L’image de la mère est en effet sans cesse sollicitée pour justifier une prise de parole à l’allure prométhéenne. Aussi, à travers le drame de Ma se profile dans La Répudiation, celui de toutes les femmes :
‘« Ma ne savait ni lire ni écrire; elle avait l’impression de quelque chose qui faisait éclater le cadre de son propre malheur pour éclabousser toutes les femmes, répudiées en acte ou en puissance, éternelles renvoyées faisant la navette entre un époux capricieux et un père hostile qui voyait sa quiétude ébranlée et ne savait que faire d’un objet encombrant » (p. 38).’Outre son désir de mettre en évidence un aspect positif de la mère dont l’illetrisme forcé n’a pas réussi à occulter l’intelligence, le narrateur profite de ce détail pour développer une réflexion sur les femmes en général. La démarche métonymique multiplie les digressions de ce type tout au long du roman, comme dans L’Insolation : « Quelle idée de croire que ma mère qui avait tant maigri, serait capable de tuer Siomar! Il fallait la laisser radoter (...) comme si elle pouvait éliminer, d’un seul coup de couteau, toute cette soumission millénaire des femmes de sa condition » (p. 219). Dans ce roman, les funérailles de Selma sont ainsi paradoxalement l’occasion pour les femmes de se révolter contre l’ordre établi (p. 227).
Le même procédé est employé dans La Valse aux adieux. L’hostilité de Ruzena envers la multitude de femmes s’agitant dans la piscine entame une parenthèse sur la féminité. Se dessine alors le destin de ces femmes venues chercher un espoir de maternité, tentant à tout prix de conjurer leur impuissance à être par le combat de la stérilité187. Elles perpétuent le sort de toutes les femmes, obligées d’exister à travers leur image de mères, et trouvant dans ce statut un palliatif à une existence déficiente de la féminité (Etre mère à défaut de pouvoir être femme : une solution de rechange, un gage de puissance).
Nous trouvons par ailleurs des passages dans La Répudiation où, cette fois, le destin de la mère n’est plus prétexte à parler de l’injustice dont sont victimes les femmes, mais de celle qui s’abat sur les enfants :
‘« Quel marécage, quelle fiente avions-nous évités ? Aucun car la sentence avait été vivace dès notre enfance, faussée par d’irrémédiables apocalypses dont Ma était la plaque tournante, obturés que nous étions par l’amour violent de notre mère qui nous mettait à portée de l’inceste et du saccage, dans un monde demeuré fermé à notre flair de mauvaises graines dispersées au sein de la maternité dévorante » (p. 193).’Responsable du « saccage », la mère reste cependant le moteur qui fait fonctionner le récit, la « plaque tournante » qui permet paradoxalement de mettre en mots le « marécage » et la « fiente ». D’ailleurs, « tout le récit est construit autour du corps de la mère qui est le foyer et le catalyseur du délire »188. Fonctionnant en tant que « catalyseur du non-dit »189, le corps de la mère se consume de l’intérieur et s’offre au regard extérieur du narrateur, qui le dénature. « La maternité dévorante » se fait alors figure dévorante de l’écriture. Elle englobe tout et devient elle-même récit, justifiant par là le choix du titre du roman. Là aussi, la mère joue le rôle d’un miroir qui reflète une autre facette du récit : après le saccage des femmes et celui de l’enfance, vient la destruction du pays. La répudiation de la mère prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à devenir celle de la mère patrie :
‘« La répudiation de ma mère par Si Zoubir, chef incontesté du clan; point de départ de la dissémination et de la destruction de la famille, prise à son propre piège, envahie par sa propre violence, décimée finalement au bout d’une longue lutte qui aboutit à cette guerre intestine au moment du partage, ravageant le pays comme une sorte de calamité naturelle contre laquelle on ne pouvait rien puisqu’elle était inscrite dans son propre génie » (p. 234).’Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, le narrateur donne également à voir l’attitude d’un pays à travers celle de la mère : « Tereza regardait l’Hôtel de ville détruit et ce spectacle lui rappelait soudain sa mère : ce besoin pervers d’exposer ses ruines, de se vanter de sa laideur, d’arborer sa misère, de dénuder le moignon de sa main amputée et de contraindre le monde entier à la regarder. Tout, ces derniers temps, lui rappelait sa mère, comme si l’univers maternel auquel elle avait échappé une dizaine d’années plus tôt l’avait rejointe et l’encerclait de toutes parts» (pp. 196-197). Plus loin, « le monde est changé en camp de concentration, » (p. 197) c’est aussi « l’idée qu’elle se faisait de la vie dans sa famille » (p.197). Le monde extérieur et l’image de sa propre famille fusionnent aux yeux de Tereza; pour elle, le tout explique la partie, le macrocosme reflète le microcosme.
Dans L’Insolation, le saccage de la mère est même associé à une catastrophe naturelle :
‘« Viol de ma mère, en pleine lumière de l’été, à côté du puits où elle était venue puiser l’eau; par terre, à la manière des moutons de mon enfance que j’avais vu tuer et dépecer (...) Cela a coïncidé avec l’année du séisme qui avait tout dévasté » (p. 85).’Ici, le viol de la mère, tout comme sa répudiation dans le roman éponyme, inscrit la sexualité de la femme dans la violence et la souffrance, mais évoque également, toujours par métonymie, le cataclysme à une plus grande échelle que celle de la famille. Fièvre contagieuse, l’écriture endosse la voracité de la mère pour tout dévorer sur son passage. Nous remarquons bien comment les mots semblent se contaminer les uns les autres, par le simple fait d’être juxtaposés : le « viol » attire la « mère », la « lumière de l’été» embrase l’ombre du « puits », « l’eau » se répand sur la « terre » où coule encore le sang des « moutons » qui se reflète dans le regard de « l’enfance ». Un événement en suscitant un autre, l’avalanche finit par « tout dévast(er) », jusqu’à la mort. La disparition de la mère n’empêche pourtant pas le délire de continuer. La « solitude » (p. 56 et p. 230) encercle le récit. La mort de Selma lui donne finalement le droit d’être nommée mère et déclenche l’écriture du « désarroi » face au vide :
‘« J’avais perdu ma mère et j’étais anxieux à l’idée de la solitude qui allait s’abattre sur moi, arbre saccagé dans le chaos des soliloques insomnieux (...) Je ne savais plus que faire, en vérité, et demeurais enfermé dans cette salle, cloué sur ce lit, à consoler tous ceux qui venaient pleurer la mort de ma mère » (p. 230).’La mort de la mère devient un leitmotiv190, la source et l’inspiration de l’écriture, en même temps que le précipice où le délire la jette. Le narrateur n’avoue-t-il pas en effet : « Elle (Nadia) profitait de l’insolation que j’avais attrapée, de mon désarroi, de ma solitude de plus en plus grande, depuis la disparition de ma mère, pour me poser des questions insidieuses » (p. 233). Ou encore : « Entre la mort de ma mère et l’intransigeance de Nadia, je ne savais plus quel Dieu invoquer » (p. 235). La rage de raconter du début du roman semble s’éteindre en même temps que la mère, comme ce fut le cas dans La Répudiation, lorsque Rachid nous apprend dans une formule lapidaire la mort de Ma191, affirmant par là son refus d’en dire plus après l’avoir on ne peut plus clairement signifié à Céline : « Je finissais par refuser de parler, rejetant cette idée absurde de la catharsis thérapeutique » (p. 236). Cette phrase ne scelle-t-elle pas la véritable fin de ce roman ?
Après avoir fonctionné en tant que catalyseur du récit, l’image de la mère peut également être provoquée. Il en est ainsi des motifs de la « jalousie » dans les deux romans de Kundera, et de celui du « miroir » dans L’Insoutenable légèreté de l’être qui se font le prétexte d’un discours sur la mère. C’est aussi le cas de Jakub dans La Valse aux adieux, qui prend son plaidoyer en faveur de la nécessité de ne pas avoir d’enfants comme prétexte à l’évocation de son aversion pour la maternité192.
Dans les romans de Boudjedra, la mère est « la plaque tournante » du récit, dans ceux de Kundera, elle est souvent un motif qui entre dans l’élaboration d’un thème. La « jalousie » par exemple, vue à travers le regard de deux personnages, Tereza et Kamila, et utilisée par les narrateurs de manières différentes, englobe à chaque fois l’image de la mère. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, la jalousie est le prétexte d’un désir de retour vers la mère, de réhabilitation de l’image maternelle. La jalousie éprouvée par Tereza à l’égard de Tomas est, en effet, un des thèmes récurrents du roman. La mère devient ici une valeur refuge, la possibilité de fuir la souffrance causée par les infidélités du mari. Egalement motif de culpabilité pour la jeune femme qui, en apprenant que sa mère est malade, regrette les moments passés aux côtés de Tomas qui ne l’aime pas puisqu’il la trompe, la jalousie pousse Tereza à justifier le comportement de sa mère envers elle. C’est le « vertige » causé par le « sentiment d’impuissance » (p. 94), face aux écarts érotiques de son mari qui « attirait Tereza auprès de sa mère » (p. 95). La jeune femme se fond dans ses contradictions. La peur de perdre sa mère est plus forte que sa jalousie envers un mari volage, mais en même temps, cette jalousie permet l’absolution de la mère. Elle est donc plus forte que les sentiments pour la mère.
Par contre, dans La Valse aux adieux, la souffrance suscitée par la jalousie des nombreuses conquêtes de son mari, est, pour Kamila, plus forte que celle déterminée par la mort de sa mère. Mais ici aussi la mère représente une fuite en avant :
‘« Cette souffrance se parait charitablement de multiples couleurs (...) Cette souffrance s’éparpillait charitablement dans toutes les directions : les pensées de Kamila rebondissaient contre le cercueil maternel et s’envolaient vers des souvenirs, vers sa propre enfance, plus loin encore, jusque vers l’enfance de sa mère, elles s’envolaient vers des dizaines de soucis pratiques, elles s’envolaient vers l’avenir qui était ouvert et où, comme une consolation (oui, c’étaient des jours exceptionnels où son mari était pour elle une consolation), se dessinait la silhouette de Klima » (p. 160).’Le clivage entre son désir de légèreté et la tentation de la pesanteur, se traduit dans les pensées de Kamila par l’opposition d’un mouvement centrifuge – causé par la mort de sa mère, ouvrant sur l’extérieur, sur un dépouillement de l’espace-temps, une invitation au voyage dans le souvenir, mais qui revient inlassablement à l’image obsessionnelle du mari, gage de pesanteur et de sécurité – et d’un mouvement centripète, n’offrant qu’un cercle vicieux où tout n’est qu’impuissance : « quand elle était jalouse, elle ne pouvait rien faire du tout » (p. 161).
Mère-silence à qui l’on ferme désespérément les yeux et la bouche même après la mort193, mère-violence-violée-répudiée, mère-puissance castratrice, mère-récit et récit-mère, Gaïa resplendissante qui écrase de tout son poids de minuscules enfants, représente-t-elle paradoxalement et malgré tout l’unique fil d’Ariane salvateur ? Car, pour le moment, c’est par elle que passe la parole, même déficiente, même douloureuse, même détournée. Mais le spectacle continue.
- « La seule chose qu’elle possédât, c’était dans son ventre ce germe bourgeonnant protégé par la société et la tradition (...) c’était sa glorieuse universalité du destin féminin qui lui promettait de combattre pour elle. Et ces femmes, dans la piscine, représentaient justement la féminité dans ce qu’elle a d’universel : la féminité de l’enfantement, de l’allaitement, du dépérissement éternels, la féminité qui ricane à la pensée de cette seconde fugace où la femme croit être aimée et où elle a le sentiment d’être une inimitable individualité. Entre une femme qui est convaincue d’être unique, et les femmes qui ont revêtu le linceul de l’universelle destinée féminine, il n’y a pas de conciliation possible ».
- La Valse aux adieux, p. 167.
- SAIGH-BOUSTA, Rachida. Polysémie et béance des dires dans le roman maghrébin de langue française, doctorat d’Etat, sous la dir. de BONN, Charles, Paris XIII, 1988; p. 353.
- Ibid., p. 563.
- « Ma mère est morte ».
- L’Insolation, p. 237 et 240.
- « Ce fut en prison que j’appris la mort de ma mère que je n’avais plus revue depuis mon arrestation, et qui avait traîné une longue maladie chez l’un de ses oncles ».
- La Répudiation, p. 251.
- Jakub explique son aversion pour la maternité: « D’abord, je n’aime pas la maternité, dit Jakub, et il s’interrompit, songeur. L’ère moderne a déjà démasqué tous les mythes. L’enfance a depuis longtemps cessé d’être l’âge de l’innocence. Freud a découvert la sexualité du nourrisson et nous a tout dit sur Oedipe. Seule Jocaste reste intouchable, personne n’ose lui arracher son voile. La maternité est l’ultime et le plus grand tabou, celui qui recèle la plus grave malédiction. Il n’y a pas de lien plus fort que celui qui enchaîne la mère à son enfant. Ce lien mutile à jamais l’âme de l’enfant et prépare à la mère, quand son fils a grandi, les plus cruelles de toutes les douleurs de l’amour. Je dis que la maternité est une malédiction et je refuse d’y contribuer ».
« Une autre raison, qui fait que je ne veux pas accroître le nombre des mères, dit Jakub avec un certain embarras, c’est que j’aime le corps féminin et que je ne peux penser sans dégoût que le sein de ma bien aimée va devenir un sac à lait ».
- La Valse aux adieux, pp. 133-134.
- « (...) une vieille femme assise à même le sol, à côté du corps exposé dans son suaire en velours vert, s’acharnerait à lui fermer les yeux, dont les paupières auraient perdu l’élasticité? » (...) « Pourquoi aller regarder la vieille femme encenser le cadavre de Selma et peiner à lui fermer la bouche, à tel point qu’exaspérée, mais arborant toujours son sourire hypocrite, elle finissait par lui mettre un ballon sous le menton pour soutenir les deux mâchoires, comme si elle voulait la faire taire, alors que pendant une vingtaine d’années, elle avait vécu dans le silence ».
- L’Insolation, pp. 224-225.