Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, nous sommes confrontés à l’absence du père de Tereza au profit d’une domination de l’image maternelle castratrice. Cette absence se traduit d’abord par les circonstances de l’union des parents. Le narrateur nous apprend que la mère a dû choisir parmi « neuf soupirants » qui ne lui plaisaient pas :
‘« Elle choisit finalement le neuvième, pas parce que c’était le plus viril, mais parce qu’au moment où elle lui chuchotait à l’oreille pendant l’amour : “Fais attention ! Fais bien attention !”, il faisait exprès de n’en rien faire, de sorte qu’elle dut se hâter de le prendre pour époux, n’ayant pu trouver à temps un médecin pour la faire avorter » (p. 68). ’Le seul détail qui nous est donné sur cet homme qui ne doit sa position de père qu’au seul hasard de la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, c’est sa virilité. D’ailleurs, il disparaît de la vie de Tereza à partir du moment où sa femme le quitte :
‘« Le plus viril des hommes devint le plus triste des hommes. Il était si triste que tout lui était indifférent. Il disait partout et tout haut ce qu’il pensait, et la police communiste, outrée de ses réflexions incongrues, l’interpella, le condamna et l’emprisonna. Expulsée de l’appartement mis sous scellés, Tereza partit chez sa mère » (p. 68).’Les rapports entre le père et sa fille sont abordés de manière elliptique. En effet, aucun lien ne semble les rattacher. Il n’est fait allusion à aucune effusion de sentiments. Tereza subit les événements sans aucune réaction. Ni haine, ni amour, ni regrets, ni rancune. Son père sort de sa vie sans que cela ne provoque le moindre remous, y compris lorsqu’il meurt :
‘« Au bout de quelque temps, le plus triste des hommes mourut en prison, et la mère, suivie de Tereza, partit avec l’escroc s’installer dans une petite ville au pied des montagnes » (pp. 68-69).’Le père est évoqué par le narrateur dans le cadre du rattachement du destin de Tereza au hasard, et de la mise en relief du personnage de la mère qui évolue en opposition par rapport à sa fille. La négation du pôle paternel intervient ici en tant que résultat d’une culpabilisation systématique de Tereza. Elle ignore l’anecdote à l’origine de sa conception. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle est redevable à une mère qui a tout sacrifié pour elle. Son énergie est donc employée en totalité à l’expiation de cette faute pour ne pas sombrer dans l’abîme creusé par la chute paternelle. Il n’y a plus de place pour ce père qui constitue dès lors une menace, pourtant pas plus grande que celle que représente la mère :
‘« Le Père mort intériorisé, le Père symbolique représente pour le jeune initié le meilleur allié possible contre la Mère, notamment la Mère archaïque et ses incompréhensibles fureurs; contre les tentations mortelles d’un Retour à la Mère aussi. L’épreuve de la castration symbolique, de la mort initiatique, permet l’établissement d’une relation satisfaisante entre moi et surmoi : l’éviter ou, c’est tout comme, être dans l’incapacité de l’aborder, ce serait demeurer tragiquement infantile, narcissique, englué dans le préoedipien, attribut d’une mère phallique donc à jamais privée de phallicisation. La Mère régnerait en effet sans partage; le surmoi même serait maternel et le Père rejeté dans l’imaginaire »221.’Le personnage de Tereza reproduit en effet cette démarche intériorisée d’hypertrophisation de la mère aux dépens du père.
En ce qui concerne Ruzena, la blonde infirmière de La Valse aux adieux, la négation du père est beaucoup plus volontaire. La jeune femme rêve d’un monde où l’absence du père brillerait de mille feux, mais la réalité s’impose à elle en la personne de Frantisek, véritable conglomérat des attributs paternels honnis. Elle se tuera (au vrai sens du mot) à la tâche, en essayant d’échapper à une vie monotone dans une petite ville encore trop proche de la maison familiale. Le premier acte de négation que fait Ruzena pour entamer sa croisade, est le rejet des avances de Frantisek. Ce personnage apparaît ici comme un palliatif à l’image paternelle. Lorsque le père est absent, Ruzena est confrontée au double de celui-ci, comme s’il fallait tester sa volonté de rayer le monde paternel de la carte de sa vie.
Après l’épisode des chiens où l’on voit le père envahir l’espace vital de sa fille, ce dernier s’éclipse pour laisser place à Frantisek. Le jeune homme continue le harcèlement de Ruzena, commencé avec, au début du roman, « la désagréable surprise de trouver dans sa chambre son père qui l’attendait vautré sur le divan » (p. 60). Il la suit partout comme son ombre et, lorsqu’il ne la trouve pas, « il faisait les cents pas dans l’allée du parc et gardait les yeux fixés sur l’entrée. (...) Il ne savait pas pourquoi il attendait. Il savait seulement qu’il attendrait longtemps, toute la nuit s’il le fallait et même plusieurs nuits » (p. 226). Cette scène se passe à la fin de la quatrième journée, la veille de la mort de Ruzena. Le lendemain, le narrateur n’hésite pas à afficher sa surprise de voir le personnage dans la même posture que la veille :
‘« Est-ce possible ? Fait-il toujours les cent pas ? Oui » (p. 240).’Il continue à la chercher jusqu’à ce qu’il apprenne qu’elle est passée devant la commission des avortements. Sa rage explose alors; il la rejoint sur son lieu de travail (le milieu médical qui est à l’origine de son mépris pour les activités associatives de son père), pourtant réservé aux femmes, et la harcèle de ses reproches (chapitres 12 et 14 de la cinquième journée). En effet, il sait qu’en se débarrassant de l’enfant qu’il croit être le sien, Ruzena sera à jamais perdue pour lui. De même que cette dernière utilise sa grossesse pour sortir du monde paternel et intégrer celui de Klima, Frantisek est convaincu que l’enfant à venir est le gage de son union avec la jeune femme. Il menace alors de se suicider :
‘« Si tu te débarrasses de l’enfant, je ne serai plus là moi non plus. Si tu tues cet enfant, eh bien, tu auras deux morts sur la conscience » (p. 266).’Ruzena est prise à son propre piège. Le foetus-otage utilisé contre Klima pour franchir le seuil d’un monde nouveau, sert ici à l’obturation de ce passage. Frantisek lui demande justement de réintégrer un univers qu’elle méprise et d’accepter l’idée d’y passer toute son existence. Mais elle ne peut être sa femme, comme elle ne peut supporter la présence de son père. La mort la délivrera du dilemme, et c’est encore une fois le regard de Frantisek qui remplace celui du père dans l’évaluation de l’horreur (pp. 274-275).
Mehdi se force également à éviter les affres du monde paternel. Dans les deux premiers chapitres de L’Insolation, il esquive scrupuleusement tout contact avec le père, aidé en cela par les personnages féminins (Nadia et Samia) et par les substituts caricaturaux et archétypiques du pôle masculin (le barbier circonciseur, le maître coranique et l’oncle). Par contre, dans le troisième chapitre, il ne peut retenir plus longtemps le flux de la parole :
‘« Mon père m’a écrit. Il veut venir me voir. Je n’ai pas répondu. Il saura trouver le chemin de l’hôpital. Il se débrouille bien mon père » (p. 63).’Rien n’a préparé cette confidence qui apparaît brusquement dans le récit, comme une sorte de greffe effectuée au dernier moment. Pourtant, la volonté de faire exister le père à nos yeux est vite remise en question par la négation de la troisième proposition : « Je n’ai pas répondu ». Le déni est dès lors annoncé. Mais est-il consommé ? La phrase suivante continue le travail de dénégation :
‘« J’ai oublié son prénom car tout le monde l’appelle Djoha » (p. 63).’La subjectivité de l’oubli est masquée par l’affirmation d’une vérité universelle. L’identité du père n’est plus investie par le fils; elle se perd dans l’immensité de la « foule » et ne résiste pas à la lexicalisation. Le signifié « père » laisse place au signifiant « Djoha ». Comme « tout le monde l’appelle Djoha », le mot père n’est plus porteur de sens et n’a plus aucun prétexte d’être associé à un prénom susceptible de le singulariser.
‘« L’impossibilité d’investir l’image paternelle »222 ’ conduit le narrateur à se démarquer définitivement du seul pôle paternel qui lui est offert. Dans la nébuleuse des souvenirs ayant échappé à l’amnésie qui frappe la mémoire de Mehdi, il se rappelle clairement qu’il « n’étai(t) pas le fils de ce marchand de poissons, quelque peu dérangé et musicien, qui avait consenti à (lui) donner son nom » (p. 64). Mais de quel « nom » s’agit-il ? Sitôt « donné », sitôt « oublié » :
‘« L’absence du père et celle du nom, associées, contribuent à causer des sentiments de solitude et de vide; cette vacuité intérieure apparaît comme une conséquence du manque d’identité (...) »223.’L’absence se dédouble, obscurcissant un peu plus « l’énigme » (p. 64) de la paternité. Le narrateur annule les informations données dans la page précédente. Djoha n’est pas son père, mais son « prétendu père » (p. 76 et 219) ou son « père présumé » (p. 92). Lorsque ce dernier ose enfin lui révéler le « secret » qu’il a « longuement porté » (p. 81), il se heurte au « silence » et aux « sarcasmes » (p. 81) du narrateur. L’image de Djoha répétant sa phrase « Je ne suis pas ton père ! » (p. 81 et p. 83), dans l’attente d’une réaction de Mehdi n’en acquiert que plus de pathétique puisque ce dernier a depuis longtemps assimilé cette « révélation qui n’en était pas une » (p. 81). Même si Djoha a annoncé sa venue à Mehdi, il ne reste de cette rencontre, comme de celle du père de Ruzena qui s’est introduit chez elle sans la prévenir, qu’une sensation d’une inadéquation avec l’image paternelle devenue encombrante, inutile, ou pire, suscitant le dégoût, la honte, le mépris et , enfin, l’indifférence. Mais peut-on se débarrasser facilement de la gêne qu’elle cause ? Si l’on inversait les rôles, que se passerait-il ? Le changement de perspective influerait-il quelque peu sur le récit ?
- PICARD, Michel. La littérature et la mort, Paris, P.U.F, 1995, coll. « Ecriture » dirigée par Béatrice Didier, 193 pages; p. 80.
- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 58.
- Ibid., p. 74.