Les romans de Boudjedra ont cette insoutenable réputation d’être subversifs, violents, mais toutefois innovateurs du genre. L’écrivain a été affublé des titres de révolté, de destructeur des idées reçues et de dénonciateur d’une « société sclérosée ». Nous ne pouvons aborder son oeuvre sans tous ces a-priori. Il nous a paru indispensable d’étudier les « voix » qui les véhiculent à la lumière de celles qu’utilise Kundera.
Il ne s’agit pas ici de « voix » qui suscitent l’apitoiement ou l’attendrissement. Boudjedra s’insurge contre la littérature « misérabiliste »121 qui a eu son heure de gloire au Maghreb et considère Nedjma de Kateb Yacine comme « un début de modernité », comme « la première rupture épistémologique de la littérature maghrébine. Là, on ne pleurniche plus, on ne fait pas du mauvais Balzac ou du mauvais Zola »122. Ne serait-ce pas là une version maghrébine de la lutte de plusieurs auteurs centre-européens, dont Kundera, contre le culte du kitsch qui a vu fleurir une littérature populaire axée sur le plaisir facile et l’identification ? A vrai dire, pour Boudjedra et Kundera, il n’y a aucune place à la médiocrité. On s’en rend compte dès le premier contact avec leurs romans, c’est-à-dire avec leurs narrateurs.
Nous ne pouvons entamer une étude des narrateurs sans évoquer le chapitre consacré aux voix par Genette dans Figures III. Bien que légèrement porté sur la schématisation, il nous est d’un grand secours dans notre analyse. Nous ne pouvons non plus passer dans cette partie sur « l’émancipation du narrateur »123 qui explique le jeu instauré dans nos romans autour du rôle, ou plutôt des rôles, que joue le narrateur. Le mot « émancipation » est très important dans la mesure où nos deux auteurs sont attirés par les innovateurs de la littérature française. Citons à titre d’exemple ce passage où Boudjedra fait l’apologie de C. Simon : « Pour moi, le plus grand écrivain du monde de cette deuxième partie du XXème siècle s’appelle Claude Simon (...) c’est un hommage que je rends à mon maître Claude Simon »124. N’oublions pas en outre de préciser que Kundera consacre une pièce de théâtre (Jacques et son maître) au Diderot de Jacques le fataliste.
Nous désignons dans le titre de cette sous partie par voix de toutes les douleurs, le murmure perçu à chaque ligne du roman, comme une sorte de mise en garde contre le kitsch qui n’est pas en fait le propre de Kundera mais d’une grande partie de la littérature contemporaine. Eva Le Grand nous dit à ce propos:
‘« Déjà Broch disait que la beauté dans l’art devient, depuis le romantisme, une déesse kitsch, vision qui, depuis lors, n’a subi que peu de changement : qu’on le nomme mensonge esthétique (Eco), esthétique de l’auto-tromperie (Calinescu) ou de simulation (Baudrillard), contrairement à la connaissance romanesque, le kitsch ne crée pas sa beauté, car toute sa séduction reste parasitaire de son référent qui, je l’ai dit, n’est qu’illusion. En d’autres mots, le kitsch ne séduit point par une vision, mais bien par une illusion de la beauté »125.’Plongeons-nous directement dans nos romans et voyons par quoi ce murmure se manifeste. Si l’on regardait d’abord comment débutent ces livres ? Les incipit des quatre romans qui forment notre corpus peuvent être révélateurs d’éléments fondamentaux. C’est en effet le premier (mais non moins décisif) « contact » que nous ayons avec les narrateurs :
‘« Avec la fin de l’hallucination venait la paix lumineuse, malgré le bris et le désordre, amplifiés depuis le passage des Membres Secrets; nous avions donc cessé nos algarades (lui dirai-je que c’est un mot arabe et qu’il est navrant qu’elle ne le sache pas? Peut-être vaudrait-il mieux ne pas réveiller la chatte agressive et tumultueuse qui dort en elle...) et nous nous tenions tranquilles »126.Quatre mots se détachent immédiatement de ces phrases : « fin », « commence », « revenir » et « retour». Le désir est nécessairement corollaire de la notion de « commence(ment) » et de « fin ». Cependant, il est tout de suite anéanti par le « retour », car par définition, on ne désire que ce qu’on ne possède pas.
La Répudiation s’ouvre sur la « fin de l’hallucination », donc du désir. Est-ce la fin du désir, ou le désir d’un ailleurs, d’autre chose? L’étape que représente notre lecture semble coïncider avec la fin d’une autre étape. Le livre lui-même est une suite d’« hallucinations » ponctuée par la présence intermittente du narrataire officiel qui n’est autre que Céline. Cette mise en abîme invite l’éternel retour du même. Déjà, le jeu avec le lecteur s’installe.
La Valse aux adieux « commence » par une description du cadre spatio-temporel romantique, puisqu’on nous parle d’une « petite ville d’eau » au début de « l’automne », où est née Ruzena que l’on prend d’abord et à tort (encore une supercherie pour brouiller les pistes) pour le personnage principal. Cette description est très vite marquée, grâce au contraste que crée la brutalité du mot « incendie » avec la douceur du reste de la phrase, par un désir de surprendre. Il semble nous dire : ne vous fiez pas aux apparences, une catastrophe se prépare peut-être dans cette « petite ville d’eau ». Mais en même temps, l’ironie du narrateur est suggérée par l’aspect gentillet des mots: « petite », « joli », « vallon ». Jusque là, il s’agit d’un chapitre d’exposition au sens traditionnel du terme. La rupture, déjà annoncée avec le mot « incendie », est consommée avec la phrase : « Echappera-t-elle jamais à ce lieu, à cet atroce pullulement de femmes ? »(p. 15) Par ces mots anodins, s’exprime une violence sous-jacente qui ne peut être de bon augure pour la suite du roman. Le narrateur ne se fait-il pas le porte parole de Ruzena ? Il exprime en effet ses pensées les plus profondes. Quant à celui de L’Insolation, il donne le ton en affirmant qu’il « rev(ient) » à « l’allusion à la plage », leitmotiv du roman, pour éveiller le désir du narrataire / lecteur, mais aussi, à un autre niveau, pour tuer dans l’oeuf celui de Nadia. Enfin, ce qu’on est en droit d’appeler la voix de L’Insoutenable légèreté de l’être, évoque d’emblée l’absurdité de tout désir puisqu’il est voué à l’éternel « retour ».
La loi (ou le code) de la séduction veut que le désir reste tacite pour qu’il garde toute son intensité. Sur ce plan, les voix semblent garder le suspens comme dans un roman policier. Constamment aux aguets, elles ne nous révèlent que les informations qui nous sont nécessaires au bon entendement de l’histoire. Elles vont jusqu’à saboter le désir ou brouiller les pistes en anticipant la révélation de certains faits : n’est-on pas réellement déçu de savoir dès la page 179 de L’Insoutenable légèreté de l’être que Tomas et Tereza sont morts130 ? Ne regrette-t-on pas de connaître à la page 123 de L’Insolation le prénom scrupuleusement tu du narrateur ? Cette impression de malaise entremêlée paradoxalement de plaisir éprouvée par le lecteur est probablement due au fait que ces voix sont faites de défi. Elles construisent, saccagent et bravent sans scrupules et impunément par une sorte de faux exhibitionnisme de l’écriture qui nargue le lecteur du début à la fin du roman. Ce qui est saisissant par ailleurs chez elles, c’est qu’elles détournent et altèrent le désir en le faisant également naître à la dernière page. Certaines nous laissent sur notre soif avec des phrases pleines de mystère :
‘« Restait maintenant à s’en aller le plus discrètement possible, malgré la peur stupide du sang et le silence de Samia qui ne répondait toujours pas à mes lettres; à moins que »131.Et d’autres disparaissent dans le néant exactement comme elles sont apparues, c’est-à-dire subrepticement :
‘« Un gros papillon de nuit effrayé par la lumière s’échappa de l’abat jour et se mit à tournoyer à travers la chambre. D’en bas leur parvenait l’écho affaibli du piano et du violon »133.Tout n’est donc que désir et rien n’existe en dehors des romans. Les voix/narrateurs ne le savent que trop bien. La boucle est ainsi bouclée et nous sommes renvoyés sans ménagement à la première page.
Nous sommes en outre très vite confrontés au problème du narrateur. Qui parle ? Dans les deux romans de Boudjedra, la présence de la première personne du singulier ne laisse aucun doute quant à leur aspect intimiste. Il s’agit bien de confessions. Les choses ne sont pas aussi évidentes pour Kundera. Aucune indication n’est donnée dans ces incipit. Ceci nous incite à croire en un premier temps à l’aspect impersonnel de ces romans. Gérard Genette précise :
‘« Le choix du romancier n’est pas entre deux formes grammaticales, mais entre deux attitudes narratives (dont les formes grammaticales ne sont qu’une conséquence mécanique) : faire raconter l’histoire par l’un de ses “personnages”, ou par un narrateur étranger à cette histoire »135.’Les narrateurs (que ce soit Mehdi, Rachid ou ceux de L’Insoutenable légèreté de l’être et La Valse aux adieux), prennent le contre-pied de cette affirmation. Ils ont tous des particularités qui en font des narrateurs à la fois « hétérodiégétiques » et « homodiégétiques »136 dans leur rapport au récit.
Dans L’Insoutenable légèreté de l’être et La Valse aux adieux, les narrateurs ne sont certes pas des personnages et sont absents de tout dialogue, mais ils sont si proches du récit qu’ils ne sont plus les observateurs objectifs qu’ils devraient être. Leur subjectivité est presque palpable et l’on se surprend à croire qu’ils font partie de l’histoire qu’ils nous racontent. Quant à ceux de L’Insolation et de La Répudiation, il leur arrive de s’éclipser ou de se détacher de leur récit. Le premier (Mehdi) aurait à la limite préféré que son histoire soit celle d’un autre pour que Nadia le croît, et le second (Rachid) par son refus de se dire et l’indifférence avec laquelle il condescend au désir de Céline, semble raconter l’histoire de quelqu’un d’autre.
Cette absence//présence crée un certain trouble dans notre esprit au moment de la lecture de ces romans, mais elle accentue notre désir de retrouver le narrateur car il est le seul à pouvoir nous communiquer ce que Barthes appelle « le plaisir du texte ». Il porte en lui la souffrance des personnages (ou la sienne), non comme un faix que l’on exhibe fièrement tel que le faisaient les romantiques, mais comme une tare qu’il jette en pâture au lecteur dès les premières pages.
Pour Boudjedra, le narrataire fictif ne compte que dans la mesure où il dévore cette souffrance. C’est le cas de Céline, mais est-ce le cas du lecteur ? C’est en effet sur lui que se retourne le récit de L’Insolation lorsque Nadia refuse d’engloutir la logorrhée de Mehdi. Pour Kundera, le lecteur est le seul narrataire. C’est donc directement à lui qu’incombe la lourde tache de la réception du récit. Il découvre au fil des pages qu’il est le témoin mais en même temps la victime du mécanisme du manque qui donne naissance au désir et à la souffrance.
- BOUDJEDRA, Rachid. Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité, op. cit., p. 44.
- Id.
- GENETTE, Gérard. Figures III, Paris, seuil, 1972, collection Poétique, 285 pages; p.248.
- BOUDJEDRA, Rachid. Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité, op. cit., p. 47
- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 58.
- BOUDJEDRA, Rachid. La Répudiation, France, Denoël, 1969; réédité, collection Folio, 1992, 252 pages ; p.9.
- KUNDERA, Milan. La Valse aux adieux, 1973; réédité, France, Gallimard, 1990, 300 pages; p. 15.
- BOUDJEDRA, Rachid, L’Insolation, France, Denoël, 1972; réédité, collection Folio, 1987, 253 pages; p.7.
- KUNDERA, Milan, L’Insoutenable légèreté de l’être, France, Gallimard, 1984; réédité, 1990, 475 pages; p.13.
- « Elle (Sabina) était à Paris depuis trois ans quand elle reçut une lettre de Bohême. Une lettre du fils de Tomas. (...) Il lui annonçait la mort de Tomas et de Tereza ».
- L’Insolation, p. 253.
- La Répudiation, p. 252.
- L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 455.
- La Valse aux adieux, p. 300
- GENETTE, Gérard. Figures III, op. cit., p. 252.
- Id.