Le premier paradoxe que nous nous proposons d’évoquer, émane de la position occupée par les narrataires intradiégétiques des deux textes de Boudjedra. Céline et Nadia, Nadia et Céline. Les deux faces d’une même pièce, ou la même farce dans deux pièces ? Les rôles qu’elles jouent dans le déroulement du récit et le statut de destinataires privilégiées qui leur a été procuré, ont été relevés dans plusieurs commentaires. Dans La Répudiation, Céline, « l’amante étrangère destinataire intradiégétique de tout le récit »194, semble croire que sa « phrase leitmotiv »195est exécutoire. Cette injonction permet en fait l’évacuation de la parole : elle fonctionne donc plutôt comme exutoire. Si, « dans le premier chapitre, Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne, mettant du même coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes, en situation de cure psychanalytique »196, dans le quinzième et avant-dernier chapitre, il en parle à la troisième personne, donnant par là un avant goût de son départ pour la France. Au début du roman, elle est une amante vorace et une allocutaire insatiable. La « douceur » de sa peau évoque pour Rachid « quelque senteur d’airelle et de girofle brûlées et consumées par la ténacité du souvenir » (p. 9) qui le rend à la vie (« je ressuscitais » (p. 9)) et le ramène « soudainement à un état d’extraordinaire lucidité, proche de l’extase » (p. 9). Femme-objet exotique, désirante et désirée (« désir l’un de l’autre hargneux et vorace » (p. 10)), elle suscite l’écriture de la jouissance vue essentiellement à travers le paradigme de la « voracité » : « Au lieu de nous prendre il s’agissait pour nous de nous happer avec une telle virulence que nous engendrions le cauchemar » (p. 10) – « prête (...) à engloutir l’immensité globale » (p. 11) – « son festin poisseux » (p. 11) – « voulant tout à coup tout absorber » (p. 11). Cette vision décalée de l’amante étrangère fait écho à celle, plus courante, que se fait l’institutrice française, de Tipaza. Sa façon de prononcer le nom de cette ville, avec un « affaissement gourmand de la lèvre inférieure » (p. 13), « comme elle eût prononcé le nom d’un fruit » (p. 13), évoque le pittoresque propre aux cartes postales pour touristes en mal d’images figées. L’amante vorace est aussi une exploratrice « gourmande ».
Néanmoins, Céline se montre incapable de sonder les profondeurs de l’écorce terrestre au même titre que celles de l’inconscient de Rachid. Est-elle réellement le narrataire privilégié que le narrateur veut nous imposer ? N’est-elle pas plutôt une écoute paradoxale, oscillant entre le désir de voir la beauté d’un « paradis terrestre, partagé entre la mer et les ruines romaines » (p. 12), et le refus de s’investir dans un discours qui dérangerait l’ordre dans lequel elle évolue ? Même si elle réclame sans cesse des explications, même si elle « essayait de comprendre pourquoi les plus belles ruines étaient toujours situées au bord de la mer » (p. 13), elle bute contre l’obstacle de son ignorance de l’Autre qu’elle cultive jusqu’à la fin du roman, car elle « n’aspirait qu’à une grande paix et à une grande insouciance » (p. 234), car « elle voulait (...) faire parler (Rachid), pour taire ses scrupules et ses angoisses » (p. 235), car enfin, en désespoir de cause, « elle abandonnait toute velléité de faire parler (Rachid), se murait à son tour dans un silence rédhibitoire » (p. 236). Les rôles s’inversent alors. Rachid, qui ne parle que sous la contrainte, se surprend à souhaiter la demande du récit par Céline qui, au début du roman, l’exaspère par son leitmotiv. Le paradoxe continue de façon explicite. Le narrateur nous livre enfin le fonctionnement du récit :
‘« Entre nous la suspicion s’aggravait et prenait des dimensions insoutenables, surtout lorsque, se croyant battue, elle abandonnait toute velléité de me faire parler, se murait à son tour dans un silence rédhibitoire, éliminant du coup mon propre mutisme, car, si elle se taisait, mon attitude n’avait plus aucun sens; je restais mortifié dans l’attente d’une nouvelle supplication de la part de mon amante, que j’espérais en vain pendant des jours, jusqu’à l’éclatement nerveux où tout se disloquait en moi; j’étais alors irrémédiablement livré à Céline, auprès de laquelle je savais retrouver des attitudes d’enfant, gros de mon secret infamant. Il fallait réajuster les choses et les êtres et repartir à nouveau, dans une claudication pénible » (p. 236).’L’écoute de Céline, faussée et détournée dès le départ par sa fonction cathartique, se transforme en hermétisme. Tels deux autistes, les amants confrontent leurs silences, les pôles s’inversent alors, et le désir de la parole étant plus fort grâce à l’entêtement du silence, finit son implosion dans le chaos le plus total. L’amante refuse de nommer la ville où Rachid est hospitalisé//enfermé. Elle tient à garder secret ce détail, alors qu’elle cherche à percer l’intimité de toute une famille, à violer de son regard indifférent de part les fonctions scientifiques (archéologie, psychanalyse) qu’elle lui attribue. Elle peut alors passer du statut de catalyseur du récit, à celui de frein au récit. Mais le narrateur contourne l’obstacle (« je finissais par évoquer les lapements chauds et humides de ma langue sur sa peau » (p. 240)), tout comme il le fait au tout début du roman, pour tromper l’attente du récit. Le rapport de cause à effet entre l’érotisme et la parole constitue la différence entre ces deux scènes d’apparences similaires. Lorsque Céline demande à Rachid de lui parler de Ma, ce dernier lui fait l’amour avant de s’exécuter. Lorsqu’elle refuse de répondre à ses questions, il se remémore leurs ébats. L’acte d’amour se transforme en parole, se trouvant par là même propulsé dans une situation de désir de parole. Rachid, à travers sa nostalgie de la jouissance sexuelle, affirme sa nostalgie du temps où il racontait des histoires à Céline. Ce couple qui se croise et se décroise au fil du roman ne s’unit finalement que pour mieux se séparer, à l’image semble-t-il de celui que forment Mehdi et Nadia dans L’Insolation.
Boudjedra continue son exploration des paradoxes de la parole dans son deuxième roman. Toutefois, il prend comme point de départ, ce qui n’apparaît qu’à la fin de La Répudiation, c’est-à-dire le refus de l’écoute. Le récit s’inscrivant d’emblée dans une démarche contradictoire, gagne en intensité et se fait plus percutant. Si « l’étrangère » a finit par se murer dans le silence, la compatriote serait à même de faire preuve de compréhension. Il n’en est pourtant rien. Nadia ponctue le récit cadre de ses apparitions, après avoir donné le ton dans l’ouverture de la symphonie. Le roman commence effectivement, tout comme le précédent, sur une scène d’amour. Mais ici, l’acte sexuel n’est pas une réponse à une demande de récit qui inscrirait cette dernière dans une thématique désirante, mais un acte de rébellion contre le rejet de la parole, puisqu’il se transforme lui-même en prétexte à cette parole. Donc, lorsque Céline demande à Rachid de lui raconter son histoire, ce dernier répond en lui faisant l’amour, et lorsque Nadia refuse l’histoire que lui offre Mehdi, ce dernier ne peut que répondre à sa frénésie sexuelle. La voracité érotique des deux amantes donne à lire un détournement de la parole. Nadia l’«ogresse » (p. 223), n’est-elle pas, non le double, non la continuité ou le prolongement, mais le perfectionnement de Céline ? Ce que nous désignons par le terme perfectionnement, c’est une manière plus organisée par laquelle l’auteur évoque les interférences du silence sur le discours. C’est aussi le procédé par lequel le silence, à défaut d’être vaincu, peut être détourné. Nadia, par son refus même de la parole, engendre le récit : « Elle ne me croyait pas », « elle ne croyait jamais ce que je disais », « elle ne me croyait pas davantage » (p. 8); « Nadia ne saurait jamais m’écouter jusqu’au bout » (p. 12); « Nadia, l’infirmière-chef ne voulait pas me croire » (p. 20). Dans La Répudiation, le leitmotiv de Céline n’a pas le même effet que celui de Nadia dans L’Insolation. Lorsque le narrateur du premier roman rapporte le discours de la maîtresse française (« elle voulait que l’on parlât à nouveau de Ma » (p. 9), « Céline me demandait de reprendre le récit » (p. 11), « parle-moi encore de ta mère » (p. 14 et 16)), nous ne sentons pas tout de suite que la prise de parole se fait dans un rapport de force. Tandis que dans L’Insolation, le combat continu de Mehdi révèle la situation paradoxale de ce roman, qui se veut d’une part la scène du dire et qui illustre d’autre part la mise-en-scène du refus de dire. La négation du récit n’est là que pour mieux justifier la production du récit. Nadia, par ses tentatives réitérées de faire taire Mehdi, n’arrive qu’à enflammer son désir de parler. C’est grâce à elle, sublime paradoxe, que le narrateur se fait « scribe » (p. 23). Mais elle ne joue le rôle de Pygmalion (à son insu bien sûr), que l’espace d’un instant, car sa créature lui échappe très vite.
La parole obligée de ruser pour exister apparaît également dans les romans de Kundera. Penchons-nous par exemple sur le cas d’un autre couple (Tereza et Tomas) qui s’entrecroise dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Ce n’est pas par eux que commence le roman, mais par deux réflexions : la première sur le mythe de l’éternel retour, la seconde sur la dualité de la légèreté et de la pesanteur. La première page où ils apparaissent (p. 17) décrit, ou plutôt résume, leur rencontre inscrite déjà dans le paradoxe : il s’agit en fait de l’«inexplicable amour » que Tomas éprouve « pour cette fille qui lui était presque inconnue » et qui « n’était ni une maîtresse ni une épouse » (p. 18). Les sentiments de Tomas envers Tereza sont le prétexte de sa longue réflexion sur la problématique du choix et des conséquences qui en découlent. La parole est encore une fois détournée de son lit. Du fleuve de l’amour, elle passe (sans encombre ?) à celui du choix. Il en découle cette pensée de Tomas : « Einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c’est jamais » (p. 20). Faire un choix est en effet une entreprise sans retour possible, ni annulation, puisque l’on ne vit qu’une seule fois :
‘« Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation » (p. 20).’Est-ce pour cela que Kundera répète plusieurs fois certaines scènes, ajoutant à chaque variation un détail, une note qui pourrait développer la partition sans jamais la changer ? Il en est ainsi de cette comparaison que nous offre Tomas et que nous lisons de manière différente à chaque fois que nous la rencontrons :
‘« Il lui semblait que c’était un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit » (p. 17).’Tereza est, plus loin, encore une fois évoquée sous les traits de cet enfant :
‘« Ce n’était ni une maîtresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit » (p. 18).’Le comportement de Tomas constitue la différence entre ces deux phrases. D’abord passif, il devient actif en sortant l’enfant de la corbeille et en le posant « sur la berge de son lit ». Son geste n’est donc plus maîtrisé de l’extérieur, mais émane de l’intérieur. Il a fait son choix. Son questionnement paraît dès lors contradictoire. Il ne reflète plus son indécision, mais son refus d’assumer ce choix.
Par ailleurs, ce même motif de l’enfant sortant d’une corbeille ne sera expliqué que bien plus tard, lorsque Tomas se trouvera face à un autre questionnement. Son indignation vis-à-vis des événements qui ont déchiré son pays passe également par Tereza, grâce à l’image de l’enfant dans sa corbeille, qui lui rappelle l’histoire d’Oedipe, lui aussi livré à la merci des eaux d’un fleuve pour le sauver de la hargne de son père. La dénonciation de l’attitude des communistes qui, pour se justifier, avançaient leur ignorance des faits qu’on leur reprochait, passe donc par l’évocation de l’image attendrissante d’une Tereza qui s’est livrée d’elle-même, corps et âme, à la merci de Tomas. Il nous suffit pour vérifier cela, de consulter les incipit des deux premiers chapitres de la cinquième partie, intitulée de manière significative La légèreté et la pesanteur. Le premier chapitre commence par :
‘« Quand Tereza était venue à l’improviste chez Tomas à Prague, il avait fait l’amour avec elle, comme je l’ai déjà dit dans la première partie, le jour même, dans l’heure même, mais ensuite elle a eu de la fièvre. Elle était allongée sur son lit et il était à son chevet, persuadé que c’était un enfant qu’on avait posé dans une corbeille et qu’on lui avait envoyé au fil de l’eau. Depuis, il affectionnait cette image de l’enfant abandonné et il pensait souvent aux mythes anciens où elle apparaît. Sans doute faut-il voir là le motif caché qui l’incita à aller chercher la traduction de l’Oedipe de Sophocle » (p. 253).’Le chapitre suivant commence par :
‘« Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. Alors, chacun s’en prit aux communistes (...) Ceux qui étaient accusés répondaient : On ne savait pas ! On a été trompés ! On croyait ! Au fond du coeur, on est innocents ! (...) Tomas suivait ce débat (...). Et il se disait que la question fondamentale n’était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu’on ne sait pas ? (...) Alors, Tomas se rappela l’histoire d’Oedipe : Oedipe ne savait pas qu’il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s’était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu’il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes » (pp. 254-255).’Quels rapports pouvons-nous établir entre Tereza, les injustices fomentées par les communistes tchécoslovaques, et leur refus d’assumer les conséquences de leurs actes? Le fil conducteur en est certes le mythe d’Oedipe. En nous montrant les traces laissées par ce fil d’Ariane, le narrateur n’est-il pas en train de nous dérouter ? En révélant le mécanisme de la pensée qui passe d’une problématique à l’autre par analogie, n’essaye-t-il pas d’occulter le côté laborieux d’une parole qui se veut au contraire fluide ? Le discours sur les communistes paraît en effet greffé sur le discours amoureux. Une seconde greffe viendra s’ajouter à la première, éloignant davantage le lecteur du point de départ, à savoir, Tereza :
‘« Il écrivit un jour ses réflexions sur Oedipe et les envoya à l’hebdomadaire (...) Ça se passait au printemps 1968. Alexandre Dubcek était au pouvoir et il était entouré de communistes qui se sentaient coupables et qui étaient disposés à faire quelque chose pour réparer leur faute. Mais les autres communistes, qui hurlaient qu’ils étaient innocents, redoutaient que le peuple en colère ne les fît passer en jugement. Ils allaient tous les jours se plaindre à l’ambassadeur de Russie et implorer son appui. Quand la lettre de Tomas parut, ils poussèrent une clameur : On en est donc arrivés là! On ose écrire publiquement qu’il faut nous crever les yeux ! Deux ou trois mois plus tard, les Russes décidèrent que la libre discussion était inadmissible dans leur province et leur armée occupa en l’espace d’une nuit le pays de Tomas » (pp. 256-257).’Nous sommes bien loin de cette scène où Tomas, perdu dans ses pensées, contemple Tereza après lui avoir fait l’amour. Les conséquences du détournement de la parole seront désastreuses au niveau de la vie de Tomas. Sur le plan professionnel, la lente descente aux enfers commence pour lui au premier chapitre de la cinquième partie, et se termine au chapitre suivant. Il perd son poste de chirurgien en refusant de se rétracter, mais trouve quand même un poste de médecin généraliste. Un second refus, cette fois de signer une lettre en faveur du parti communiste, entraîne son éviction définitive du corps médical. Tomas devient alors laveur de vitres, peut-être pour permettre aux gens de distinguer plus clairement ce qui se passe à l’extérieur, mais aussi, pour qu’il garde, dans son enfermement symbolique (ayant été isolé du milieu dans lequel il évoluait), un regard tourné vers l’extérieur, vers l’immensité (réconfortante ou déroutante, voire troublante ?) du ciel. Ceci nous ramène encore une fois au début du roman, à ce moment précis où le narrateur « voit clairement » ce personnage « à la lumière » des « réflexions » sur le mythe nietzschéen et la polarité de la légèreté et de la pesanteur : « Je l’ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face, et il ne savait pas ce qu’il devait faire » (p. 17). Sur quatre pages, cette phrase est dite cinq fois. Tel un roulement de tambour, elle donne un ton plus grave aux réflexions de Tomas sur la nature de ses sentiments pour Tereza. Nous retournons donc encore une fois à l’amante. Ce n’est qu’à la dernière variante qu’un détail attire notre attention :
‘« Il regardait les murs sales de la cour et comprenait qu’il ne savait pas si c’était de l’hystérie ou de l’amour » (p. 19).’Les « murs » qui rendent plus intense l’introspection de Tomas en faisant écran à son regard, l’empêchant ainsi de se perdre dans l’horizon, sont « sales ». Ces murs qui réfléchissent les pensées du personnage, en même temps que son regard, les faisant retourner vers l’envoyeur, donnent à voir également l’état de ces pensées : la saleté évoque en effet l’absence de pureté, de clarté. Tomas reconnaît son ignorance au moment même où le narrateur nous apprend que « les murs » sont « sales ». Ce personnage se trouve littéralement en état de manque de sens à donner à sa relation avec Tereza, commencée sous le signe du doute et du questionnement.
L’effet contraire se produit pour l’autre couple de ce roman (Franz et Sabina). Franz ne doute pas, il est sûr que Sabina est celle qui a changé sa vie. Il se raccroche à elle comme à une bouée de sauvetage. Pourtant, il impose des règles à cette femme qui n’aspire qu’à la liberté absolue, à cette femme qui a préféré l’exil pour ne pas subir le joug de la répression intellectuelle. Franz, par son incapacité à avoir une vie érotique extraconjugale dans la ville où réside sa femme, apparaît comme le pôle opposé de Sabina :
‘« Il serait passé d’une femme à l’autre dans la même journée, de l’épouse à la maîtresse, de la maîtresse à l’épouse (...) A ses yeux, c’eût été humilier l’amante et l’épouse et, finalement, s’humilier lui-même » (p. 123).’Il profite donc des conférences et des colloques où des universités étrangères l’invitent régulièrement, pour vivre cet amour. Mais, plus loin, le narrateur nous livre l’aspect paradoxal de cette règle qui fonde la relation entre nos deux protagonistes :
‘« S’abstenir de faire l’amour avec sa maîtresse à Genève, c’était en fait un châtiment qu’il s’infligeait pour se punir d’être marié avec une autre. Il vivait cette situation comme une faute ou comme une tare » (p. 126).’Franz s’emprisonne lui-même dans ses contradictions qui sont, pour lui autant que pour le narrateur, le prétexte à la prise de parole et à l’expression de ses réflexions sur l’amour :
‘« L’amour, c’était pour lui le désir de s’abandonner au bon vouloir et à la merci de l’autre. Celui qui se livre à l’autre comme le soldat se constitue prisonnier doit d’avance rejeter toutes ses armes. Et, se voyant sans défense, il ne peut s’empêcher de se demander quand tombera le coup. Je peux donc dire que l’amour était pour Franz l’attente continuelle du coup » (p. 125).’L’attente de ce « coup » n’est autre que l’angoisse de voir Sabina le quitter. Le couple Sabina / Franz, tel qu’il apparaît ici, cultive le paradoxe jusqu’à l’apothéose, jusqu’aux limites au-delà desquelles le détournement de la parole se transforme en silence. L’incompréhension qui caractérise en effet leurs rapports, sera le point de départ et en même temps la finalité du petit lexique de mots incompris (p. 132). Leur relation est génératrice de récit grâce au silence qui finit par s’instaurer entre eux – ce même silence qui enveloppe les amours de Rachid et Céline, Mehdi et Nadia, Mehdi et Samia. En effet, le narrateur nous raconte ce silence :
‘« L’abîme qui séparait Sabina et Franz : il l’écoutait avidement parler de sa vie, et elle l’écoutait avec la même avidité. Ils comprenaient exactement le sens logique des mots qu’ils se disaient, mais sans entendre le murmure du fleuve sémantique qui coulait à travers ces mots » (p. 132).’Parallèlement à la métaphore qui comparait Tereza à un enfant dans sa corbeille, flottant au gré des eaux d’un fleuve, se développe ici une autre métaphore, toujours en rapport avec le lit d’un fleuve. Son évocation commence à la page 131, avec le motif du chapeau melon, autre récurrence dans le récit. Les différentes « significations » de la vie de Sabina « passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve (...) Le chapeau melon était le lit d’un fleuve et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique : le même objet suscitait chaque fois une autre signification, mais cette signification répercutait (comme un écho, comme un cortège d’échos) toutes les significations antérieures ». Encore une fois, la parole passe par l’amante. La clé de lecture livrée ici par le narrateur, se réfère au modèle sur lequel est conçue l’écriture. Le « fleuve » est pour nous d’abord le passeur qui guide Tereza vers le « lit » de Tomas. Dans le cas de Franz et Sabina, il se présente comme une sorte de réseau par lequel transitent les pensées. Le signifiant change ainsi de signifié selon le processus mnémonique qu’il déclenche.
Dans ce même ordre d’esprit, la lecture du « cortège d’échos » change. En effet, le personnage le plus attaché, le plus impressionné et imprégné de cette image de cortège, c’est Franz :
‘« Les cortèges déferlant sur le boulevard Saint-Germain ou de la République à la Bastille le fascinaient. La foule en marche scandant des slogans était pour lui l’image de l’Europe et de son histoire. L’Europe, c’est une grande marche. Une marche de révolution en révolution, de combat en combat, toujours en avant » (p. 147).’Alors que Sabina, « depuis sa jeunesse, (...) avait horreur de tous les cortèges » (p. 146). Sabina et Franz sont donc liés mais également séparés par l’image du cortège. L’écriture continue à tisser sa toile; elle nous promène au gré de ses fils, d’un coin à l’autre de la pièce et de la mémoire (celle des personnages, mais aussi la nôtre).
Ce voyage dans les mots aboutit (ou, ne fait-il que passer par) au paradoxe final qui caractérise le couple Sabina/Franz. Lorsque Franz ne trouve pas Sabina chez elle un jour qu’il lui rendait visite, il comprend, en voyant les déménageurs, qu’elle est partie définitivement, aussi bien de l’appartement que de sa vie :
‘« Il était totalement paralysé de tristesse. Il ne comprenait rien, ne pouvait rien s’expliquer et savait seulement qu’il s’attendait à cet instant depuis qu’il avait fait la connaissance de Sabina. Il était arrivé ce qui devait arriver. Franz ne se défendait pas » (p. 174).’« L’attente continuelle du coup » (p. 125), est terminée pour Franz. Le même ess mus sein qui a régi la rencontre et la vie commune de Tomas et Tereza, sonne le glas de la rupture entre Franz et Sabina : « Il était arrivé ce qui devait arriver ». Toutefois, par son départ, Sabina permet paradoxalement à Franz de comprendre que ce qu’il croit être le coup de grâce, est en réalité une libération. Cette absence déclenche paradoxalement en lui une prise de conscience :
‘« La présence physique de Sabina comptait beaucoup moins qu’il ne le croyait. Ce qui comptait, c’était la trace magique qu’elle avait imprimée dans sa vie et dont personne ne pourrait le priver (...) Elle lui avait fait présent de la soudaine liberté de l’homme qui vit seul, elle l’avait paré de l’aura de la séduction. Il devenait attirant pour les femmes; une de ses étudiantes tomba amoureuse de lui. Ainsi, brusquement, en un laps de temps incroyablement bref, tout le décor de sa vie changea » (pp. 175-176).’Il ne se sent plus coupable de tromper sa femme. Mais, de l’enfermement qu’il vivait à travers son mariage, il passe à un autre, celui de l’amour que lui voue cette étudiante. A propos de l’amour, Alain Finkielkraut postule :
‘« Il y a une violence de la réciprocité, et la formule “je t’aime” combine indécidablement l’allergie et l’effusion, la suffocation sentimentale et le désir totalitaire d’absorber l’objet aimé dans l’immanence d’un pacte aux termes clairs »197.’Ne trouvons-nous pas dans cette affirmation, la raison essentielle du départ de Sabina ? Elle ne supporte pas « la suffocation », alors que Franz la recherche, même après avoir eu l’opportunité de l’éviter. Cependant, les démarches de nos deux personnages se rejoignent à travers la quête paradoxale qu’ils ont l’un de l’autre :
‘« Dire “je t’aime”, rompre : deux variantes d’un même désir de dénouement. Il s’agit, soit en l’anéantissant, soit en la rendant prévisible, de maîtriser la présence de l’Autre. Ou bien celle-ci disparaîtra de mon histoire, ou bien j’aurai séduit le hasard et nous entrerons ensemble dans l’histoire programmée pour nous par le code amoureux. Au-delà de leur opposition, les deux termes de l’alternative suppriment identiquement cette effrayante possibilité : que, par l’amour, mon histoire soit relation avec l’inconnu »198.’C’est cette part d’«inconnu » dans toute aventure sentimentale, qui fait de l’amour de Franz pour Sabina, une perpétuelle crainte du « coup », de l’amour de Sabina pour Franz, un désir de fuite en avant, de celui de Mehdi pour Samia, un délire spiroïdal, de celui de Rachid pour Céline, une attente de reconnaissance, et enfin, de celui de Tomas pour Tereza, un penchant vers la paix et la sérénité.
Dans La Valse aux adieux, la vie sentimentale ou érotique des personnages semble elle aussi reproduire le schéma du manque à dire une parole foisonnante. Le couple Kamila / Klima doit son existence à la jalousie de la première et le sentiment de culpabilité du second. L’amour qu’ils croient partager n’est autre que le reflet déformé du combat perpétuel contre les pensées obsessionnelles qui les attirent l’un vers l’autre, tel un aimant. L’amour de Klima pour sa femme est ainsi décrit comme pire que l’homosexualité ou l’impuissance. Ce dernier nous dit :
‘« J’aime ma femme. C’est mon secret érotique que la plupart des gens trouvent tout à fait incompréhensible (...) Personne ne le comprend, et ma femme moins que quiconque. Elle s’imagine qu’un grand amour nous fait renoncer aux aventures. Mais c’est une erreur. Quelque chose me pousse à tout moment vers une autre femme, pourtant dès que je l’ai possédée, j’en suis arraché par un puissant ressort qui me catapulte auprès de Kamila. J’ai quelquefois l’impression que si je recherche d’autres femmes c’est uniquement à cause de ce ressort, de cet élan et de ce vol splendide (plein de tendresse, de désir et d’humilité) qui me ramène à ma propre femme que chaque nouvelle infidélité me fait aimer encore davantage » (pp. 44-45).’L’amour est ici le prétexte d’une réflexion qui fait de l’infidélité le corollaire de la passion amoureuse, d’habitude considérée comme son pôle antinomique. Le « puissant ressort » qui ramène incessamment Klima auprès de Kamila, c’est un sentiment de culpabilité qui fonde, en même temps qu’il le détruit, son amour pour sa femme. Dès lors, cet « amour coupable » (p. 47) ne pourra survivre que grâce à son répondant, la jalousie de Kamila. Le paradoxe par lequel est désigné ce lien si fort qui semble unir ces deux personnages se manifeste par le biais de l’infidélité, source de jouissance pour le mari (jouissance sexuelle mais aussi spirituelle puisqu’elle le renvoie incessamment à l’obsession fondatrice de sa personnalité), et de souffrance pour la femme (souffrance qui caractérise et alimente sa jalousie qui légitime à son tour, sa demande d’amour). Nous remarquons par là le cercle vicieux dans lequel nos protagonistes évoluent. Pris au piège des contraires qui s’attirent, ils dansent pour nous une dernière valse à la croisée des chemins. Cette valse ouvre à nos yeux celles qui se déroulent dans les trois autres romans.
- BONN, Charles, Le roman maghrébin et le concept de différence, in. Horizons maghrébins, n°6 –Le droit à la mémoire – Toulouse, Avril 1986; pp. 74-84; p. 79.
- BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p; 243.
- Id.
- FINKIELKRAUT, Alain. Sur la formule « Je t’aime », in- Critique, n° 348, Paris, Minuit, mai 1976, pp. 521 à 537; p. 522.
- Id.