48.

- LIEHM, Antonin. Le chemin difficile de la littérature tchèque, op. cit.

49.

- « La publication en France de l’extraordinaire roman de Ludvik Vaculik (Sekyra) et du recueil de nouvelles de Milan Kundera, Risibles amours (Smesné làsky), a attiré de nouveaux l’attention sur la littérature tchécoslovaque. (...) Vaculik et Kundera prouvent bien que cette littérature est d’une importance considérable et que son existence ne dépend plus de l’actualité. Mais, en même temps, elle a été et reste à ce point liée à la vie politique et sociale de leur patrie qu’il nous paraît important d’examiner les causes et les raisons de cette relation qui témoigne de l’existence de rapports particuliers entre les structures culturelles et politiques en Europe de l’Est.

Cette prise de conscience du pays à travers la littérature et vice versa n’est pas – après 1956– un fait inattendu, dû a des circonstances. Le royaume de Bohême fut, dès le XIVe siècle, le théâtre d’un merveilleux essor. C’est en 1348 qu’a été fondée l’Université de Prague; c’est de là qu’est venue la première Réforme européenne, celle de Jean Hus; c’est là que le mouvement humaniste du XVIe siècle connut son plus grand épanouissement en Europe centrale; c’est de la Bohême et du soulèvement de ses Etats et de son intelligentsia protestante qu’est née, en 1618, la guerre de Trente ans. Et c’est alors exactement que se produisit l’événement qui a déterminé le rôle de la culture et des intellectuels dans l’histoire tchèque moderne. En juin 1620, sur la place de la Vieille Ville, à Prague, tombèrent les têtes des représentants les plus en vue de l’élite politique et intellectuelle tchèque. Des milliers d’autres ont pris le chemin de l’exil. Dorénavant, l’un des pays des plus éclairés d’Europe, dont la capitale fut un centre culturel de toute première grandeur, se trouve d’un jour à l’autre réduit au rang de province oubliée de l’Empire, seul pays européen condamné à vivre ses XVIIe et XVIIIe siècle – ces deux siècles de la noblesse et de la culture de cour– sans noblesse, voire sans élite nationale. En plus, le pays est dévasté économiquement et subit une “recatholisation” forcée et brutale, accompagnée d’une germanisation sans merci.

Lorsqu’à l’époque des Lumières une nouvelle étape de l’histoire nationale tchèque

commence à se dessiner, les premiers pas d’une nouvelle politique tchèque se firent uniquement sur le plan culturel. Les écrivains, les linguistes, les historiens, les premiers journalistes, les instituteurs et le bas clergé, tous ceux qui étaient liés à la renaissance de la langue, de l’esprit et de la conscience nationales, sont devenus ainsi les premiers représentants de la politique moderne tchèque, les chefs politiques de la nation. Cette unité qui lie culture et politique et s’exprime même à travers l’unité des personnes caractérise dans une large mesure le XIXe siècle tchèque. Les thèmes culturels deviennent les grands enjeux des combats politiques; pendant des décennies, il va de soi que c’est le devoir de la culture de servir non seulement la cause, mais la politique nationale. Paradoxalement, l’affranchissement de la culture, dans le sens le plus large du mot, devient l’autre grand thème du combat politique (...).

Cette tradition d’une relation étroite entre culture et politique se maintint au XXe siècle, passa par différentes étapes (...) et connut son éclat le plus vif après la deuxième guerre mondiale d’abord, après 1956 ensuite. » Pp. 842-843.

50.

- Littérature Maghrébine d’expression française, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, op. cit., p. 5.

51.

- Dictionnaire des littérature, op. cit., p. 3851.

52.

- Littérature maghrébine d’expression française, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, op. cit., p. 5.

53.

- Id.

54.

- Op. cit.

55.

- Littérature maghrébine d’expression française, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, op. cit., p. 7.

56.

- Id.

57.

- Ibid., p. 6.

58.

- Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit., p. 1349.

59.

- Id., p. 1350.

60.

- Littérature maghrébine d’expression française, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, op. cit., p. 6.

61.

- Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit., p. 1349.

62.

- Littérature maghrébine d’expression française, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA et Abdallah MDARHRI-ALAOUI, op. cit., p. 6.

63.

- Dictionnaire des oeuvres du XX è siècle, op. cit., p.278.

64.

- Id.

65.

- Ibid., p. 279.

66.

- Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit., p. 1353.

67.

- Dictionnaire des oeuvres du XX e siècle, op. cit., p. 280.

68.

- Id.

69.

- BOUDJEDRA, Rachid. Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité op. cit. p 46.

70.

- KARVELIS, Ugné (propos recueillis par). Le romancier envie toujours le boxeur ou le révolutionnaire, in. Le Monde du 23/01/76, p.16.

71.

- Id.

72.

- BONN, Charles, Emigration immigration et littérature maghrébine de langue française, La béance des discours devant des espaces incongrus, in. Maghreb Machrek n° 123 janvier-février-mars 1989, Paris, La Documentation française, 267 pages, pp. 27 à 32; p.32.

73.

- SCARPETTA, Guy. l’Impureté, Paris, Grasset, 1985, coll. Figures, 389 pages; p.8.

74.

- L’auteur d’un article sur Milan Kundera s’adresse à lui en ces termes : « Vous citez avec approbation “la thèse obstinément répétée d’Hermann Broch, selon laquelle la seule raison d’être d’un roman est de découvrir ce qui ne peut l’être que par le roman”, et les vôtres constituent une splendide démonstration de cet argument ».

- PODHORETZ, Norman: Lettre ouverte à Milan Kundera traduit de l’anglais par NOTARI, Nathalie; in. Commentaire n° 36, hiver 1986-87, Paris, Julliard, pages 712-720; p.714.

75.

- «  On ne cesse de proclamer le déclin du roman. En ce siècle de mort et de progrès, c’est pourtant lui qui reste le  gardien de l’identité de l’homme ».

- KARVELIS, Ugné. Le romancier envie toujours le boxeur ou le révolutionnaire, op. cit.