2) Les voix mises entre parenthèses :

Nous avons choisi d’étudier les parenthèses à cause de l’importance de l’effet qu’elles produisent sur le lecteur. Elles auraient pu figurer dans les romans qui constituent notre corpus sous forme de phrases simples, sans signes de ponctuation distinctifs. Leur valeur varie donc d’un usage à l’autre et le fait qu’elles soient mises en exergue ou peut-être même, au contraire, voilées par ces signes presque cabalistiques ne doit pas les marginaliser du récit. Elles sont pour nous des échantillons représentatifs des écritures de chacun de nos deux auteurs dans la mesure où à la lecture de L’Insoutenable légèreté de l’être et La Valse aux adieux de Kundera, ainsi que La Répudiation et L’Insolation de Boudjedra, nous remarquons non seulement leur abondance, mais aussi leur division en plusieurs catégories. Elles sont toutes destinées au lecteur mais chacune de ces catégories a une fonction propre. Dans son ouvrage Boudjedra l’insolé, Marc Boutet de Monvel a évoqué les parenthèses en énumérant un certain nombre de fonctions qu’il leur attribue dans L’Insolation :

‘« Ces parenthèses ne sont en effet que rarement redondantes de façon traditionnelle pour présenter un équivalent (le sigle MSC ou le nom arabe de Samia), une énumération (douche-lavabo) (p. 53), une explication –“de peur qu’ils ne refusent (tous ces jeunes) de venir”, p. 59. Ajoutant un détail incongru (des millions d’abeilles (surtout effervescentes)), une digression paradoxale (endimanché – c’était pourtant le vendredi), des instillations dubitatives – ou “morphèmes dilatoires” selon l’expression d’un commentateur – (incertitude (ai-je tué Samia), p. 62; elle avait appris (par qui?), p. 63), elles se rapprochent le plus souvent de la parabase, clin d’oeil ironique au lecteur dénudant les présupposés de l’univocité (j’écris à mon père (le vrai) puis à mon père (le faux), mettant en abîme la narration (“à plusieurs reprises (cette manie des répétitions)”, p. 72), ébranlant la vraisemblance (grains d’anis (quel rêve encore inventer ?), p. 66). Elles confisquent ainsi souvent l’essence du discours accréditant une parenthèse d’une seconde parenthèse imbriquée (p. 58) ou d’une longueur (une page) sans proportion avec la principale complétée (trois lignes p. 67 à 69 de “Devant ces échecs” à “sans pitié”) »144.’

Cet extrait nous permet de remarquer que les parenthèses peuvent jouer un rôle non négligeable dans le déroulement du récit. Toutefois, le critique ne fait qu’effleurer le sujet. Nous avons donc effectué la liste des parenthèses figurant dans les romans qui nous intéressent. Cette liste est trop longue pour figurer ici, mais trop importante pour être complètement absente de ce travail. Nous avons donc opté pour la mettre en document annexe. Notre principal objectif à travers ce relevé n’est pas l’exhaustivité mais la pénétration, si minime soit elle, de l’aventure littéraire que vivent nos auteurs. Pour cela, notre premier geste a été de consulter un dictionnaire afin de noter le sens académique du mot parenthèse. Ne vaut-il pas mieux en effet, vérifier si nos auteurs ne sont pas en passe de nous piéger ?

Le Grand Larousse de la langue française145 donne cinq sens au mot « parenthèse ». Ces différents sens ne sont pas tous intéressants pour nous. Nous ne retiendrons que les trois premiers :

  1. (1546) : Phrase, membre de phrase ou groupe de phrases complètement indépendants grammaticalement de la phrase principale, et qui, insérés dans cette phrase ou placés à la fin, en précisent, en rectifient ou en atténuent le sens : Faire une parenthèse.

  2. (1687), Fontenelle : Développement accessoire, digression: On ne peut pas dire non plus que la grande admiration littéraire qu’il [Montherlant] m’inspire ne s’accompagne de toutes sortes de restrictions, de toutes les parenthèses et repentirs imaginables.(Mauriac)

  3. Début du XVIIe siècle : Nom donné à chacun des deux signes de ponctuation ( ) entre lesquels on enferme les mots d’une réflexion incidente ou complémentaire.

Après avoir relevé dans les quatre romans toutes les « phrase(s) », tous les « membre(s) de phrase(s) ou groupe(s) de phrases complètement indépendants grammaticalement de la phrase principale » placés entre les « deux signes de ponctuation ( ) », nous les avons classés en catégories. Nous distinguerons donc onze sortes de parenthèses réparties ici en quatre grands ensembles selon leur présence dans les romans. Il y a celles que l’on retrouve dans les quatre romans et que nous avons intitulées :

  1. Confidences sur l’oreiller : comme si les parenthèses étaient détachées du texte.

  2. Explications et ajouts.

  3. Didascalies (ou lorsque la scène du roman se fait scène de théâtre).

  4. Ironie.

  5. Paroles ou pensées d’un autre personnage.
    Celles que l’on retrouve dans les romans d’un même auteur :

  6. Rappels : L’Insoutenable légèreté de l’être, La Valse aux adieux.

  7. Propos adressés à un autre personnage : La Répudiation, L’Insolation.

  8. Questions : L’Insolation, La Répudiation.

Les cas isolés :

  1. Traductions : L’Insoutenable légèreté de l’être.

  2. Parenthèse poétique : La Répudiation.

  3. Notes personnelles du narrateur et onomatopées : L’Insolation.

Nous avons pensé qu’il serait utile de les compter. Le résultat a d’abord été si médiocre que nous avons failli abandonner cette perspective. Sauf erreur ou omission de notre part, L’Insoutenable légèreté de l’être vient en tête avec deux-cent-vingt-et-une parenthèses contre deux-cent-deux pour La Répudiation, cent-vingt-et-une pour L’Insolation et soixante-douze pour La Valse aux adieux. Nous pouvons mettre d’emblée cette inégalité sur le compte de la différence du nombre de pages de ces romans. Le plus volumineux ayant ainsi le plus de parenthèses et inversement. N’étant donc pas satisfaits, nous avons poussé plus loin les comptes, jusqu’à comparer le nombre des parenthèses appartenant à une même catégorie.

La première – confidences – en dénombre soixante-et-une pour L’Insoutenable légèreté de l’être, cinquante-quatre pour La Répudiation, vingt-deux pour L’Insolation, et vingt-et-une pour La Valse aux adieux. La deuxième – explications et ajouts – en compte cent-onze pour L’Insoutenable légèreté de l’être, cinquante-sept pour La Répudiation, quarante-six pour L’Insolation, et vingt-sept pour La Valse aux adieux. La troisième – Didascalies, ou lorsque la scène du roman se fait scène de théâtre – possède à son actif, quinze parenthèses dans L’Insoutenable légèreté de l’être, huit dans La Valse aux adieux, deux dans L’Insolation et une dans La Répudiation. La quatrième – Ironie – en comprend quant à elle douze dans La Répudiation, onze dans L’Insoutenable légèreté de l’être, cinq pour L’Insolation, et trois dans La Valse aux adieux. La cinquième – Paroles ou pensées d’un autre personnage – nous offre trente-et-une parenthèses dans La Répudiation, vingt-deux dans L’Insolation, dix-sept dans La Valse aux adieux et une dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Les Rappels sont illustrés par quinze exemples dans L’Insoutenable légèreté de l’être et six dans La Valse aux adieux. Les Propos adressés à un autre personnage et les questions sont respectivement au nombre de sept et de quarante-et-une dans La Répudiation, de trois et de douze dans L’Insolation. Quant aux cas isolés, nous trouvons trois traductions dans L’Insoutenable légèreté de l’être, une parenthèse poétique dans La Répudiation, et enfin, deux notes personnelles du narrateur ainsi qu’une onomatopée dans L’Insolation.

Ces comptes peuvent paraître fastidieux, mais ils nous permettent tant bien que mal d’avoir un avant goût de ce qui nous attend lors de notre lecture. Comme nous le constatons, les usages les plus fréquents des parenthèses sont ceux que nous avons appelés « confidences sur l’oreiller » et « explications ». Au départ, nous avons pensé que ces deux catégories étaient différentes. Mais au cours de notre travail, nous nous sommes aperçu que parfois, la frontière déjà si mince qui les sépare, c’est-à-dire le degré de subjectivité du discours, s’estompait pour laisser naître en nous le doute. Les explications et les ajouts sont-ils uniquement diégétiques ? Ne sortent-ils pas du cadre du récit, de l’espace matériel limité du livre pour s’élever – ombres chinoises ou substances spectrales – lentement et sans bruit, vers le lecteur ? Nous avons donc décidé de couper la poire en deux en faisant figurer sous le même titre discussions avec le narrateur, les confidences aussi bien que les explications et ajouts de toutes sortes (descriptions, précisions, etc.). Ces parenthèses destinées à informer de manière tout à fait insolite le lecteur, puisqu’elles sont en quelque sorte des récits dans le récit, mettent en avant les fonctions conative et phatique du langage. Le narrateur qui véhicule ces informations effectue sans cesse des voyages à la fois dans l’histoire qu’il nous raconte et dans les histoires des personnages qui, elles, sont souvent laissées en pâture à l’imagination du lecteur. A ces deux catégories, s’ajoutent, toujours sous le signe des discussions avec le narrataire, tantôt les rappels en ce qui concerne les romans de Kundera, tantôt les questions pour ceux de Boudjedra. Ces deux types de parenthèses interpellent le narrataire avec la même intensité que les précédentes.

Pour revenir à l’ambiguïté dont nous parlions à propos des confidences et des explications, nous dirons que lorsque le narrateur de La Valse aux adieux dit : ‘« Les deux persécutrices du trompettiste (ses deux malheurs) sont assises face à face... »’ (p. 197), il s’agit bien d’une explication puisqu’il définit les « persécutrices ». Mais nous ne pouvons nous empêcher de vouloir classer cette parenthèse parmi les confidences car l’aspect intimiste qu’elle acquiert probablement par son dépouillement syntaxique et sa brièveté nous pousse à la percevoir comme un aparté. Nous n’avons pas besoin de passer en revue toutes les parenthèses pour évaluer la force de frappe qu’elles possèdent face au lecteur. Celle que nous avons citée suffit amplement. Elle dévoile à elle seule tout l’art de Kundera en la matière. De simple éclaircissement de propos, elle peut devenir commentaire ou jugement subjectif à trois niveaux : celui du trompettiste, ou celui du narrateur en tant que simple observateur, ou encore celui du narrateur qui en appelle à la complicité du lecteur. En fin de compte, cette remarque au départ presque anodine, se retourne contre le lecteur pour le responsabiliser vis-à-vis du récit. Kundera nous oblige donc à quitter notre refuge et nous plonge directement dans les sphères les plus profondes de l’univers romanesque, les affres psychologiques des personnages.

Il en est de même pour des parenthèses telles que celles figurant dans ces phrases extraites de L’Insoutenable légèreté de l’être :

‘« Le jour elle s’efforçait (mais sans y parvenir vraiment) de croire ce que disait Tomas... » (p. 33).
« Prochazka, qui n’était même pas à l’abri chez lui quand il discutait devant un verre avec un ami, vivait (sans s’en douter, ce fut son erreur fatale !) dans un camp de concentration » (p. 197).
« Je l’appellerai Simon. (Il se réjouira d’avoir un nom biblique comme son père) » (p. 396).’

Certaines parenthèses fonctionnent chez Boudjedra de la même manière. Nous pouvons ainsi avoir des situations où la connaissance des événements semble partagée par le narrateur et le lecteur :

‘« (...) Une faute grave dont les conséquences pouvaient être désastreuses (chantage ?) »146.
«(...) Ma mémoire de malade amaigri et barbu, maugréant du haut de son lit, mais pas trop (la camisole de force !) »147.’

Notons la présence dans ces derniers exemples d’un point d’interrogation et d’un point d’exclamation qui reflètent la perplexité du narrateur au même titre que celle du lecteur.

Nous voyons aussi des explications proches de la confidence qui impliquent le lecteur dans l’histoire, tout comme nous l’avons remarqué chez Kundera :

‘« Elle prenait toujours cette attitude lorsqu’elle écoutait quelqu’un parler (disposition à la communion) »148.
« Elle disait à plusieurs reprises (cette manie des répétitions !) »149.’

N’oublions cependant pas que chez Boudjedra, personnage principal et narrateur se confondent. Le degré de subjectivité du personnage peut donc disparaître à première vue, au profit de celui du narrateur. Mais il peut également subsister, comme dans ce jeux sur la précision dans L’Insolation :

‘«(...) Mon père (le vrai)... » (p. 73).
« (...) Mon père (le faux)... » (p. 73).’

Nous avons là un discours à trois niveaux : celui du personnage (Mehdi) car la réflexivité de ses propos dénotée par l’adjectif possessif – mon – implique aussi la présence de sa subjectivité dans les jugements de valeur que sont « le vrai » et « le faux », celui du narrateur car c’est à travers lui que s’exprime Mehdi et enfin, celui du lecteur étant lui aussi avide de précisions dans ce cas précis puisqu’il s’agit d’un secret qu’il partage depuis quelques pages déjà, avec le locataire de l’hôpital psychiatrique. En ce sens, le roman devient alors une sorte de testament dont l’exécuteur n’est autre que le lecteur.

Mais les parenthèses ne sont pas toutes ambiguës. Certaines sont même très claires dans la mesure où elles comportent des signes linguistiques témoignant du dialogue du narrateur avec lui même ou avec le lecteur en ce qui concerne les confidences, et des particularités grammaticales et sémantiques qui prouvent leur nature descriptive ou énumérative en ce qui concerne les explications et ajouts. A titre d’exemples, nous vous renvoyons aux citations répertoriées dans le document annexe : en ce qui concerne le premier cas, voir les phrases n° 2 pour La Valse aux adieux, n° 6-7 pour L’Insoutenable légèreté de l’être, n° 1-2 pour La Répudiation, n° 2-3 pour L’Insolation; en ce qui concerne le deuxième cas, voir les phrases n° 22 pour le premier roman, n° 62-65-68 pour le second, n° 61-64 pour le troisième et n° 29 pour le quatrième.

Elles peuvent être hybrides :

‘« Il avait envie (comprenons-le, il était ému et porté aux gestes excessifs) de s’incliner... »150.’

Le segment « il était ému et porté aux gestes excessifs » est descriptif alors que « comprenons-le » est une marque de dialogue. Prenons un autre exemple :

‘« (...) Seul, avec l’apparence fallacieuse (et belle pourtant) de la jeunesse... »151.’

Ici, le narrateur se dédouble. Cette parenthèse semble nous parvenir d’un deuxième narrateur qui contredirait le premier.

Lorsqu’elles sont purement explicatives ou descriptives, les parenthèses ont une certaine froideur, une objectivité que l’on ne retrouve pas dans les confidences (cf. Annexe : n° 22 pour La Valse aux adieux, n° 63 pour L’Insoutenable légèreté de l’être, n° 83 pour La Répudiation et n° 25 pour L’Insolation).

Elles prennent aussi une allure argumentative ou didactique, surtout chez Kundera, comme si le narrateur endossait l’habit du professeur pour instruire le lecteur. (Cf. annexe, n° 39-40-41 pour La Valse aux adieux et 66-67 pour L’Insoutenable légèreté de l’être). Ce type de parenthèse se rapproche de celles qui comportent des énumérations chez Boudjedra. Elles jouent le même rôle auprès du lecteur, celui de l’informer tout en le plaçant hors du champ romanesque. Ce dernier n’est plus un complice, mais un simple vis-à-vis soumis aux connaissances de l’auteur/narrateur qui n’hésite pas à en faire étalage.

Ainsi, grâce à cette palette de parenthèses passées en revue, nous ne manquons pas de remarquer les multiples facettes du narrateur qui se montre tour à tour hésitant, appelant la compréhension et la complicité du lecteur, ou vicieux voulant faire croire au destinataire extradiégétique qu’il peut être intradiégétique, ou enfin calme et serein, se complaisant dans ses certitudes de maître de cérémonie. Toutes ces précisions fonctionnent comme si le narrateur avait pour postulat de base l’ignorance du lecteur. Il se lance ainsi dans une poursuite acharnée du sens, en apparence pour être sûr que l’effet produit corresponde bien à l’effet escompté. Mais en réalité, n’essaye-t-il pas avec toute l’énergie de la détermination d’allonger la durée de vie de la lecture en nous déroutant et en créant des leurres ? Et nous, pauvres lecteurs, n’essayons-nous pas avec toute l’énergie du désespoir, de courir derrière les miettes qu’il nous jette avec dédain ?

Les didascalies, autre sorte de parenthèses, n’offrent pas les mêmes difficultés d’analyse que les précédentes. Elles ont au moins cette caractéristique d’être précises, concises et sans atours. Leur originalité cependant réside dans leur présence au sein de textes romanesques et non dramaturgiques. Nous savons bien sûr qu’elles servent à guider le travail du metteur en scène et des comédiens lorsqu’ils montent une pièce, pour le bon déroulement des représentations théâtrales. Mais le rôle qu’elles jouent dans une oeuvre romanesque, bien que largement répandu pour les besoins des descriptions, reste à délimiter. L’écrivain a en effet une liberté au niveau de l’écriture que le dramaturge ne possède pas et l’on est en droit de se demander pourquoi Kundera et Boudjedra éprouvent le besoin de mettre sous forme de brèves parenthèses (détail graphique qui se rapproche de l’italique utilisé dans les textes dramaturgiques), des informations qu’ils peuvent développer à loisir dans des descriptions balzaciennes que seul le roman peut permettre. Le métissage des genres existe depuis bien longtemps déjà. Nous ne pouvons donc pas conclure à une quelconque transgression des règles et nous pouvons dire aujourd’hui que cette pratique est presque institutionnalisée. Mais ce qui est intéressant pour nous ici, c’est que l’espace du roman habituellement ouvert et propice aux rêveries des lecteurs, se trouve parsemé de consignes de l’auteur, comme si ce dernier craignait que l’on corrompe son monde scrupuleusement organisé. Derrière ce souci du détail se cache un habile tour de main. Donnant l’impression au lecteur que tout lui est imposé, il le force à imaginer ces scènes de deux façons : celle qui lui est soumise et celle qu’il aurait imaginée s’il n’avait pas ces détails. Il suffit en effet de lire ces parenthèses (elles figurent dans l’annexe) pour se rendre compte qu’elles ont toutes un effet visuel. Obliger le lecteur à mettre en images ce qu’il lit, tel est leur rôle primordial.

Prenons maintenant les paroles ou pensées d’un autre personnage qui se retrouvent, pur hasard de l’écriture, dans La Valse aux adieux, La Répudiation et L’Insolation. Nous sommes d’emblée confrontés à la différence de leurs utilisations. Dans le premier roman, ces parenthèses rendent compte des pensées d’un personnage présent dans le récit du narrateur. Nous retiendrons un cas qui nous semble plus intéressant dans la mesure où il peut être lu de différentes manières :

‘« (Mon pauvre Frantisek, tu passeras toute ta vie sans rien comprendre sauf une chose, que ton amour a tué la femme que tu aimais, tu porteras cette certitude comme le signe secret de l’horreur, tu erreras comme un lépreux qui apporte aux êtres aimés d’inexplicables désastres, tu erreras toute ta vie comme le facteur du malheur) » (p. 275).’

Ce passage peut être lu de façon réflexive – le personnage serait alors en train de se parler à lui même à la deuxième personne, sorte de dédoublement qui lui permettrait d’avoir une vision plus objective – ou de façon symétrique entre le narrateur/observateur et le personnage/observé, et enfin de façon transitive dans la mesure où l’équivalence des perspectives du personnage et du narrateur appellent nécessairement la présence du troisième élément de réflexion, le lecteur. Quelle que soit sa source, cette phrase garde toute sa cohérence. Elle peut être pensée par Frantisek, dite par le narrateur à propos de ce personnage, ou encore coïncider avec le jugement du lecteur.

Dans L’Insolation et La Répudiation, les propos de personnages autres que le narrateur sont toujours rapportés par ce dernier. En général, contrairement à ce qui se passe dans La Valse aux adieux, les personnages cités ne sont pas présents au moment du récit puisqu’il s’agit de confessions que nous avons déjà qualifiées dans l’étude des « discussions avec le narrataire », de testaments. La mise en abîme du récit exclut donc complètement l’immersion ou peut-être l’immixtion du lecteur dans l’histoire et fait de ces parenthèses des éléments purement diégétiques, c’est-à-dire les met au service du bon déroulement de la narration. Le narrateur va même jusqu’à mettre entre parenthèses les propos qu’il adresse à d’autres protagonistes. Cet usage, qui figure dans les romans de Boudjedra et pas dans ceux de Kundera, met l’accent sur l’aspect intimiste de ces oeuvres et sur l’utilisation naturelle cette fois, d’une caractérisation graphique permettant la visualisation du huis-clos vécu par les narrateurs. Huis-clos qui sera une fois de plus confirmé par les notes personnelles 152 du narrateur de L’Insolation.

Les parenthèses ironiques sont quant à elles purement représentatives des styles de nos deux romanciers. Ce sont elles qui reflètent le plus les ingérences des auteurs dans leurs récits respectifs en laissant apparaître clairement la plume de l’écrivain derrière la voix du narrateur. Les signes de ponctuation ne servent qu’à mettre en avant leur caractère extradiégétique. Ils ne sont pas réellement nécessaires puisque les passages ironiques abondent dans ces oeuvres parsemées de critiques acerbes et de dénonciations du ridicule et de l’absurde.

Les rappels mettent aussi l’accent sur la présence de l’auteur dans la mesure où il s’adresse directement au lecteur pour lui rappeler des événements déjà évoqués. Kundera se fait pratiquement pédagogue par le biais de ce jeu. Il met l’accent sur certains détails en les répétant, créant ainsi des images subliminales que le lecteur n’omettra pas de noter au fil de sa lecture. Boudjedra n’a pas recours à ce procédé sous forme de parenthèses, mais de leitmotivs (celui de Céline demandant incessamment à connaître l’histoire de Ma, et celui de Nadia refusant le récit). La répétition sous ces deux formes crée un mouvement de spirale au niveau de la lecture puisque nous sommes continuellement renvoyés à un point antérieur. Elle peut également se manifester par un double emploi des parenthèses qui engendre une ambiguïté destinée encore une fois à dérouter le lecteur. Quelques unes peuvent en effet figurer dans plusieurs catégories. Par exemple celles que nous avons déjà citées plus haut et qui sont en même temps des « confidences » et des « explications »; ou celles qui sont citées plusieurs fois dans l’annexe comme les phrases suivantes : ‘« (il sentait peut-être que Jakub pensait constamment à lui) »’ 153 qui est à la fois confidence et pensée d’un autre personnage; « (ce n’était pas difficile car, comme nous le savons, ses seins ressemblaient à deux prunes) »154, à la fois confidence et rappel; ‘« (Ils sont irrémédiablement contre toute tentative de contraception. Que Dieu nous en garde!) »155,’ à la fois explication et pensée d’un autre personnage; etc. Ces répétitions endoctrinent le lecteur afin qu’il soit pieds et poings liés face au roman. La valse engagée entre écriture et lecture commence peut-être à ce niveau. Le narrateur et le narrataire se renvoient constamment la balle et les questions 156 que Boudjedra ou Mehdi ou Rachid ne cessent de se poser ou de poser tout simplement, laissent entendre le soin avec lequel l’auteur entreprend cette danse où il ne peut avoir comme partenaire que le lecteur. Aussi sommes-nous étonné de lire cette affirmation qui figure dans la thèse de doctorat effectuée par Lila Ibrahim-Ouali :

‘« L’image du lecteur n’est d’ailleurs guère sublimée dans les romans boudjédriens surtout lorsque celui-ci ne manifeste pas une largesse d’esprit propice à la rencontre avec la nouveauté littéraire. Aussi, lecteur fictif et narrataire virtuel sont-ils rarement convoqués ou intégrés aux textes de R. Boudjedra : cette absence souligne le peu de cas que l’auteur fait du destinataire »157.’

L’étude des parenthèses nous a donc permis d’accorder toute notre attention à ces « récits parallèles »158, ces chuchotements qui nous parviennent des profondeurs des romans que nous étudions. Au-delà des fictions qui nous laissent rêveurs sur notre condition, nous touchons du bout des doigts l’image immatérielle des auteurs qui nous les livrent. En tant que lecteurs, nous ne pouvons être insensibles aux provocations qui en émanent et nous ne pouvons non plus nous en protéger. Nous sommes pris dans cette valse à deux temps comme un rat pris au piège de sa propre gourmandise. Toutefois, le fait de savoir que nous ne sommes pas seuls dans notre geôle nous console quelque peu.

Notes
144.

- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, Paris L’Harmattan, 1994, 175 pages; pp. 59-60.

145.

- Grand Larousse de la langue française en VII volumes, Paris, Larousse, 1986; réédité, 1989, tome V.

146.

- La Répudiation, p. 17.

147.

- L’Insolation, p. 23.

148.

- La Répudiation, p. 19.

149.

- L’Insolation, p. 72.

150.

- La Valse aux adieux, p. 47.

151.

- Ibid., p. 174.

152.

- Cf. Annexe, L’Insolation, n°119-120.

153.

- Cf. Annexe, La Valse aux adieux, n°8 et 69.

154.

- Id., n°7 et 50.

155.

- L’Insolation, pp. 136-137.

156.

- Cf. Annexe.

157.

- IBRAHIM-OUALI, Lila. Ecriture poétique et structures romanesques de l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit. p. 157.

158.

- BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 251.