a) Le silence tatoué :

La valse aux adieux s’ouvre sur l’exposition du cadre du récit, à savoir une « petite ville d’eau » (p. 15). Jusque là, tout semble normal. Mais un détail vient bouleverser cette apparente quiétude : « des femmes vont et viennent et s’inclinent vers les sources » (p. 15). Nous sommes davantage intrigués lorsque le narrateur spécifie que « ce sont des femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants et (qu’) elles espèrent trouver dans ces eaux thermales la fécondité » (p.15). Dès l’ouverture, nous sommes confrontés à la problématique de la maternité. Certes une maternité défaillante, marquée par le sceau de l’impuissance, mais elle occupe le lieu de l’action, le justifie et le fonde. La maternité, seule garante d’une puissance en devenir, est conçue comme un combat, un statut à acquérir coûte que coûte. Par ailleurs, plongés que nous sommes dans cet univers aquatique, nous rappelant sans doute cette autre « ville d’eau » qu’est l’espace utérin baigné du liquide amniotique, nous ne faisons pas attention à l’absence de l’image maternelle jusqu’à la fin de la troisième journée. Ruzena, qui est l’élément féminin le plus important (car il n’y a pas à proprement parler de notion de héros ou de personnage principal dans ce roman), considère sa grossesse, donc sa future position de mère, comme son seul espoir d’échapper à un monde dominé par l’image d’un père qu’elle méprise. Mais il n’est nullement question de sa mère. Cette absence est doublement significative. Elle nous permet de sentir la volonté de Ruzena de se désinvestir de cette mère coupable, d’une certaine manière, d’avoir été la compagne de ce père qu’elle déteste. En outre, cet effacement facilite l’accès de la jeune femme à la maternité. Représentant une mère en puissance, elle porte son enfant comme l’on posséderait des chèques au porteur. Cette maternité en devenir est sa seule chance (du moins, le croit-elle au début) d’échapper à la médiocrité d’un univers qu’elle exècre. Rappelons-nous que Selma dans L’Insolation, violée par son beau-frère, est contrainte de partager cet homme avec sa soeur – « ma mère et ma tante (...) Il y avait deux femmes dans l’énorme maison de Siomar et un seul homme » (p. 82) – surtout après la naissance du fruit de ce viol, marque indélébile de la honte et du déshonneur. Ruzena par contre, use et abuse même de l’heureux événement qu’elle attend, afin de décider l’homme qu’elle a choisi comme père idéal pour son enfant, à quitter sa femme pour l’épouser. Mais comble de l’ironie, ce dernier ne cesse de clamer sa stérilité. Mère violentée ou mère violente, l’enfant est toujours le bouc émissaire, privé de père et par là même d’identité. Dans les deux cas, le père génétique ne correspond pas à l’attente de la mère. Soumise, on choisit pour elle et c’est Djoha, révoltée, elle choisit elle-même et c’est un trompettiste marié. A la maternité conçue dans la douleur – car pour Ruzena également il s’agit d’un viol symbolique puisqu’elle ne désirait pas un enfant de Frantisek qui lui rappelle trop l’échec paternel, et se marier avec lui équivaudrait à l’abandon de tous ses espoirs de vie meilleure – correspond donc la faillite de la paternité, mais aussi l’impossibilité d’être mère. Avant que la mort ne vienne sceller cette incapacité, ces mères n’auront pas pu effacer leur image de maîtresse, d’objet sexuel.

Pour Kamila, la rivale de Ruzena (donc la femme du trompettiste), il en est tout autrement. N’ayant pas eu d’enfants, souffrant d’une maladie incurable, elle obtient le droit de penser à sa mère. Kamila, à l’instar d’un groupe de personnages composé par ailleurs de Tereza (L’Insoutenable légèreté de l’être), Rachid (La Répudiation) et Mehdi (L’Insolation), est hantée par la figure maternelle. Dans les rapports de ces protagonistes avec le monde extérieur, cette hantise se transforme en besoin pathologique d’amour. Kamila et Tereza manifestent leur tourmente par la jalousie et la possessivité, alors que Rachid et Mehdi le font par la solitude. L’inadéquation des exigences de ces personnages et des possibilités que leur offrent leurs génitrices est à l’origine du détournement, dans le récit, de l’image traditionnelle d’une mère protectrice.

Dans La Répudiation, Rachid, en faisant allusion à la répudiation de sa mère pourtant annoncée dès le titre du roman, nous brosse un portrait très sommaire de la première réaction de cette dernière face au drame inéluctable qui l’attend :

‘« Ma mère est au courant. Aucune révolte ! Aucune soumission ! Elle se tait et n’ose dire qu’elle est d’accord. Aucun droit ! Elle est très lasse. Son coeur enfle. Impression d’une fongosité bulbeuse. Tatouage qui sépare hargneusement le front en deux. Il faut se taire: « mon père ne permettrait aucune manifestation» (p. 33).’

Par la répétition du mot « aucune », les points d’exclamation et l’absence d’articles devant « impression » et « tatouage », ces quelques phrases mettent en relief le sentiment d’impuissance de la mère auquel fait écho celui du fils/narrateur. D’abord objet du récit, subsistant grâce à l’attente de la narrataire qui la réclame quatre fois avant qu’elle ne lui soit adjugée, la mère est ensuite décrite par les expressions résumées du passage cité. La description s’attarde essentiellement sur le « coeur », siège des sentiments, et « le front », celui de la réflexion ou des pensées. Ce front mutilé et ce coeur mutant font de la mère un phénomène de foire, à la fois répugnant et fascinant aux yeux de son fils. Il réitère cette image plus loin, lorsqu’il dit : ‘« Je voyais Ma se mordre les lèvres et se tordre le corps»’ (p. 39). Son corps se révolte alors qu’« elle se taisait» (p. 39). Le narrateur n’a qu’une explication à l’attitude décevante de sa mère ‘: « Lâcheté surtout»’ (p. 33). La sévérité de ce jugement n’a d’égale que l’immensité de « la solitude » qui, en étant répétée plusieurs fois, explique et justifie toute sa personne : « Solitude, ma mère! » (p. 37 et p. 38‘). « Toutes les nuits à franchir, et la solitude! »’ (p. 39). ‘« La solitude – pire que la compassion »’ (p. 40). Litanie offerte à mille échos, béance de la parole face au vide où la volonté se perd, cet ultime cri d’un corps en crise d’affect sera repris et dédoublé encore une fois dans L’Insolation, cet autre gouffre où la mère s’enfonce et disparaît.

Le corps de Selma parle également à travers le « goitre » (p. 144). Il développe un mal annonciateur de la mort au même titre que de la fin du calvaire d’être la « favorite du maître » (p. 143). Le « goitre » qui « enfle » indéfiniment, n’est-il pas, lui aussi, l’« impression de fongosité bulbeuse » décrivant l’état de Ma dans La Répudiation (p. 33) ? Selma est au début du roman une mère affectueuse – seul visage humain dans le défilé carnavalesque et le vacarme sauvage de la circoncision, digne d’exprimer ses sentiments maternels par « les larmes » qui suggèrent qu’elle fait sienne la souffrance de son fils. Elle perd petit à petit cette beauté intérieure et extérieure. Avant même de savoir qu’elle « agonisait – à trente-cinq ans – » (p. 83), nous devinons sa déchéance dans la phrase « ma mère était belle » (p. 83). L’imparfait laisse entendre l’aspect révolu de l’attribut et une espèce de nostalgie d’un temps de l’« innocence amère» (p. 51). Marc Boutet de Monvel parle de la maladie de Selma en ces termes :

‘« Dans le déclenchement et la progression du mal l’accent est mis toutefois sur la psychologie de la malade, chroniquement tentée par le suicide, “se trouvant laide”, se “négligeant”, corroborant un diagnostic démonologique plus que médical. Le texte le confirme, rapprochant “l’étau” du goitre d’un “étau  de la malédiction”, “sceau maléfique” frappant toute la maison ancestrale et singulièrement les animaux familiers de Selma »159.’

Cette dernière n’est plus considérée comme mère, mais comme une personne malade qui dérange le calme et la sérénité de la maison familiale. Tant qu’elle allait bien, elle représentait un élément positif qui contribue à la joie ambiante. Mais à partir du moment où elle va mal, elle constitue un fardeau dont il est implicitement question de se débarrasser et ce par tous les moyens, même les sortilèges. Selma ne souffre pas d’un goitre, elle est tout entière goitre. Ce n’est plus une mère ou une maîtresse ou une tante ni même une soeur et ce depuis longtemps, depuis ce fameux jour où elle fut violée près du puits. Elle même ne se considère plus que comme un goitre. Elle ne sert plus à rien et cette inutilité explique peut-être ses tentatives de suicide ratées, autant de messages de détresse que tout le monde semble ignorer.

Dans le premier roman de Boudjedra, Ma fait preuve elle aussi de complicité avec son fils aîné : elle ‘« entr(e) dans le jeu » de Zahir (mythomane et paranoïaque, obsédé par l’image du sang qui résume pour lui tout l’être féminin et qui déclenche son aveuglement hystérique et sa phobie des femmes), en « essay(ant), par gentillesse, de lui prendre la main et de le diriger à travers la maison »’ (p. 25). Mères protectrices et compatissantes, Selma et Ma sont à l’opposée de la mère de Tereza qui, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, n’hésite pas à ridiculiser sa fille à chaque occasion qui se présente à elle, comme lorsqu’elle lit à haute voix son journal intime « en se tordant de rire à chaque phrase » (p. 192). Tereza souffre quand sa mère lit son journal et que « toute la famille s’esclaff(e) et en oubli(e) de manger » (p. 192). Dans La Répudiation, Ma nous est dépeinte comme incapable de faire une chose pareille. La preuve en est sans doute cette sorte de code d’honneur dont elle fait preuve lorsque Zahir se trouve exposé à la curiosité et la perplexité de ses frères et soeurs :

‘«Lui que ma mère a surpris, un jour, dans une position scandaleuse, en compagnie d’un gamin du voisinage; elle ne comprenait pas et n’en croyait pas ses yeux; abominable, le spectacle de son enfant monté en grande pompe sur le dos légèrement duveteux de l’autre misérable avec sa sale figure de petit jouisseur; emportés tous les deux dans un monstrueux va-et-vient qui ébranlait leurs corps élancés, la tête ballottante, à la recherche d’un plaisir, somme toute, formel (...); et Ma les regardait faire, et Ma ne savait que dire (...); nous tous, rivés à ce spectacle incroyable, (...) et Ma ne pouvait interpeller son fils car elle n’était pas capable d’aller jusqu’au bout de l’explication à donner à cette agglomération de deux corps entrevus l’espace d’une douleur – d’autant plus âpre qu’elle n’allait pas pouvoir s’exprimer; et Ma finit par nous chasser de la pièce, ferma la porte à clef : “ce n’est rien qu’un jeu brutal”, dit-elle » (pp. 210-211-212).’

Son impuissance face à la « douleur » de la découverte mortifiante de l’homosexualité de son fils est masquée ici par son geste protecteur. Elle prend sur elle toute la violence que suppose cette scène, refusant de compromettre son aîné pour qui elle voue une affection sans bornes (on s’en rend compte rien que par l’attente angoissée qu’elle subit à chaque fois qu’il tarde le soir (p. 99-102)). Ses intentions sont louables, mais le silence forcé comme la parole exubérante ne sont pas de bon augure. Ils n’empêcherons pas « la rupture du cercle magique de l’enfance »160. Rachid est en effet « miné par le silence qu’il faudra observer pour ne pas déranger les certitudes d’une société ancrée dans ses mythes de pureté et d’abstinence » (p. 210), à cause d’une attitude « scandaleuse » d’un client de son père; attitude qu’il n’a pas comprise et qu’il aurait pu deviner si sa mère avait parlé des relations réelles entre Zahir et le voisin. Le silence de la mère qui n’a pas pu éviter à son fils les désagréments d’un attentat à la pudeur, est lui aussi le signe du « début du gâchis » (p. 212).

Dans les quatre romans, la parole déficiente ou déplacée caractérise la mère et dénote son impuissance. Selma, « devenue la maîtresse de son beau-frère, (...) n’avait rien dit, ne s’était même pas lavée »161. Ma, ‘« avait depuis longtemps abdiqué et s’était laissée prendre par ses prières et ses saints’ »162 ou bien, « ne querellait plus Dieu »163: elle apparaît alors, tantôt frappée de léthargie, tantôt délirante164. La mère de Tereza pour qui sa fille « aurait fait n’importe quoi (...) si seulement celle-ci le lui avait demandé avec la voix de l’amour »165 «se taisait »166déjà à la naissance de son enfant. Celle de Kamila n’a pas du tout de voix. Simple figurante, elle ne doit son évocation qu’à la nécessité de montrer que la douleur causée par sa mort est moins forte que la jalousie provoquée par un mari volage167.

Dire ou mourir, telle est l’alternative faussement offerte à ces mères. Pour les trois premières, nous pouvons dire comme ce fut le cas pour Selma, qu’elles « demeur(ent) dans un état stationnaire, comme si ayant peur du vide, elle(s) préférai(ent) voguer entre deux pôles de décision. Il est vrai que le choix était limité. Entre la douleur et la mort, que choisir ? »168 « Prise qu’elle(s) étai(ent) entre (leur) soumission et (leur) révolte volcanique, elle(s) étai(ent) condamnées à mourir de harassement »169. Certaines d’entre elles, avant de rejoindre la mort, leur ultime refuge, sombrent dans la folie, la détérioration physique, la maladie, ou les trois en même temps comme Selma et Ma et la mère de Tereza (qui se contente d’un cancer). Mais leur lente désagrégation déteint sur leurs enfants. Elles se transforment alors pour eux en un piège destructeur, démentiel et démoniaque.

Notes
159.

- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 84.

160.

- TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p.42.

161.

- L’Insolation, p. 88.

162.

- La Répudiation, p.63.

163.

- Id.

164.

- Ibid., p. 159.

165.

- L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 94.

166.

- Ibid., p. 68.

167.

- La Valse aux adieux, p. 161.

168.

- L’Insolation, p. 206.

169.

- Ibid., p. 213.