- Une vacuité libératrice :

Le refus de la paternité unit des personnages aussi différents que Klima et Tomas d’une part et, d’autre part, Siomar et Si Zoubir. Ils ont tous la même phrase sur le bout des lèvres : Je ne veux pas être le père de cet enfant là. Il s’agit bien de l’enfant que porte Ruzena, la maîtresse d’une nuit, pour Klima, de celui que lui a donné sa première épouse pour Tomas, de la progéniture de la belle-soeur violée pour Siomar et enfin, de la marmaille engendrée par la femme répudiée dans le cas de Si Zoubir.

Commençons par Klima. Le narrateur de La Valse aux adieux commente pour nous en ces termes, et ce dès le deuxième chapitre de la première journée, le début de la conversation téléphonique entre le trompettiste et l’infirmière :

‘« C’était bien ce ton pathétique qu’il attendait avec effroi depuis des années » (p. 16).’

Avant même de savoir pourquoi Ruzena veut lui parler, il devine ce qu’elle va lui apprendre, à savoir sa grossesse. Le plus terrible ici, c’est « qu’il attendait avec effroi » cette nouvelle. Toutes ses aventures extraconjugales ont donc été dominée par la peur; cette même peur qui le paralyse au téléphone, l’empêchant de prononcer autre chose qu’une phrase banale : « Qu’est-ce qui se passe ? » (p. 17). La question est posée machinalement, car au fond, le personnage ne désire pas connaître la réponse. Mais lorsque celle-ci arrive, ses efforts précédents pour éviter le silence se transforment en « un gros effort pour se maîtriser » (p. 17). Devant l’insistance de Ruzena, il laisse un instant la parole s’échapper :

‘« Ce n’est pas possible. C’est absolument impossible. En tous cas, ça ne peut pas être de ma faute » (p. 17).’

Mais, subitement, la peur reprend le dessus et il ne lui reste qu’à déclarer une hypothétique stérilité (ou bien son excès de précaution ?), pour tenter une dernière fois de tromper la fatalité :

‘« Il avait peur de l’offenser, car, subitement, il avait peur de tout : « Non, je ne veux pas te froisser, c’est idiot, pourquoi voudrais-je te froisser, je dis seulement que ce ne peut être arrivé avec moi, que tu n’as rien à craindre, que c’est absolument impossible, physiologiquement impossible » (p. 17).’

Mais ses réflexions dans le quatrième chapitre confirment qu’il « attendait une nouvelle de ce genre depuis bien des années, et bien avant de connaître Ruzena » (p. 20). Il a déjà été confronté à la menace de chantage que représente la grossesse pour les femmes, ce qui fait que depuis, « il s’était toujours approché (d’elles) avec un sentiment d’angoisse (avec pas mal de zèle, pourtant) et qu’après chaque rendez-vous d’amour il redoutait de sinistres conséquences » (p. 21). Il n’est pourtant pas près d’aller jusqu’à l’élimination physique de Ruzena pour éviter de tomber dans son piège, comme le lui suggère le « gentil » (p. 26) guitariste de sa troupe. Pour lui, « la crainte d’être accusé de complicité d’assassinat était aussi grande que la crainte d’être déclaré père » (p. 27). Dès lors, le narrateur change les caractéristiques descriptives de notre personnage. Il n’est plus un « homme célèbre et riche » (p. 23), ni même le « célèbre trompettiste » (p. 18), mais un époux tourmenté à l’idée de ne pouvoir se consacrer entièrement à la soirée d’anniversaire de sa femme, car « il ne cesserait pas une seconde de penser à un ventre lointain. Il ferait un effort pour prononcer des paroles aimables, mais son esprit serait loin, emprisonné dans l’obscure cellule de ces entrailles étrangères » (p. 27). Au cours des cinq jours que dure le roman, Klima est obsédé par une paternité non désirée, voire imposée. Jusqu’à la délivrance finale par la mort de Ruzena, il ne ménage pas ses efforts pour convaincre la jeune femme d’avorter. Il croit que son refus d’être le père d’un enfant naturel provient de sa crainte de voir son ménage brisé. Cependant, lorsque sa femme cesse de l’aimer à la fin du roman, Ruzena est déjà morte. Le « coup » de la grossesse dont il est question à la page 21 et qu’il croit esquiver, nous rappelle « l’attente continuelle du coup » de Franz dans L’Insoutenable légèreté de l’être (p. 125) et n’entre en rien dans la décision de Kamila. Tôt ou tard, elle l’aurait quitté tout comme Sabina a quitté Franz. La réussite de la négation de la paternité est en fait un échec, elle n’a aucune influence sur le destin de Klima.

Tomas quant à lui, est père dès le départ. Nous l’apprenons au cinquième chapitre de la première partie de L’Insoutenable légèreté de l’être, juste après les chapitres sur le mythe nietzschéen de l’éternel retour, la remise en question des polarités de Parménide autour de la légèreté et de la pesanteur, et l’introduction des personnages de Tomas et de Tereza. Après son divorce, Tomas subit lui aussi de la part de son ex-femme un chantage dont le fils est l’enjeu. Malgré le droit de visite accordé par le juge, il doit « payer à la mère l’amour de son fils, et payer d’avance. Il s’imaginait voulant plus tard inculquer à son fils ses idées qui étaient en tout point opposées à celles de la mère. (...) Un dimanche où la mère l’avait encore une fois empêché à la dernière minute de sortir avec son fils, il décida qu’il ne le verrait plus jamais de sa vie » (p. 24). Tomas renonce à récupérer son fils tout en continuant à payer la rançon :

‘« D’ailleurs, pourquoi se serait-il attaché à cet enfant plutôt qu’à un autre ? Il n’était lié à lui par rien, sauf par une nuit imprudente. Il verserait scrupuleusement l’argent, mais qu’on n’aille pas, au nom d’on ne sait quels sentiments paternels, lui demander de se battre pour ses droits de père ! » (p. 24).’

En niant sa paternité, Tomas croit se débarrasser d’un lourd fardeau. Tout comme Klima, il ne voit en son fils que le fruit d’une nuit d’égarement, la rencontre impromptue d’un ovule et d’un spermatozoïde, qui est aussi, nous l’avons vu, le regard que porte la mère de Tereza sur sa fille. En voulant s’alléger le plus possible (« En peu de temps, il réussit donc à se débarrasser d’une épouse, d’un fils, d’une mère et d’un père » (p. 25)), Tomas résistera au contraire de moins en moins à la pesanteur. Son sentiment illusoire de liberté lui laisse toutefois « en héritage (...) la peur des femmes » (p. 25). Nous sommes renvoyés là aussi à la peur des femmes qu’éprouve Klima, cet autre personnage kunderien. Tomas trouve alors dans le libertinage la solution idéale pour ne pas être retenu par quoi que ce soit. Mais ce serait sans compter Tereza qui intervient en véritable frein à ses aspirations :

‘« Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans et elle avait suivi du regard chacun de ses pas. C’était comme si elle lui avait attaché des boulets aux chevilles » (p. 51).’

Nous nous rappelons qu’il voit en elle « un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit » (p. 18). Il se trouve, encore une fois, piégé par la paternité. Au-delà de l’image oedipienne, cette phrase donne à lire le remplacement de l’enfant perdu par un autre. Mais Tomas se bat contre cette tentation par le biais des relations d’attirance et de répulsion qu’il entretient avec sa seconde femme et que nous avons étudiées dans la partie consacrée à l’amante.

Avec son retour à Prague, Tereza conduira Tomas à une rencontre insolite avec son fils renié, devenu, depuis, adulte. Cette entrevue a lieu justement au moment où il n’est plus attiré par le libertinage, où toutes ses pensées convergent vers Tereza :

‘« Il était tout à ses réflexions sur Tereza et les aventures ne le tentaient pas » (p. 303).’

Alors qu’il croit être appelé à laver des vitres et « craignant que ce ne fût encore une femme qui le demandât » (p. 303) puisque ce nouveau travail est pour lui l’occasion d’exercer ses talents érotiques, il se rend compte qu’«il était invité dans un piège » (p. 304). En effet, deux hommes l’attendaient : son propre fils et un journaliste. Il tend la main à son fils « sans sourire » (p. 303). Le commentaire du narrateur à ce sujet est très significatif :

‘« C’était la première fois qu’il lui serrait la main. Il ne le connaissait que de vue et ne voulait pas le connaître autrement. Il voulait ne rien savoir de lui et souhaitait qu’il en fût de même pour son fils » (p. 304).’

Tomas tient-il encore au proverbe allemand « einmal ist keinmal » qu’il se répétait au début du roman ? « Une fois ne compte pas, une fois c’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout » (p. 20). Ici, c’est la rencontre de son fils qui est en jeu. Il ne souhaite pas qu’elle se répète. Le recours aux phrases négatives et la répétition du verbe vouloir indiquent bien que cette « première fois » est une fois de trop. Plusieurs années après le premier rejet, le fils est encore une fois (donc, einmal ist keinmal, effectivement !) repoussé. Toute l’attitude de Tomas tend vers cette négation. Les yeux rivés au sol, le visage fermé, « ne parven(ant) pas à se concentrer sur (les) paroles » (p. 306) du journaliste, Tomas « pensait à son fils » (p. 306) en des termes qui cherchent à le différencier de lui en le rapprochant de son ancienne épouse :

‘« La première femme de Tomas était une communiste bon teint, et Tomas en déduisait automatiquement que son fils devait être sous son influence » (p. 306).’

Même le fait de penser à lui sert uniquement à le repousser de plus belle, en obscurcissant un peu plus ce qui est déjà inconnu. Le narrateur nous délivre la clé de cette scène à travers une courte mais néanmoins très significative affirmation : « il ne savait rien de lui » (p. 306). En regard des indices de rejet que nous venons d’énumérer, cette phrase si courte résume à elle seule les nombreuses années vécues par le père dans l’ignorance volontaire du fils. Quelques pages plus loin, nous sommes témoins d’une scène qui remonte d’un cran la tension éprouvée par Tomas et qui ne tardera pas à révéler l’aspect burlesque de ces retrouvailles. Le père et le fils donnent l’impression de se jauger par le truchement de leurs regards qui se croisent enfin – « Cette fois ils se regardaient dans les yeux » (p. 310). Mais nous déambulons dans les coulisses de la pièce du point de vue de Tomas :

‘« Tomas s’aperçut que son fils, lorsqu’il regardait attentivement, relevait légèrement le coin gauche de sa lèvre supérieure. Il connaissait ce rictus pour l’avoir vu sur son propre visage quand il vérifiait soigneusement dans la glace s’il était bien rasé » (p. 311).’

Le « rictus » qui se transforme, l’instant d’un regard, en un miroir humain dans lequel se reflète une image vue à travers un autre miroir, cette fois celui de la salle de bain, inspire à Tomas un « sentiment de malaise en le voyant maintenant sur le visage d’un autre » (p. 311). Le « malaise » de notre protagoniste est celui d’un homme qui ne supporte pas la vue de son double, de sa continuité. Le fils ne représente pas pour lui l’image qui lui est traditionnellement imputée. Ayant jusque là évolué dans un milieu où sa propre individualité trône en véritable despote, « il n’avait pas l’habitude d’être assis en face de son propre rictus » (p. 311). La ressemblance du fils avec ce père qui l’a rejeté est parlante à plus d’un titre. Le récit suggère l’attention dont a dû faire preuve Tomas afin de remarquer cette similitude. Faisant un zoom avant par son seul regard, il s’attarde sur le mouvement de la lèvre supérieure de son fils. Ensuite, par un bref flash-back, superpose ce « rictus » au sien, constatant par là non pas qu’ils sont identiques ou qu’ils se ressemblent, mais qu’il s’agit d’un seul et même tic. Le procédé cinématographique se termine sur un zoom arrière, montrant « le visage d’un autre » qui est à l’origine du « malaise » de Tomas. Le mouvement du regard n’aurait pas été aussi expressif sans la révélation des sentiments du protagoniste par un autre regard, celui du narrateur. Ce dernier utilise alors un langage quelque peu didactique, pour nous communiquer l’état d’esprit de Tomas, et en même temps pour justifier cette sensation désagréable qui s’empare de tout son être, comme s’il se sentait rattrapé et piégé par une paternité qu’il a niée et qui ressuscite ici par un langage corporel revendicateur224.

Par son art de la variation, Kundera nous incite à voyager d’un bout à l’autre de ses textes. Au fil des pages, nous rencontrons de nouveau le questionnement de Tomas sur ses relations avec son fils, à travers ce même motif de la ressemblance qui n’est plus simplement physique, mais qui englobe la destinée des deux personnages. Tomas avoue à Tereza :

‘« C’est mon fils qui m’écrit. J’ai tout fait pour éviter un contact entre ma vie et la sienne. Et regarde comme le destin s’est vengé de moi. Il a été exclu de l’université voici quelques années. Il est conducteur de tracteur dans un village. C’est vrai, il n’y a pas de contact entre ma vie et la sienne, mais elles sont tracées côte à côte dans la même direction comme deux lignes parallèles » (p. 446).’

Sa tentative de rompre définitivement avec son fils en refusant de signer la pétition à l’origine de leur première rencontre, échoue finalement. C’est alors l’image du bonheur qu’il peut offrir à Tereza qui le pousse à faire ce choix, et c’est ici aussi Tereza qui rit avec lui de sa ressemblance avec son fils :

‘« “(...) – Il me ressemble, dit Tomas. Quand il parle, il fait exactement le même rictus que moi avec sa lèvre supérieure. Voir ma propre bouche parler du Royaume de Dieu, ça me semble un peu trop bizarre.”
Tereza éclata de rire.
Tomas rit avec elle » (p. 448).’

Tomas a toujours le « trac » (p. 448) en envisageant une éventuelle rencontre avec son fils, mais la tension qui règne lors de leur dernière entrevue est annulée ici par le rire. Le « rictus » acquiert une charge comique après avoir tourmenté notre protagoniste. La rupture avec le fils ayant été sabordée par la nature, la négation de la paternité n’en perd pas moins d’intensité car, comme Tomas l’affirme, « un jour, on prend une décision, on ne sait même pas comment, et cette décision a sa propre force d’inertie. Avec chaque année qui passe, il est un peu plus difficile de la changer » (p. 448).

Tomas a décidé de ne pas être le père de son fils, et il ne reviendra pas sur sa décision jusqu’à ce que la mort l’emporte. Rejetant la continuité, la linéarité, bref, l’axe temporel horizontal, par la négation du fruit de sa propre chair, il plonge d’abord dans la verticalité du libertinage :

‘« Il n’est pas obsédé par les femmes, il est obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres » (p. 287).’

Il se laisse néanmoins entraîner par Tereza jusqu’aux limites de cette verticalité, à savoir la profondeur de la terre. Le retour à la terre se manifeste d’une part dans leur bonheur de vivre à la campagne et, d’autre part, à travers leur accident de voiture qui les projette au fond d’une crevasse et par là même dans le néant.

Dans les textes de Boudjedra, les trois figures paternelles, Siomar, Si Zoubir et Djoha évoluent également autour d’une volonté plus ou moins hypocrite de nier leur paternité. Par ailleurs, si nous citons Djoha, c’est simplement parce qu’il nous est présenté dès sa première entrée sur scène, comme le porte drapeau de la négation de la paternité. Bien que dévoilée sous un aspect risible et grotesque, cette négation reste toutefois la plus directe des deux romans de notre auteur. Lorsqu’il avoue à Mehdi déjà malade, qu’il n’est pas son véritable père, Djoha se débarrasse d’un faix qu’il a porté sur ses frêles épaules d’homme vaincu par avance. Il ne s’agit pas en réalité d’un acte de violence, mais d’une esquisse de révolte contre la toute puissance de Siomar. Son initiative finit en outre par s’évaporer dans le ridicule qui lui est propre. Pour cela, nous avons été amenés à étudier les caractéristiques de ses relations avec son fils adoptif dans la partie suivante consacrée à la paternité aliénée.

Nous nous proposons de clore ce volet concernant la paternité niée, par l’évocation des quelques instants d’égarement où Siomar et Si Zoubir brisent le silence qui caractérise leur sentiment de toute puissance, pour révéler leur désir insatisfait de rompre tout lien avec leurs progénitures. La situation du père dans le récit, diffère dans les romans de Boudjedra de ceux de Kundera. Les narrateurs, intradiégétiques, ne donnent pas la parole aux pères. C’est toujours par leur intermédiaire que surgissent çà et là, quelques morceaux si précieux à la reconstitution du puzzle. Le discours reste donc exposé à une vision subjective et unique; il ne nous appartient pas d’en juger.

Pour Siomar, le despote de L’Insolation, être le père des enfants de Selma est en priorité un « scandale » qu’il se hâte de « couvrir » (p. 93). Il force Djoha à jouer le rôle d’époux officiel auprès de sa belle-soeur, ce qui lui permet de ne pas reconnaître les enfants qu’il aura officieusement de ses relations avec elle. Cette mise en scène de la paternité consolide la position de Selma en tant que « favorite du maître » (p. 143), jusqu’à l’apparition de son goitre qui met paradoxalement fin à son calvaire :

‘« Siomar mit fin à ses sollicitations et quitta le pays pour un long voyage d’affaires qui tombait fort à propos » (p. 145).’

Comme pour Si Zoubir qui, dans La Répudiation, « ne venait plus à la maison où logeait l’énorme tribu » (p. 85), la négation de la paternité se traduit également par la négation de la femme-épouse ou de la femme-amante. Par ailleurs, nous nous demandons quelles sont les causes qui amènent le fils à vivre des sentiments antithétiques envers son géniteur. D’une part il révèle sa colère et sa frustration par l’aspect obsessionnel de son discours sur la paternité, d’autre part, il suggère grâce l’expression « fort à propos », son soulagement de voir Siomar partir :

‘« L’éloignement physique du père symbolise le manque d’affection dont (l’enfant) souffre et cette absence creuse en lui une blessure profonde. L’enfant se sent orphelin car sa demande d’amour rencontre l’absence, le vide »225.’

Rachid et Mehdi sont pris dans le tourbillon de l’incompréhension du comportement paternel. Ils sont tentés par le rejet de toute responsabilité dans ce qui leur arrive, mais ils ne résistent pas au démon de la culpabilisation.

En outre, les « maîtres » absolus sont dispensés de tous commentaires à leurs actes : ils sont libres d’aller et venir à leur gré. Seules les voix de Mehdi et Rachid permettent la reconstitution de leur absence en tant que pères. Le premier indice que nous donnent les narrateurs est leur désignation, la plupart du temps, par leurs prénoms précédés de « Si ». Cette particule n’a pas d’équivalent en français. Elle peut être traduite par « monsieur ». Elle marque d’une part le respect, et d’autre part l’absence de familiarité. Toute autre appellation leur est proscrite, si bien que le récit n’échappe pas à la peur de la transgression de cet interdit. La parole du père, tout en étant absente, garde toute sa force. Il a été imposé à Mehdi et Rachid de considérer leurs pères comme des étrangers, et c’est en tant que tels qu’ils nous les présentent. Jany Fonte le Baccon avance :

‘« La haine et l’absence du père, son rejet du fils provoquent en retour des sentiments de haine et des désirs parricides du narrateur »226.’

Siomar et Si Zoubir se sont ingéniés à ériger un mur de silence les séparant de leurs progénitures. En ce qui concerne le premier, Mehdi affirme vers la fin de L’Insolation :

‘« Mon père (...) ne reconnaîtra jamais sa paternité vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis de mes soeurs et frères » (p. 208).’

Dans ce segment, le terme « père » est utilisé dans un souci de contradiction, pour mettre en relief la volonté de négation de la paternité dont fait preuve le géniteur. Si nous considérons la phrase entière dont la première moitié se réfère au viol de la mère, la rupture est signifiée, du point de vue du narrateur, par le fait qu’il le nomme « Siomar » :

‘« Elle dormait alors de longues heures dans son alacrité acide de femme malade et hallucinée à cause de ce sentiment de culpabilité qu’elle avait tissé peu à peu depuis le jour où elle avait été violée par Siomar, mon père qui ne reconnaîtra jamais sa paternité vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis de mes soeur et frères » (p. 208).’

« Siomar » après avoir abusé de Selma va-t-il se racheter une conduite en tant que « père » ? La question est au centre du dernier extrait cité. L’adjonction du mot « père » chasse « Siomar » en tant qu’antécédent de la proposition relative. La contiguïté de ces termes, tout en opérant une séparation factice entre les deux propositions, focalise l’attention du lecteur sur un seul et même point : le personnage de Siomar, violeur et père indigne, est irrécupérable. Dès lors, l’intensité de la haine dont fait montre Mehdi à son égard est d’autant plus excusable et légitime.

Dans La Répudiation, l’alternance de « père », « Si Zoubir » et de la troisième personne du singulier, renforce cette image de « néant de père » (p. 45) que nous suggère le narrateur. Ici, le mur qui s’élève entre le père et ses enfants est clairement définit :

‘« Entre nous, il disposait une barrière d’hostilité qu’il s’ingéniait à consolider » (p. 41).’

Le projet de Si Zoubir est ainsi décrit par Rachid :

‘« Son plan était précis : habituer la mère à cette idée nouvelle et rompre définitivement avec nous. Il ne fallait pas brusquer les choses, l’affaire étant importante. Il s’agissait pour lui d’atteindre un point de non retour à partir duquel toute réconciliation serait impossible » (p. 63).’

Le père se dérobe graduellement à ses responsabilités. Rachid avoue : « Il s’arrangeait pour nous éviter » (p. 64), et « avait acheté des lunettes de soleil (...) cela lui permettait de fuir nos regards et de nous surveiller sans en avoir l’air » (p. 69). Une fois mis en route, son projet commence à donner ses fruits lorsque son fils aîné meurt227 :

‘« Zahir n’avait jamais eu de père et ce n’était pas en se travestissant en cadavre nauséabond à la décomposition avancée qu’il allait en avoir un; le gros commerçant exultait bruyamment et ne cachait pas sa joie d’être venu à bout du fils lapidaire qu’il avait toujours craint plus que n’importe qui » (p. 153).’

Ce moment d’exultation donne à voir pour le narrateur, ainsi que pour le lecteur, la déconfiture subie par l’image paternelle. L’adjectif « lapidaire » qui habille le fils des attributs de la pierre, montre en effet que plus rien ne peut vaincre la volonté de déconstruction de la paternité dont fait preuve « le gros commerçant ». Atteint ici de gigantisme, il dévore Zahir, décourageant par la même occasion toute réclamation de paternité de la part de ses autres enfants. Pour ces derniers, il ne reste plus que l’acceptation du « néant » ou la mort. Dans les deux cas, c’est le vide qui les attend.

En définitive, le regroupement d’éléments disparates nous a permit de visualiser la mise en scène d’une paternité qui vient se briser sur l’écueil de l’échec. La vacuité libératrice tant recherchée par les pères affronte l’acharnement dont font preuve les enfants à arracher les masques. Le poncif concernant l’hégémonie et le despotisme des pères est nuancé par le biais de l’absence. L’écriture permet ainsi de remplir à nouveau les cases vides, en imbriquant les récits et en liant les personnages entre eux. S’il est difficile de capturer le père, il reste toutefois possible de l’aborder par des chemins détournés comme la mère-bourreau ou la mère-victime, l’amant double du père, la maîtresse haïe ou adorée. La demande d’amour se heurte à l’obstacle paternel sans toutefois être détruite. En effet, bien que la violence de l’impact soit grande, le roman lui permet de ricocher. Cependant, le travail de déconstruction du père continue ailleurs, juste après le combat, là où la révolte et la soumission font place à un constat d’impuissance.

Notes
224.

- « Quand on a toujours vécu avec ses enfants, on s’habitue à ces ressemblances, on les trouve normales, et s’il arrive qu’on les remarque, on peut même s’en amuser. Mais c’était la première fois de sa vie que Tomas parlait à son fils ! Il n’avait pas l’habitude d’être assis en face de son propre rictus !

Supposez qu’on vous ait amputé d’une main pour la greffer à un autre. Et un jour, quelqu’un vient s’asseoir en face de vous et gesticule avec cette main sous votre nez. Vous la prendrez sans doute pour un épouvantail. Et bien que vous la connaissiez intimement, bien que ce soit votre main à vous, vous aurez peur qu’elle ne vous touche ! »

- L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 311.

225.

- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 20. Ces propos, bien que s’appuyant sur un autre texte de Boudjedra, à savoir La Macération, sont tout à fait valables dans notre contexte.

226.

- Ibid., p. 38.

227.

- Nous nous attardons ici sur le motif de la mort du fils aîné, qui, du point de vue du narrateur, devient celle, récurrente dans les romans de Boudjedra, du frère aîné : « Le souvenir de la mort du frère aîné est évoquée dans chaque roman et souvent à plusieurs reprises car sa disparition constitue la seconde blessure narcissique, blessure dont il ne se consolera pas plus que de la première, infligée par le rejet paternel ».

- Ibid., p. 56.