A la lecture d’écrivains comme Boudjedra ou Kundera, nous nous rendons compte à nos dépens parfois, de la violence qui s’échappe de leurs oeuvres. Elle émane des mots mais aussi des structures romanesques, des compositions phrastiques et du choix des personnages. La question que nous nous posons alors est celle des causes et des conséquences de la poétique de la violence. Avant d’entamer notre analyse, nous devons spécifier que la violence n’est pas uniquement le propre d’un choix de mots crus et de situations exécrables ou scatologiques comme chez Boudjedra. Elle peut aussi naître d’un univers apparemment aseptisé comme celui de Kundera. Ce qui est commun à nos deux auteurs, c’est qu’elle émane de la bouche (ou, si l’on préfère, de la plume) des narrateurs. Dans le cas de Kundera, le problème du narrateur se pose en d’autres termes puisqu’il est d’emblée confondu avec l’auteur. Nous consacrons d’ailleurs une partie à ce sujet car le jeu avec le lecteur qui s’instaure grâce à cette symbiose plus ou moins durable, mérite d’être vu de plus près.
Si l’on considère que le roman est un espace-confessionnal dans la mesure où le narrateur appelle un narrataire et l’écrivain des lecteurs, on se rend compte que ces voix que l’on entend surgir du texte sont régies par des désirs antithétiques : paix et sérénité d’une part, insubordination et subversion de l’autre. Sur quel rivage échouera le radeau de la Méduse ? Le premier acte de violence que font les narrateurs est celui de parler. Ils parlent toujours contre quelque chose. Contre l’oubli ou la mémoire; contre une réalité maudite ou des rêves interdits; contre le sentimentalisme larmoyant ou le lyrisme excessif... Les interférences entre la réalité et le monde onirique, fictif, s’estompent petit à petit jusqu’à disparaître complètement.
Dans le « diptyque » de Boudjedra, cette voix qui se manifeste par un désir exacerbé de délivrance peut être celle du narrateur comme celle d’un autre personnage mais rapportée par le narrateur. Ce dernier nous livre des souvenirs en vrac, mais fait preuve de pertinence dans leur choix. A ce propos, M’Barek Zine El Abidine affirme :
‘«La mémoire traumatisée restitue une vision fragmentaire du monde. Elle revient inlassablement sur les mêmes événements et les mêmes instants »137.’Ainsi, les moyens les plus détournés sont utilisés pour raviver la mémoire. Le narrateur n’hésite pas à s’approprier les souvenirs des autres. Dans La Répudiation, c’est en effet à la voix indirecte (celle de son frère Zahir), qu’il décrit la vanité des « ouvriers kabyles » :
‘« Il racontait qu’il avait pris le train (il était réellement coutumier du fait) et voyagé grâce à la générosité d’ouvriers kabyles, de retour de France et qui aimaient exhiber leur portefeuille plein à craquer pour allumer la convoitise des autres voyageurs miteux qui n’avaient jamais bu de bière ! » (p. 27)’La voix détournée n’arrête pas là son chuchotement agaçant. Il ne lui suffit pas de dénoncer. Il lui faut également guillotiner. Pour cela, rien de plus efficace que le ridicule :
‘« Devant nous, il se moquait cependant de leurs cravates et de leurs gros manteaux de laine qu’ils gardaient sur eux, malgré la chaleur étouffante de l’été algérien, pour bien montrer au village leur enrichissement, absolument factice » (p. 27).’Outre le grotesque de cette mise en scène d’une prospérité acquise en exil, ce qui est mis en cause ici, ce qui est raillé, c’est toute une mentalité.
Dans L’Insolation, ce n’est plus la troisième personne qui est utilisée, mais la deuxième. N’oublions pas cet extrait où le narrateur (Mehdi) passe brutalement d’un récit où il parle de Samia, à un autre où il s’adresse à elle138. Quoique déconcertant, ce passage du « elle » au « tu » rend la souffrance de cette femme plus crédible, plus percutante, plus incisive. Le dialogue fictif qui s’instaure ici est le fruit d’un désir de réactualisation du souvenir. Le narrateur revit cette scène pour l’exorciser. On retrouve là les paradoxes chers à Kundera qui atteignent leur paroxysme par le biais de la loquacité des narrateurs qui évoluent dans une solitude amère mais voulue :
‘« Le sentiment d’un extérieur périlleux entraîne des troubles du sens de la réalité qui affectent quelques uns des personnages dans tous les romans de Boudjedra. L’agressivité du réel est en effet ressentie quelquefois avec tant d’intensité qu’il produit une rupture entre la réalité et l’individu, envahi alors par des hallucinations »139.’Il a déjà été dit que L’Insolation est un « roman confession », un long soliloque. Si l’on a le bonheur (ou le malheur ?) de s’y aventurer, on ne tarde pas à voir s’ébaucher l’évolution du personnage central, qui est aussi le narrateur, face à sa solitude. A travers sa façon d’envisager l’isolement aussi bien physique que spirituel, apparaît l’essence même du roman : une lente gradation vers l’inéluctable tel que nous le décrit Kundera lorsqu’il évoque l’« es muss sein ! il le faut ! »140 de Beethoven. Mehdi vit en un premier temps sa solitude comme une fatalité :
‘« La nuit, une lumière bleue et blafarde amplifiait la peur inexplicable qui nous battait entre les flancs et à ce moment là, nul recours n’était possible, sinon le retour en nous mêmes, la fermeture sublime sur nos fantasmes et nos fantômes; et le délire durait ce que durait la nuit, jusqu’au lever du jour qui nous trouvait irrémédiablement clos, avec, sur nos visages, les signes de la mort et les signes de la démence » (p. 56).’Nous sommes ici à l’antipode de la première phrase du roman où Mehdi taquinait Nadia (« L’allusion à la plage la rendait folle et je faisais alors exprès d’y revenir pour la harceler des journées entières, au point qu’elle ne s’occupait plus des autres malades » (p. 7)) et se moquait d’elle (« l’exaspération (...) lui donnait des airs de démente en blouse blanche » (p. 7)). Le ton n’est plus à la plaisanterie, même si elle est empreinte d’une touche de sadisme. Nous remarquons alors que pour parler de solitude, l’individu moqueur du début se fond paradoxalement dans le « nous » vague et impersonnel dont l’usage est imposé par la vie en groupe à l’hôpital.
Mais à la page 123, c’est-à-dire exactement au milieu du roman, la première personne est enfin employée pour évoquer la solitude. Là, il ne s’agit plus d’une solitude subie, mais d’une solitude voulue : « Quelle tranquillité ! Quel repos ! Là, je suis vraiment seul » (p. 123). Nous retrouvons cette même sensation de bien être un peu plus tard ‘: « L’essentiel, c’est que je me sente bien. Isolé de tous. Je ris tout seul à l’idée que Nadia doit se faire du souci pour moi » ’(p. 128). La légèreté reprend le dessus sur la pesanteur grâce au rire. A peine trouvée, cette nouvelle harmonie sera très vite balayée par un événement capital dans la vie de notre personnage : la folie de sa mère. Sa dégradation physique, son exclusion puis sa mort représenteront pour son fils le commencement d’une nouvelle vision de la solitude. La voix du narrateur se fait alors celle de la souffrance, de la peur et du désarroi :
‘« J’avais perdu ma mère et j’étais anxieux à l’idée de la solitude qui allait s’abattre sur moi, arbre saccagé dans le chaos des soliloques insomnieux, écartelé entre plusieurs désirs irréconciliables et du reste inventés de toutes pièces pour me donner une raison de vivre » (p. 230).’Nous ne manquerons pas de rapprocher cette affirmation de Mehdi, de la description de l’état de Tomas dans L’Insoutenable légèreté de l’être, lorsque Tereza renonce à l’exil zurichois pour retourner à Prague :
‘« Tomas examinait un malade et c’était Tereza qu’il voyait à sa place. Il se rappelait à l’ordre : N’y pense pas ! N’y pense pas ! Il se dit : Je suis malade de compassion et c’est pour ça que c’est une bonne chose qu’elle soit partie et que je ne la revoie jamais. Ce n’est pas d’elle qu’il faut que je me libère, mais de ma compassion, de cette maladie que je ne connaissait pas autrefois et dont elle m’a inoculé le bacille !Le narrateur donne ici la parole à Tomas l’espace de quelques lignes. Le discours est ainsi moins impersonnel et reflète mieux le désarroi dans lequel le personnage est plongé. Pour Tomas comme pour Mehdi, il n’est plus question de vouloir infirmer le célèbre dicton : un seul être vous manque et tout est dépeuplé. L’« es muss sein » que Tomas lance au directeur de la clinique afin de justifier son départ pour Prague, trouve son écho dans le délire de Mehdi. Délire qui semble d’ailleurs voué à l’échec puisque rien ne s’arrange :
‘« Je n’étais pas un assassin, même si Nadia m’accusait des pires crimes, mais un homme seul, vidé par la méchanceté des autres, incapable de faire autre chose, sinon délirer pour retrouver une sorte de pureté première, puisque les conditions objectives n’étaient pas tout à fait réunies pour le grand bouleversement » ( p. 230).’Le poids de la souffrance s’abat brutalement sur les propos de Mehdi. Mais nous décelons tout de même un ultime désir de légèreté puisqu’il est prêt à renoncer à prouver la véracité de son histoire. La priorité pour lui n’est plus de parler. Il lui faut absolument sortir du cercle infernal où il s’est retrouvé.
Le récit se développe donc sur le mode de la gradation. Le narrateur de L’Insolation passe de la passivité ironique à la lassitude métaphysique, transitant par la peur, l’angoisse, le désespoir, le bien-être et presque le bonheur de se retrouver seul. Le procédé de la gradation donne à lire l’oscillation de Boudjedra entre la légèreté et la pesanteur, pour évoquer la scélératesse d’une société qui n’hésite pas à rejeter et marginaliser les êtres au nom de l’honneur tribal hérité des ancêtres. Il ne faut pas révéler les secrets; il ne faut pas donner à l’autre l’occasion de découvrir la face soigneusement cachée de la réalité. Le narrateur, sous ses faux airs de malade mental, pourrait emprunter la fameuse phrase de Tomas : « Es muss sein ! il le faut! ». L’absence d’écoute engendrée par cette exclusion pousse alors Mehdi à être en même temps locuteur et allocutaire, destinateur et destinataire. Il crée une voix qu’il écoute ou, inversement, une écoute à sa propre voix. Ces voix n’hésitent pas à forcer l’attente du lecteur, même si elles doivent risquer l’intégrité de leurs auteurs en les voyant affublés des pires attributs : « mythomanie »141 d’un côté et « maître à penser »142 de l’autre. On ne croit effectivement pas ce que dit Rachid ou Mehdi ou Boudjedra, et l’on change les questionnements de Kundera en concepts philosophiques. A ce sujet, Eva Le Grand s’insurge contre l’interprétation erronée de l’oeuvre de Kundera :
‘« La forme de méditation ludique de Kundera n’affirme pas mais interroge (...). D’ailleurs, dès qu’elle se voit soumise au jeu romanesque, toute réflexion philosophique change de signification, devient hésitation et hypothèse »143.’Les voix multiples que nous entendons au fil de notre lecture peuvent autant chez Boudjedra que chez Kundera ne pas être celles du narrateur. Ce dernier est toutefois le garant de leur passage de l’état larvaire à celui de chrysalide et c’est au lecteur que revient la dernière tache, celle de recueillir et de laisser s’envoler le papillon. Le passage de l’abstraction romanesque à la prise de conscience individuelle et collective par la lecture se fait autant pour le narrateur que pour le lecteur sur le mode de la délivrance. L’un comme l’autre ont ce terrible besoin de dire l’indicible que seule une réalité oppressante peut susciter.
- ZINE EL ABIDINE, M’Barek. Boudjedra: texte et intertexte, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de BRAHIMI Denise, Paris VII, U.F.R sciences des textes et documents, 1994.
- « (...) J’avais mis Samia en garde contre tous les sortilèges possibles et imaginables qu’on pouvait subir sur cette maudite plage où personne ne venait se baigner, devenue le repaire de barbus plus ou moins louches s’y arrêtant pour boire en cachette et de chats plus ou moins blancs faisant le guet pour manger des oursins à condition qu’on eût la patience de les ouvrir; autrement ils restaient sur leur faim de sales matous enrubannés de satin rouge et crasseux.
Tu avais répondu qu’enfermée entre quatre murs, dans la maison de ton père, puis entre les quatre murs du lycée où tu m’avais connu puisque j’étais ton professeur et que je t’enseignais dans une langue qui n’étais ni la mienne ni la tienne des philosophes farfelus parmi lesquels l’homme à la ciguë que je détestais par-dessus tout; tu avais répondu qu’entre la prison du jour et la prison de la nuit, tu en avais assez de te voir convoyer par une grosse femme voilée qui décourageait par sa laideur, sa hargne et sa mauvaise foi, toute tentative d’approche de centaines de galants amassés sur ton passage et dévorés de désir. “ Mais, répétais-tu, qu’était leur désir face au mien” ? ».
- L’Insolation, pp. 14-15. La répétition de la phrase « Tu avais répondu qu’entre la prison du jour et la prison de la nuit » à la page 15 accentue l’aspect circulaire de ce dialogue. Non seulement il s’agit d’une remémoration pour Mehdi, mais aussi d’un appel au souvenir que ce dernier adresse à Samia.
- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, thèse de 3è cycle sous la direction de HUE B., Rennes II, Université de Haute Bretagne, 1989; p. 103
- « Ça s’était passé comme ça : un certain Monsieur Dembscher devait cinquante forint à Beethoven, et le compositeur, éternellement sans le sou, vint les lui réclamer. “Muss es sein ? le faut-il ?” soupira le pauvre M. Dembscher, et Beethoven répliqua avec un rire gaillard: “Es muss sein ! il le faut !”, puis inscrivit ces mots avec leur mélodie dans son calepin et composa sur ce motif réaliste une petite pièce pour quatre voix (...)
Le même motif devint un an plus tard le noyau du quatrième mouvement du dernier quatuor opus 135. Beethoven ne pensait plus du tout à la bourse de Dembscher. Les mots “es muss sein !” prenaient pour lui une tonalité de plus en plus solennelle comme si le Destin en personne les avait proférés. Dans la langue de Kant, même “bon jour !”, dûment prononcé, peut ressembler à une thèse métaphysique. L’allemand est une langue de mots lourds. “Es muss sein !” n’était plus du tout une plaisanterie mais “der schwer gefasste Entschluss”, la décision gravement pesée.
Beethoven avait donc mué une inspiration comique en quatuor sérieux, une plaisanterie en vérité métaphysique. C’est un exemple intéressant de passage du léger au lourd (donc, selon Parménide, de changement du positif en négatif) ».
- L’Insoutenable légèreté de l’être, pp. 280-281.
- La Répudiation, p. 30.
- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p.13.
- Ibid., pp. 106-107.