b) Détournement et ambiguïté : libération ou échec du dire ?

Au cours du chapitre 27 de la quatrième journée de La Valse aux adieux, nous retrouvons le couple Kamila / Klima dans une scène qui aurait pu être sur le plan érotique (dans une perspective romantique et lyrique), d’une beauté extrême. Il n’en est rien, malgré l’absence totale du registre scatologique si cher à Boudjedra :

‘« Kamila était d’une beauté céleste et Klima éprouvait une immense douleur à l’idée que cette beauté courait un danger mortel. Mais cette beauté lui souriait et commençait à se déshabiller sous ses yeux » (p. 228).’

Jusque là, la parole n’entre pas dans le cadre de l’indicible, ne se fait pas une mise en scène de la confrontation. Puis, soudainement, contre toute attente, elle vire complètement de bord. Le regard du mari-amant posé sur la femme-amante prend une autre forme, comme s’il s’agissait de celui d’un autre :

‘« Il regardait son corps se dénuder, et c’était comme de lui dire adieu. Les seins, ses beaux seins, purs et intacts, la taille étroite, le ventre d’où le slip venait de glisser. Il l’observait avec nostalgie comme un souvenir. Comme à travers une vitre. Comme on regarde au loin. Sa nudité était si lointaine qu’il n’éprouvait pas la moindre excitation. Et pourtant, il la contemplait d’un regard vorace. Il buvait cette nudité comme un condamné boit son dernier verre avant l’exécution. Il buvait cette nudité comme on boit un passé perdu et une vie perdue » (pp. 228-229).’

Nous ne pouvons ignorer ici deux détails : le regard qui passe « à travers une vitre » qui nous « catapulte » vers cette scène où Tomas apparaît pour la première fois aux yeux du narrateur de L’Insoutenable légèreté de l’être, et la « vorac(ité) » avec laquelle Klima boit la « nudité » de Kamila, qui nous renvoie à celles de Céline et Nadia et, par là même, à celles de Rachid et Mehdi. La nostalgie méditative et la voracité active évoquent la douleur de l’absence, du vide, et celle de la plénitude consciente de son aspect éphémère.

La valse de Klima et Kamila continue pourtant, défiant la vanité des êtres et des choses tout en la réclamant. La parole silencieuse se fait légère pour occulter l’essentiel. Autre sursis, autre détournement de l’insupportable par la tentative désespérée de l’enfermement de la parole, seule garante de l’immersion totale d’un lieu de souffrance. Là, c’est Kamila qui mène la danse. Le narrateur rapporte ce qu’elle dit à son mari ainsi que les pensées de ce dernier199. Les pensées de ces personnages semblent commandées par un pacte de silence. La jalousie de la femme d’une part, son refus de nommer l’acte de son mari (qui en serait la reconnaissance), et le silence de l’époux d’une autre part, plongent le récit dans l’ambiguïté de leurs rapports à la parole. Le récit se fait alors l’ultime refuge de l’absence de communication, l’émergence de la parole détournée sous nos yeux. La naissance de cette parole se fait dans la contradiction inhérente au jeu de l’attirance et de la répulsion. Les pensées de Klima ôtent à son corps toute réaction à l’excitation sexuelle, malgré tout le désir qu’il éprouve face à une Kamila totalement offerte.

Cette scène est inversée au chapitre suivant avec le couple Olga / Jakub. Jakub voit son corps réagir comme s’il appartenait à un « autre ». Il n’est pas attiré par Olga en tant qu’icône érotique, mais il ne peut pas lui refuser ce qu’elle demande pour ne pas la blesser. Malgré ses réflexions étrangères à toute tentative de séduction, l’excitation gagne ses sens au contact des caresses d’Olga (pp. 230-233). C’est à travers le regard de cette dernière que nous voyons clairement le mécanisme de l’attirance / répulsion au sein de ce couple :

‘« La veille, elle avait fait l’amour avec Jakub à un moment où il devait être en proie aux plus atroces pensées et elle l’avait absorbé en elle tout entier, même avec ses pensées. Comment se fait-il que ça ne me répugne pas ? pensait-elle (...) Mais plus elle s’interrogeait ainsi, plus elle sentait croître en elle cet étrange et heureux orgueil et elle était comme une jeune fille que l’on viole et qui est brusquement saisie d’un plaisir étourdissant, d’autant plus puissant qu’il est plus fortement repoussé » (pp. 298-299).’

Grâce à ce personnage qui aide Kamila à prendre conscience de l’absurdité de son attirance à l’égard de son mari (attirance fondée uniquement sur un sentiment de répulsion envers toutes les femmes et traduite par des manifestations irrépressibles de jalousie), les rôles vont bientôt s’inverser. En effet, ce qui éloigne les époux l’un de l’autre, en même temps qu’il les rapproche, c’est une tierce personne, hypothétique pour Kamila, mais bien réelle pour Klima : la maîtresse. Cette dernière est doublement éliminée par Jakub : elle meurt en avalant le « comprimé bleu » qu’il a sciemment mis dans son étui tout en n’étant pas sûr qu’il s’agissait d’un poison (là, c’est Ruzena, l’infirmière qui cherche à épouser Klima en le menaçant de révéler sa grossesse); elle meurt également de manière symbolique dans les pensées de Kamila (dans ce cas, elle représente l’image de la maîtresse du mari infidèle).

‘« Le corps de Ruzena, mirage sexuel, demeure jusque dans la mort un marécage glissant d’incertitudes, un obstacle persistant à toute forme de vérité. Quoi qu’il en soit, Klima, comme la police, est heureux de refermer son dossier »200.’

Kamila aussi, mais de manière indirecte, est soulagée d’un terrible poids. La phrase : « Il regardait son corps se dénuder, et c’était comme de lui dire adieux » (p. 228), devient alors pour Klima : « Il la regardait. Sa beauté emplissait l’espace exigu de la voiture comme un parfum entêtant. Il se disait qu’il ne voulait plus respirer que ce parfum pendant toute sa vie » (pp. 281-282). Après l’avoir vue s’éloigner de lui, après l’avoir regardée « comme à travers une vitre. Comme on regarde au loin » (p. 228), il la sent à nouveau occuper tout l’espace de sa vie au même titre que « sa beauté emplissait l’espace exigu de la voiture » (p. 281). Parallèlement à ce mouvement centripète que connaît Klima, se met en place un mouvement centrifuge pour Kamila. Elle est toujours convaincue que son mari « avait ses secrets, sa vie propre qu’il lui cachait, et où elle n’était pas admise. Mais à présent, cette constatation, au lieu de lui faire mal, la laissait indifférente » (p. 282). Ses pensées se tournent alors vers « l’inconnu rencontré dans le couloir du Richmond » (p. 282) qui lui avait dit « qu’il partait pour toujours » (p. 283). A son tour, elle éprouve de la « nostalgie », « pas seulement la nostalgie de cet homme, mais aussi de l’occasion perdue. Et pas seulement de cette occasion là, mais aussi de l’occasion comme telle » (p. 283). Grâce à cet homme, un déclic se produit dans l’esprit de la jeune femme :

‘« Elle vivait, elle aussi, dans l’aveuglement. Elle ne voyait qu’un être unique éclairé par le phare violent de la jalousie. Et que se passerait-il si ce phare s’éteignait brusquement ? Dans la lumière diffuse du jour d’autres êtres surgiraient par milliers, et l’homme qu’elle croyait jusqu’ici le seul au monde deviendrait un parmi beaucoup » (p. 283).’

Kamila passe de l’obscurité à la lumière, de l’unicité à la pluralité. Son ouverture sur toutes les possibilités que lui offre la vie s’effectue par le questionnement. A partir du moment où elle remet en doute ce qui lui paraissait évident, où elle met des mots sur ses plaies béantes, elle parvient à « maîtriser la présence de l’autre »201, en maîtrisant ses propres angoisses :

‘« Elle se tourna vers lui et se dit que si elle cessait d’être jalouse il ne resterait rien. Elle roulait à grande vitesse, et elle songea que quelque part en avant, sur le chemin de la vie, un trait était tracé qui signifiait la rupture avec le trompettiste. Et pour la première fois, cette idée ne lui inspirait ni angoisse ni peur » (pp. 283-284).’

Plus Kamila s’ouvre sur l’extérieur, plus elle se ferme à son mari. L’ambiguïté de la relation entre ces deux personnages et l’absence de communication qui en découle, correspondent à l’enfermement du récit dans la spirale de leurs soliloques.

Ce même schéma du questionnement sur l’amour embrigade le récit dans les autres romans. La parole détournée dont nous avons parlé précédemment, a en effet pour corollaire le va-et-vient entre l’attirance et la répulsion. Le lieu même à partir duquel cette parole émerge (le cagibi puant ou le mausolée ensanglanté pour Mehdi, la chambre de malade pour Rachid, la fenêtre à travers laquelle Tomas regarde les murs sales), est emblématique du désordre causé par cette oscillation. La troublante question que Tomas se pose dans L’Insoutenable légèreté de l’être : « Vaut-il mieux être avec Tereza ou seul ? » (p. 19) pourrait être celle de Rachid ou de Mehdi. Tout comme ces deux personnages, et à travers eux Boudjedra qui affirme avoir « une vision de la femme qui est de l’ordre du fantasmatique, de la peur »202, Tomas entretient des rapports contradictoires avec les femmes. Il a en effet « peur des femmes » qu’il « désir(e) » et « crai(nt) » en même temps. « Entre la peur et le désir, il fallait trouver un compromis » (p. 28). Ce « compromis, c’est une situation où la parole ne serait pas enchaînée par le malentendu, l’absence de communication, le flou sentimental ou l’ambiguïté résultant de vaines tentatives de dévoiler l’autre et de sonder ses pensées. Mais ce qui se dégage de la lecture de nos romans, c’est justement la remise en question de ce compromis. Est-il seulement possible ?

Dans La Répudiation, Rachid, en ne parvenant à retenir ni Zoubida qui entrait sans retenue dans son délire transformé par elle en objet érotique203, ni Céline « qui ne voulait pas partir, mais (...) ne pouvait pas non plus rester » (p. 245), et qui part quand même sans avoir réussi à maîtriser ce délire, plonge dans la « solitude » (p. 128) de ses « soliloques» (p. 251). Le narrateur de L’Insolation reste prisonnier de « Samia, la maîtresse possédée hors de la légalité, ou pour mieux dire la sexualité fulgurante et nostalgique, archétype de la beauté et en même temps de la conscience d’une dépossession du moi sans retour, d’une persécution qui conduit à la mort via la culpabilité »204, ainsi que de « Nadia, l’infirmière-chef, la sexualité rejetée physiquement et moralement à cause de sa difformité corporelle, son déséquilibre érotique, archétype de toute hypocrisie vicieuse, de tout ignoble mouchardage »205. Mehdi est en effet « devenu l’esclave de cette infirmière » (p. 9), après avoir tenté vainement de libérer Samia du joug familial. La défloration de Samia produit pourtant une « remarquable scène itérative (...) un leitmotiv poétique »206. « La quête de l’amante inaccessible, prétexte du récit »207 à travers une ville méconnaissable, est comparable à celle qu’entreprennent Tomas et Tereza l’un de l’autre, à travers une autre ville méconnaissable, une petite station thermale de Bohême travestie de noms russes.208 Nous pouvons ainsi effectuer une sorte de transposition des textes. Mehdi n’a-t-il pas déambulé dans les rues de Constantine « pour échapper à la souffrance »209? Ne pense-t-il pas, comme Tereza, que « seul le regard en arrière pouvait lui apporter une consolation »210? Car c’est à travers le regard de ces deux personnages que l’on voit la destruction de la mémoire et sa douloureuse fragmentation.

La parole détournée exprime une autre souffrance. Rachid, le narrateur de La Répudiation, ouvre le bal des pères costumés, par sa liaison incestueuse avec sa belle-mère. L’amante se trouve là aussi au centre d’un rapt de la parole par la dualité de l’attirance et de la répulsion. Aux dires du narrateur qui « l’adorais, peut-être parce qu’elle était la première femme qu(‘il) possédai(t) véritablement » (p. 123), la « marâtre » est d’une part, sensuelle, belle, une véritable invitation au voyage des sens (d’autant plus qu’elle cite le poète Omar, (p. 116)), bref, une « amante prodigieuse » (p. 121), et d’autre part, celle qui provoque sa « peur du lait » (p. 119) et la remise en question de l’amour qu’il éprouve pour elle : « l’étrangeté, cependant, gâchait tout. Indignation profonde à l’idée de pouvoir aimer cette chose chaotique et fendue, par je ne sais quel ignoble miracle » (p. 119). Puis, encore une fois, il est attiré vers « cette source de chaleur », « comme un galet chauffé au soleil des plages et trituré de symboles » (p. 119). Entre le désir et le rejet de l’amante-belle-mère-soeur, Rachid trouve l’«extase quand même » (p. 119). L’échec de l’amour dans cette relation chaotique est vite camouflé par les dires du narrateur : « Je voulais pourrir en elle un peu plus; retrouver l’état de vacuité riche de puissance et de délires » (p. 121). L’ambiguïté des sentiments, le va-et-vient entre l’attirance et la répulsion, ainsi que le désir de la totalité à travers le vide, présents également dans ce que Tomas appelle dans L’Insoutenable légèreté de l’être, sa quête du monde par le biais du libertinage, tendent tous vers la reconnaissance de la puissance du verbe.

Si la quête de l’amante échoue, comme nous l’avons vu dans ce dépouillement des relations amoureuses que nous offrent les quatre romans, il reste cependant d’autres possibilités à la canalisation du dire. La parole, pour exister, pour tromper l’ennemi, emprunte d’autres voix, explore d’autres voies. Nous avons découvert celles de la mère et celles de l’amante. Maintenant, nous nous proposons de prospecter le territoire du père.

Notes
199.

- « “Ne va pas croire que tu as le droit d’être fatigué maintenant que je suis venue te rejoindre. Je te veux.”

Il savait que ce n’était pas vrai. Il savait que Kamila n’avait pas la moindre envie de faire l’amour et qu’elle s’imposait ce comportement provocant par la seule raison qu’elle voyait sa tristesse et qu’elle l’attribuait à son amour pour une autre. Il savait (mon dieu, comme il la connaissait !) qu’elle voulait, par ce défi amoureux, le mettre à l’épreuve, pour savoir jusqu’à quel point son esprit était absorbé par une autre femme, il savait qu’elle voulait se faire mal avec sa tristesse.

“Je suis vraiment fatigué”, dit-il.

Elle le prit dans ses bras, puis le conduisit jusqu’au lit : “ Tu vas voir comme je vais te la faire oublier, ta fatigue !” Et elle commença à jouer avec son corps nu.

Il était allongé comme sur une table d’opération. Il savait que toutes les tentatives de sa femme serait inutiles. Son corps se contractait, vers le dedans, et n’avait plus la moindre faculté d’expansion. Kamila parcourait tout son corps avec ses lèvres humides et il savait qu’elle voulait se faire souffrir et il la détestait. Il la détestait de toute l’intensité de son amour : c’était elle et elle seule avec sa jalousie, ses soupçons, sa méfiance, elle et elle seule avec sa visite d’aujourd’hui qui avait tout gâché, c’était à cause d’elle que leur mariage était miné par une charge déposée dans le ventre d’une autre, une charge qui allait exploser dans sept mois et qui balayerait tout. C’était elle et elle seule, à force de trembler comme une insensée pour leur amour, qui avait tout détruit.

Elle posa la bouche sur son ventre et il sentait son sexe se contracter sous les caresses, rentrer vers l’intérieur, fuir devant elle, de plus en plus petit, de plus en plus anxieux. Et il savait que Kamila mesurait au refus de son corps l’ampleur de son amour pour une autre femme. Il savait qu’elle se faisait affreusement mal et que plus elle avait mal, plus elle le ferait souffrir et plus elle s’obstinerait à toucher de ses lèvres humides son corps sans force » (pp. 229-230).

200.

- BANERJEE, Maria Nemcová. Paradoxes terminaux, Les romans de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1990, 385 pages; p. 153.

201.

- FINKIELKRAUT, Alain. Sur la formule « Je t’aime », op. cit., p. 522.

202.

- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 98.

203.

- « Je la sentais rentrer en moi, se confondre avec mes sonorités coupantes; l’espace était brouillé; le temps taraudé à vif; nous partions à la dérive. Plus le délire s’organisait et plus elle soignait son art amoureux ».

- La Répudiation, pp. 123-124.

204.

- TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 54.

205.

- Id.

206.

- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 27.

207.

- BONN, Charles. Le jeu sur l’intertextualité dans L’Insolation de Rachid Boudjedra, in-, Itinéraires et contacts de cultures vol. 4-5, Littératures du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1984, pp. 235-246; p. 236.

208.

- L’Insoutenable légèreté de l’être, pp. 241-242.

209.

- Ibid., p. 241.

210.

- Id.