1) Le discours sur la paternité : une révolte à vau-l’eau ?

a) Le père omniprésent et / ou oppresseur :

L’apparition du père comme une menace constante n’est pas propre aux romans de Boudjedra; elle apparaît également dans ceux de Kundera. Véritable orbite autour duquel gravite le récit, ou prétexte au développement d’un motif poétique, le père occupe une place de prédilection dans les univers romanesques que nous étudions. En tant que figure obsédante pour un personnage ou pour le narrateur, il apparaît dans La Répudiation sous les traits de Si Zoubir, ou de Si Omar dans L’Insolation. Despotes invétérés à l’origine du récit de la souffrance, ils font de ces deux romans des cris en quelque sorte différés, consécutifs à la blessure qu’ils infligent à leurs enfants.

Dans La Répudiation, Si Zoubir qui répudie son épouse et par la même occasion sa marmaille, ne relâche sa hargne que pendant le Ramadhan : « Le père nous laissait tranquilles » (p. 19), il « s’enfermait dans sa villa et n’en sortait plus de la nuit. Le père se rangeait-il ? Certainement, mais pour un mois seulement, juste le temps de donner son dû à Dieu et de se lasser de sa nouvelle femme » (p. 24), juste le temps aussi de laisser souffler les enfants, « ensuite, il reprendrait ses siestes orgiaques avec ses autres maîtresses » (p. 24). Le deuxième répit se fait paradoxalement dans l’exubérance des secondes noces du père. Avec la « fin des festivités (...), la maison (...) tomba en léthargie (...), Si Zoubir (...) retrouva son despotisme » (pp. 71-72). Sa toute puissance est évoquée comme un fait indéniable, échappant à toute remise en cause. Son « indifférence » lorsqu’il annonce la répudiation de sa première épouse gagne toute la pièce où il prend son repas « très lentement comme à son habitude », puisque « pour lui, tout continue à couler dans l’ordre prévisible des choses » (p. 33). Cette légitimité du despotisme est répétée plus loin, comme si une fois ne suffisait pas pour une mise à nu d’une telle ampleur :

‘« Pour répudier Ma, Si Zoubir se fondait sur son bon droit et sur la religion » (p. 37).
« Il la mettait devant le fait accompli de son autorité permanente » (p. 41).’

La puissance de Si Zoubir dépasse aussi le cadre de sa propre maison puisque « toute la ville parlait de cette noce fastueuse » (p. 66). Eminent modèle pour les uns, image de la perfection inaccessible pour les autres, il provoque l’admiration et l’envie. Si Zoubir a l’air d’être au centre de l’univers, puisque tout tourne autour de lui, alimentant ainsi sa mégalomanie :

‘« Très vite le père domina la langue française et, comme il était déjà versé dans la langue arabe, son autorité sur la tribu entière devint écrasante » (p. 75).’

La « domination de Si Zoubir » ne se limite pas à régenter les destins de ses proches, y compris ses maîtresses qu’il « cloîtrait » (p. 120), elle étend ses filets plus loin, encore et toujours plus loin. Les « M.S.C. » qui persécutent son fils Rachid, le narrateur, sont à sa solde (p.214 et p. 242). Ils représentent une continuité (sous le signe de la pluralité) de la démolition systématique des illusions de l’enfance entamée sous le règne du père, à l’époque où les charmes de sa seconde épouse ne l’empêchaient pas « d’avoir la haute main » sur sa progéniture qu’il accuse d’«organis(er) les pires complots » (p. 85). La paranoïa du père le transforme alors en monstre :

‘« Son horrible ventre tressautait. Ses yeux giclaient une lumière coupante. Sa tête brinquebalait dans tous les sens » (p. 87).’

L’image qui nous est donnée de lui est celle d’un ogre, « batt(ant) à mort » (p. 86) ses enfants, piégés entre l’admiration et la haine qu’ils lui vouent. Le narrateur, pourtant omniscient, n’échappe pas non plus à l’emprise. Il abandonne la première personne du pluriel utilisée dans le chapitre précédant, et qui sous-entend l’échec du groupe face à l’hégémonie du père :

‘« Le père phallique, dominateur du clan, le riche marchant égoïste et sans conscience, ou mieux, persuadé d’être le dépositaire de tous les droits et de toutes les valeurs, convaincu d’être le patron absolu de l’existence des membres de la famille, se pose dans sa dimension gigantesque dans tous les romans de notre auteur : il devient le miroir de ses obsessions érotiques à partir de La Répudiation »211.’

La mise en relief du rôle du père dans le récit donne une autre dimension aux confidences scabreuses de Rachid. Dénuées dès lors de toute gratuité, ces dernières associent la douleur physique au mécanisme psychique de la rupture :

‘« Premières masturbations dans la grande cour irradiée de soleil où j’allais chercher mes premières jouissances et une âcreté nécessaire à ma solitude. Mal de tête. L’exultation ne durait que peu de temps; mais j’érigeais l’érection en système verrouillé d’automutilation, à tel point que, dans ma rage de confondre les choses, j’associais à ma douleur physique, due à la fatigue de l’organe affreux, la coupure définitive d’avec le père » (p. 44).’

Il est question plus loin, du « désespoir du lien coupé qui (lui) donnait des rages de testicules » (p. 44). La castration subie le détourne également de l’univers maternel et provoque son dégoût du monde adulte :

‘« Atrocité de la cohabitation avec le monde des adultes où je rentrais par effraction » (p. 44).’

Mais il ne peut réintégrer les rangs réconfortants de l’enfance, car le saccage de cette dernière est définitivement consommé et ce dès les origines, en cet instant précis où « un prophète » se tenait « prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (p. 194).

La mise à mort du monstre ne sera pourtant imaginée dans ses moindres détails que dans L’Insolation. Avec Siomar, clone du « gros commerçant » qui « dort dans son alacrité rassurante »212, le cauchemar reprend de plus belle. L’acte de violence (le viol de Selma) fait autant de victimes expiatoires à travers le même schéma que dans le roman précédent : la mère est d’abord agressée, puis elle entraîne ses enfants dans sa chute vertigineuse. Mais ici, le père est clairement désigné comme la source du mal, « l’horreur » que le narrateur doit « régenter » (p. 85), le coupable qui doit être condamné. Mehdi peut-il « échapper » à « l’horrible carnage »213 que Rachid n’a pu éviter ? Le narrateur de L’Insolation nous confie la mort dans l’âme : « le vrai coupable déambulait sur les trottoirs des grandes avenues, dans les grandes villes où il n’y a pas de soleil. » (p. 209) Notons dans cette phrase la négation du « soleil », source du mal dont souffre Mehdi et, par là même, justification du titre du roman :

‘« L’insolation est une métaphore symbolisant l’oppression. Dans presque toutes les mythologies, le soleil représente le père, c’est-à-dire celui qui donne la vie mais aussi celui qui représente la loi »214.’

Une autre affirmation vient étayer cette interprétation :

‘« Le soleil, dont la psychanalyse enseigne qu’il symbolise la puissance paternelle, est par ailleurs à l’origine de la maladie de Mehdi qui a débuté par une insolation. Il est malade de soleil, c’est-à-dire malade du père. Le narrateur évoque la « dévoration du soleil » (p. 115) et si l’on rapproche ce terme de celui d’ogre appliqué à Siomar, on en conclut que le père « mange », autrement dit, détruit la vie du fils »215.’

Nous avons vu que le fils souffre de l’abus de pouvoir exercé par le père. Mais ce qui est intéressant dans le discours de Mehdi, c’est la reconnaissance de l’impunité dont jouit le géniteur, grâce à l’absence autour de lui, de cet oeil inquisiteur que désigne par ailleurs le symbole du soleil. La liberté du père qui « détient tous les droits »216 est pour le narrateur, d’un côté l’objet de toutes ses convoitises, et d’un autre, celui de sa haine incommensurable. Rien ne semble ébranler le « règne du père»217. Pourtant, l’existence même du roman peut paraître à première vue, un camouflet donné à la face du « père phallique et castrateur »218 que l’on découvre déjà dans La Répudiation. Pour Mehdi, réaliser et surtout dire que sa mère est « la favorite du maître » (p. 143) est une façon de légitimer la remise en question du pouvoir sans bornes de ce dernier. Mais la révolte gronde sans jamais éclater. Le meurtre symbolique du père bute sans cesse contre l’écran invisible de l’impuissance de la parole. Cette tentative échoue une première fois parce qu’elle est envisagée à partir du regard halluciné de la mère (p. 208), et une deuxième fois, parce qu’elle ne résiste pas à la tentation du rire suscitée par l’image de « Siomar qui, au lieu de mourir tranquillement, s’inquiéterait de ce mouvement insupportable » (p. 218) de la « glace qui bouge » (p. 218). La folie annule, dans le premier cas, la parole. Dans le deuxième, le regard de Mehdi est absorbé par le miroir qui lui reflète la scène, jusqu’à lui faire oublier l’essentiel. Il ne voit plus le corps de Siomar transpercé par le couteau, mais les photos de sa mère éparpillées sur le sol. Le père a encore gagné aux dépens de la mère et même des ancêtres. Le cercle vicieux n’est pas rompu, car ce que désire Mehdi, ou même Rachid, c’est que le père reconnaisse ses torts. Mais si eux n’ont saisi aucune opportunité de fuite, Ruzena dans La Valse aux adieux s’est au contraire agrippée à la première qui s’est présentée à elle.

Dans la deuxième journée de ce roman, nous apprenons que la jeune infirmière réussit à sortir de l’enfermement de la « maison de ses parents » (p. 60), mais atterrit dans un autre lieu clos, « une petite chambre du foyer Karl-Marx » (p. 60), bientôt envahi par la présence du père. Ainsi, les rêves de liberté de Ruzena s’envolent très vite en fumée. Si les exemples illustrant la domination paternelle usent de subterfuges (comme la répudiation ou le viol de la mère) dans les romans de Boudjedra, ici, les choses semblent plus claires, plus directes. Ruzena éprouve une réelle antipathie pour son père, sans qu’il n’ait fait preuve de violence sur qui que ce soit. Pourtant, nous déchantons presque aussitôt que cette réflexion effleure notre esprit. L’aversion de Ruzena n’est pas totalement dénuée de toute causalité :

‘« Son père était membre de l’Association des volontaires de l’ordre public. Comme le corps médical se moquait de ces vieux messieurs qui arpentaient les rues avec un brassard sur la manche et des airs importants, Ruzena avait honte des activités paternelles » (p. 61).’

La dernière campagne de cette « Association » est menée contre les chiens, accusés de menacer l’ordre public. Cette obsession de l’ordre dont fait preuve le père de Ruzena, donne à voir son conformisme et sa conviction d’être dans « son bon droit » tout comme Si Zoubir et Siomar. Nul ne peut transgresser les lois, et c’est une Ruzena à visage humain que l’on voit déplorer le fait que « depuis l’enfance, son père lui répugnait avec ses leçons de morale et ses injonctions. Elle avait soif d’un univers où les gens parleraient une autre langue que lui » (p. 63).

Dans la troisième journée, les activités de son père lui inspirent plus que de la honte, du « dégoût » (p. 120). Elle se jette alors corps et âme dans la seule échappatoire qui se présente à elle : épouser un trompettiste connu qui l’éloignerait de cet univers qu’elle exècre et qui lui ouvrirait enfin les portes de la liberté. L’omniprésence de l’image du père en tant que symbole du monde rejeté, l’incite à utiliser le chantage, pour arriver à ses fins. Lorsqu’elle voit son père persécuter les chiens dans le jardin public et jubiler avec ses compagnons de jeu (macabre), elle comprend qu’elle ne peut échapper à l’oppression paternelle :

‘« Pour Ruzena, tout ce qu’elle voyait n’était qu’un élément de sa propre histoire : le monde de Klima la rejetait, et le monde de Frantisek auquel elle voulait échapper (le monde de la banalité et de l’ennui, le monde de l’échec et de la capitulation) venait ici chercher sous l’aspect de cette troupe d’assaut comme s’il avait voulu l’entraîner dans une de ces boucles de fil de fer » (pp. 120-121).’

La cause sous-jacente qui pousse « cette troupe d’assaut » à capturer les chiens est révélée dans le chapitre suivant par Jakub, un personnage qui a choisi l’exil comme fuite nécessaire face à l’oppression politique. Cette cause est pour lui un « désir d’ordre » (p. 126) :

‘« Parce que le désir d’ordre veut transformer le monde humain en un règne inorganique où tout marche, tout fonctionne, tout est assujetti à une impersonnelle volonté. Le désir d’ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuelle violation de l’ordre. Ou, inversement, le désir d’ordre est le prétexte vertueux par lequel la haine de l’homme pour l’homme justifie ses forfaits » (p. 126).’

La domination paternelle devient métaphore politique et anthropologique. N’est-ce pas un point de vue similaire que l’on retrouve à l’origine de l’interprétation qui désigne La Répudiation et L’Insolation comme des dénonciations des abus d’une « société sclérosée » ? Giuliana Toso Rodinis postule en effet :

‘« L’analyse sous forme de narration, des activités maniaques des membres du clan, des expériences érotiques morbides et dissimulées des cousines, s’inscrivent dans les séquences descriptives du comportement du père. Cela revient à démystifier cette société dénaturée qui sous un apparent respect des lois et de la religion, opère en cachette, prise par une schizophrénie érotique, toute sorte d’actes illicites. Et par là l’effacement de tout ce qui pourrait devenir une efficacité morale aboutissant à une nouvelle conception de l’Etat et de la famille »219.’

Le mélange des grilles de lecture est même affirmé par le narrateur de La Répudiation. Il nous dit en effet vers la fin du roman :

‘« Le mythe (du foetus) ne concernait pas seulement la recherche du père (...), mais au-delà de lui, l’engeance fratricide de la tribu enchaînée pendant cent trente ans à une structure avilissante; en fait il s’agissait d’un acte avorté pendant très longtemps, et le foetus n’était pas l’enfant à venir de la marâtre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l’embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir » (p. 241).’

Kamel Mufti, auteur de la thèse Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra voit dans ce passage « une fusion (...) opérée, grâce à une métaphore inattendue, entre psychanalyse et politique, par le truchement du foetus qui symbolise les deux dimensions »220. Cependant, ce qui émerge de la suite du discours de Rachid qui continue le développement de la métaphore politique jusqu’à la page 244, c’est cette obsession de l’ordre qui pousse les « paysans » dans « le traquenard de l’unité, gage du développement et de l’abondance » (p. 242), et « les dockers du port » à « organis(er) des milices anticommunistes » (p.242), comme elle a poussé, dans La Valse aux adieux, le père de Ruzena dans les rangs de « l’Association des volontaires de l’ordre public ». Le respect des lois fait miroiter devant les foules, le mirage de la puissance de l’unité sur lequel vient se briser l’image du père. L’aliénation des sentiments paternels transformés en outils de domination laisse libre cours au paternalisme larmoyant en apparence, mais corrosif en réalité.

La persécution des chiens qui est le point de départ de notre réflexion, en même temps que celui des réflexions du narrateur de La Valse aux adieux sur le degré de complicité du père dans cette farce qui détruit sa fille (c’est en effet à partir de l’affrontement qu’elle a avec Jakub à propos des chiens que se profile la programmation de sa mort) ainsi que le pays, n’est en fait qu’un prétexte visant simplement la prise de parole, comme ce fut le cas dans L’Insoutenable légèreté de l’être où la campagne contre les chiens est assimilée à la terreur du régime russe (p. 420). Dès lors, les événements se précipitent pour Ruzena comme ils se sont précipités pour Rachid et Mehdi. La mort ou la folie guettent ceux que l’on surprend à vouloir détruire l’image du père, fût-elle dominatrice.

Notes
211.

- TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 42.

212.

- La Répudiation, p. 93.

213.

- Ibid., p. 200.

214.

- MUFTI, Kamel. Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 153.

215.

- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 23.

216.

- GORALCZYK, Bozenna. Critique de la société dans l’oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 17.

217.

- Ibid., p. 59.

218.

- BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 15.

219.

- TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 42.

220.

- MUFTI, Kamel. Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 19.