Jakub est un personnage clé de La Valse aux adieux. Il n’est pourtant intégré dans la trame romanesque que tardivement, c’est-à-dire à la troisième journée. Il « peut avoir dans les quarante-cinq ans » (p. 87) et se trouve à la croisée des chemins, sur le point de quitter son pays. Sur la route de l’exil, il s’arrête pour faire ses adieux a son ami, le docteur Skreta, et à sa « pupille » (p. 101), Olga. D’emblée, sa paternité est présentée sous le signe de la rupture. Par ailleurs, le père défunt de la jeune fille a été à l’origine de l’emprisonnement de Jakub. Au lieu de se venger de la trahison de son ami, ce dernier prend sous sa protection la jeune orpheline, d’autant plus que « cette sorte de paternité sans contrainte le séduisait » (p. 101). En relatant tous ces événements, le narrateur suggère l’ambiguïté des circonstances dans lesquelles est né le statut de père de notre personnage. Jusqu’à sa dernière escale dans la ville d’eau, ce dernier ne voyait nullement en Olga un objet de désir sexuel. Le docteur Skreta l’oblige au cours d’une discussion, à se représenter les seins de la jeune fille. Leur dialogue force le quadragénaire à donner un corps à Olga comme si, jusque là, elle n’était à ses yeux qu’une vague substance dénuée de tout aspect charnel229. Le corps soigneusement camouflé émerge subitement.
Tout en rejetant énergiquement l’idée de voir la nudité de sa pupille, Jakub se doute bien que leur relation n’est pas à l’abri d’un changement soudain et radical :
‘« Il n’osait pas lui annoncer qu’il venait lui dire adieu, il craignait que la nouvelle ne prît une dimension trop pathétique et que ne s’établit entre eux un climat sentimental qu’il jugeait déplacé. Il la soupçonnait depuis longtemps d’être secrètement amoureuse de lui » (p. 101).’Le passage où il lui révèle enfin la raison de sa visite met cependant en exergue l’ambiguïté de leurs rapports. La réaction d’Olga étant à l’opposé de ce qu’il appréhende, il est certes soulagé, mais il voit également naître en lui une sensation étrange et inattendue :
‘« Elle manifestait la même joie désintéressée qu’il eût éprouvée lui-même en apprenant qu’Olga allait partir pour l’étranger où elle aurait la vie plus agréable. Il en était surpris, parce qu’il avait toujours craint qu’elle n’eût pour lui un attachement sentimental. Il était, à sa propre surprise, un peu vexé » (p. 115).Un tel revirement de situation n’appelle-t-il pas le développement du même processus du côté de Jakub ? N’est-ce pas lui en fait qui espère secrètement que la jeune fille soit amoureuse de lui ?
Le quatrième chapitre de la troisième journée (pp. 101-106) est entièrement consacré à la notion de « paternité sans contrainte » qui, du point de vue de Jakub, définit les limites de son engagement envers Olga. Nous assistons au cours de ces quelques pages à un va-et-vient entre le vrai père et le père adoptif. Une telle alternance préfigure la fin de la position confortable que le quadragénaire s’est octroyé. La remise en doute du rôle de Jakub est, dans le discours d’Olga, sous-jacente à son désir de rétablir dans sa mémoire une image paternelle inexistante. Le récit maintient Jakub d’une part dans sa condition de détenteur de la vérité, d’éducateur, d’initiateur, et le confronte d’autre part au risque de perdre cette paternité déjà vacillante. Seul le narrateur est à même de percer le silence apparent des protagonistes. La lente mais tacite transformation de l’image que se fait Jakub d’Olga et l’attitude équivoque de cette dernière donnent à lire l’imminence d’une rupture autre que celle causée par l’exil. Procédant par petites touches, le récit brise une linéarité qui pourrait mettre en relief le caractère logique de cette transformation : au deuxième chapitre (pp.92-96), Jakub et le docteur Skreta parlent d’Olga; au quatrième chapitre (pp. 101-106), première rencontre d’Olga et Jakub; au sixième chapitre (pp.112-118), suite du récit de cette rencontre; au dixième chapitre (pp. 140-149), Olga et Jakub se retrouvent, mais cette fois, la présence d’autres personnages empêche l’intimité de leur précédent entretien de se renouveler. La troisième journée de La Valse aux adieux révèle donc des indices permettant d’escompter la métamorphose de la « paternité sans contrainte » de Jakub, concrétisée vers la fin de la journée suivante.
Après la prise de conscience, vient la prise de parole. La quatrième journée donne toute son ampleur à l’acte de parole en tant que révélateur d’une nouvelle image. Deux chapitres décrivent une scène vue d’abord à travers le regard d’Olga, ensuite celui de Jakub. Le chapitre 25 s’ouvre sur une question fondamentale, car abaissant le voile sur un nouveau décor :
‘« Comment se fait-il qu’elle ait enfin osé ? » (p. 224).’Malgré la forme interrogative, la narrateur éclaire là deux points : grâce au pronom « elle », il focalise sur le personnage d’Olga, et avec l’adverbe « enfin », il dénote l’aboutissement d’un crescendo sur son apogée. En révélant les pensées de la protagoniste, il indique que la tension du récit relatif aux deux personnages est sur le point de se dénouer. Par conséquent, il suggère l’approche d’un decrescendo fatalement lié à la consommation ou non d’une relation symboliquement incestueuse. En outre, il expose d’abord le point de vue d’Olga parce que précisément elle représente le pôle actif au sein de ce nouveau couple : c’est elle qui « rejoint Jakub à la brasserie » (p. 224), c’est elle aussi qui monopolise la parole, c’est elle enfin qui « l’invit(e) à l’embrasser » (p. 224). La passivité de son vis-à-vis, « silencieux et pourtant aimable, incapable de fixer son attention et pourtant docile » (p.224), enhardit la jeune fille :
‘« Ce manque de concentration (elle l’attribuait à son départ tout proche) lui était agréable : elle parlait à un visage absent et il lui semblait parler dans des lointains où on ne l’entendait pas. Elle pouvait donc dire ce qu’elle ne lui avait jamais dit » (p. 224).’La dernière phrase de ce paragraphe montre bien l’importance de la parole par rapport à l’acte. Elle permet en effet une réelle prise de pouvoir grâce à l’évacuation du non-dit comme le suggère cet extrait :
‘« Maintenant qu’elle l’avait invité à l’embrasser, elle avait l’impression de le déranger, de l’inquiéter. Mais cela ne la décourageait aucunement, au contraire, ça lui faisait plaisir : elle se sentait enfin devenue la femme audacieuse et provocante qu’elle avait toujours souhaité être, la femme qui domine la situation, la met en mouvement, observe avec curiosité le partenaire et le plonge dans l’embarras » (p. 224).’En ce sens, Jakub semble n’avoir existé aux yeux d’Olga que pour être l’instrument de sa propre révélation à elle-même. L’aspect factice de son rôle de père de substitution prend d’autant plus de valeur au cours de ce face à face. Outre l’effet produit par la libération de la parole à l’aide de l’invitation au baiser, un autre verbe attire notre attention : « observe ». L’importance du regard accompagnant la prise de pouvoir par la parole est soulignée avec insistance dans le récit de la scène du baiser, d’abord de manière détournée, à travers l’idéal féminin qu’Olga croit avoir atteint [« la femme qui domine la situation, la met en mouvement, observe avec curiosité le partenaire et le plonge dans l’embarras » (p. 224)], ensuite directement dans la description de la suite des événements :
‘« Elle continuait de le regarder fermement dans les yeux et elle dit avec un sourire : “Mais pas ici. Ce serait ridicule de nous pencher par-dessus la table pour nous embrasser. Viens.”Non seulement Olga « observe » Jakub, mais elle annihile sa volonté en le guidant tel un aveugle, en lui prêtant son propre regard. Le baiser en lui-même est le prétexte à l’expression d’une volonté de dissolution aussi bien de l’amour filial d’Olga que de l’image paternelle de Jakub :
‘« Puis elle l’embrassa et elle agit avec une passion qu’elle ne s’était encore jamais connue. Pourtant, ce n’était pas la passion spontanée du corps qui ne parvient pas à se maîtriser, c’était la passion du cerveau, une passion consciente et délibérée. Elle voulait arracher à Jakub le déguisement de son rôle paternel, elle voulait le scandaliser et s’exciter au spectacle de son trouble, elle voulait le violer et s’observer en train de le violer, elle voulait connaître la saveur de sa langue et sentir ses mains paternelles s’enhardir peu à peu et la couvrir de caresses.Le chapitre 25 s’achève à ce stade de l’évolution des relations entre les deux protagonistes. Un pas est certes franchi en-dehors des limites de la paternité, mais il nous faut attendre le chapitre 28 pour explorer en même temps que le narrateur les pensées de Jakub. Le texte prend dans ces deux chapitres l’aspect d’un miroir où se reflète l’action. Les personnages se relaient [d’abord Olga comme nous l’avons vu précédemment, et maintenant Jakub] dans la mise en mots simultanée à l’apparition de leur propre image sur ce miroir. Ils s’observent agir et transmettent ce qu’ils voient par le biais du narrateur qui, lui aussi les observer.
Dans le vingt-huitième chapitre de la quatrième journée, le miroir se déplace vers Jakub, faisant ainsi un parallèle avec le chapitre 25. En effet, la passivité qui éclipsait le personnage masculin en même temps qu’il le caractérisait, est ici inversée. Olga paraît à son tour étrangère à la scène. Le ton du narrateur change dès l’incipit : il oppose au questionnement ouvrant le récit vu à travers les yeux de la jeune fille et contrastant avec l’assurance dont elle fait preuve, une assertion qui ne présage nullement l’indécision de Jakub quant à l’attitude qu’il doit adopter :
‘« Jamais il n’avait rien moins souhaité que de coucher avec cette fille là » (p. 230).’Jakub éprouve un désir de « bonté » envers Olga, régi par un apparent détachement dont la description ressemble en tous points aux sentiments paternels :
‘« Il désirait lui apporter la joie et la combler de toute sa bonté, mais cette bonté n’avait rien de commun avec le plaisir sensuel, mieux encore, elle l’excluait totalement, car elle se voulait pure, désintéressée, détachée de tout plaisir » (p. 230).’En dépit de cette ferme déclaration, le narrateur nuance les faits :
‘« Mais que pouvait-il faire maintenant ? Fallait-il, pour ne pas souiller sa bonté, repousser Olga ? Il n’en était pas question. Son refus aurait blessé Olga et l’aurait marquée pour longtemps. Il comprenait que le calice de bonté, il fallait le boire jusqu’à la lie » (p. 230).’Jakub enveloppe ses actes d’un voile de bonté mais en réalité agit par pur égoïsme. Il revendique la noblesse de ses sentiments jusqu’au dernier instant passé dans la ville d’eau :
‘« J’ai eu pitié d’elle parce que son père avait été exécuté, et j’ai eu pitié d’elle parce que son père avait envoyé un ami à la mort » (p. 271).’L’insistance dont il fait preuve au sujet de la pitié qu’il éprouve envers Olga et la correspondance qu’il effectue entre ce sentiment et la trahison de son ami nous incitent à nous demander s’il est réellement mû par des sentiments paternels. Agit-il par bonté et pitié comme il ne cesse de le clamer ou bien par dépit après avoir constaté que la jeune fille n’est pas amoureuse de lui ?
Par ailleurs, les pensées qui se bousculent dans l’esprit de Jakub sont antithétiques. Cette contradiction se prolonge au niveau de son corps qui, malgré l’absence de toute excitation, répond mécaniquement aux avances de la jeune fille. Le quadragénaire est manifestement conscient que le glas sonne pour lui :
‘« Mais belle ou pas, Jakub savait qu’il n’y avait plus moyen d’échapper. D’ailleurs, il sentait que son corps (ce corps servile) était une fois de plus tout à fait disposé à lever sa lance complaisante » (p.231).’La fatalité de la situation évoque l’allusion de Tomas dans L’Insoutenale légèreté de l’être, à « la décision gravement pesée » (p. 54). Nous citons cet exemple pour montrer que la gravité et la légèreté se mêlent dans les deux romans afin de mettre en exergue la vanité de certaines situations. Au moment de prendre une décision importante, les personnages deviennent simultanément actants et observateurs. Ils ne vivent plus l’instant, ils le jouent comme s’ils étaient sur une scène de théâtre. En démissionnant de son poste en Suisse pour rejoindre Tereza, Tomas se rappelle soudain « le dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven » (p. 53) :
‘« Par cette allusion à Beethoven Tomas se trouvait déjà auprès de Tereza, car c’était elle qui l’avait forcé à acheter les disques des quatuors et des sonates de Beethoven » (p. 54).’Quant à Jakub, il tente de se convaincre de l’inutilité d’une quelconque résistance à Olga. En fait, il décide de lui céder son corps mais laisse son esprit dériver :
‘« Pourtant, son excitation semblait se produire chez un autre, loin, hors de son âme, comme s’il était excité sans y prendre part et qu’il dédaignât en secret cette excitation. Son âme était loin de son corps, obsédée par l’idée du poison dans le sac de l’inconnue. Tout au plus observait-elle avec regret le corps qui, aveuglément et impitoyablement, courait après ses intérêts futiles » (p. 231).’Kundera expose deux épisodes où Eros et Thanatos entrent en conflit. Tomas renonce à l’exil pour suivre Tereza, tout en sachant que la déchéance (du moins professionnelle) l’attend à son retour en Tchécoslovaquie. Les pensées de Jakub sont irrésistiblement attirées par la mort de Ruzena dont il est l’instigateur par mégarde, alors qu’il est sur le point de donner malgré lui du plaisir à Olga. Dans chacun des deux cas, la projection de l’âme hors du corps et dans l’avenir sort les personnages de leur mauvaise posture. Mais dans le deuxième, celui qui concerne directement notre analyse de l’aliénation de la paternité, une touche de grotesque anime les ébats des personnages. Jakub n’est d’ailleurs pas dupe. Le fait d’observer le tableau qu’il forme avec sa jeune maîtresse, de s’en éloigner, puis d’y retourner au moment opportun, lui permet d’en saisir l’aspect loufoque. Seulement, il en impute la responsabilité à Olga :
‘« Cette créature touchante avait des manières provocantes de putain, sans cesser d’être touchante, ce qui donnait aux mots obscènes quelque chose de comique et de triste » (p. 233).’La lucidité du personnage est remarquable. Cependant, il n’en perd pas moins sa situation privilégiée de second pôle au sein de cette farce. La transformation de sa « paternité sans contrainte » en relation sexuelle toujours sans contrainte, s’effectue pourtant dans la tourmente de l’hésitation. Le monologue intérieur de Jakub qui s’interroge longuement sur la nécessité ou non de franchir les frontières séparant la paternité des relations charnelles, nous rappelle immanquablement le titre fort significatif d’une pièce de Shakespeare, « Beaucoup de bruit pour rien ». En effet, il n’est point question ici de violer un tabou. Grâce au décalage des réflexions reflétant les motivations des deux personnages, la scène d’amour qu’ils nous offrent perd toute charge émotionnelle et devient risible.
- « – La plupart des femmes viennent ici pour trouver la fécondité. Dans le cas de ta pupille, il vaudrait mieux qu’elle n’abuse pas de la fécondité. L’as-tu vue toute nue ?
– Mon Dieu ! Jamais de ma vie ! dit Jakub.
– Eh bien, regarde-la ! Elle a des seins minuscules qui pendent de sa poitrine comme deux prunes. On lui voit toutes les côtes. A l’avenir, regarde plus attentivement les cages thoraciques. Un vrai thorax doit être agressif, tourné vers l’extérieur, il faut qu’il se déploie comme s’il voulait absorber le plus d’espace possible. En revanche, il y a des cages thoraciques qui sont sur la défensive et qui reculent devant le monde extérieur; on dirait une camisole de force qui se resserre de plus en plus autour du sujet et qui finit par l’étouffer complètement. C’est le cas de la sienne. Dis-lui de te la montrer.
– Je m’en garderai bien, dit Jakub.
– Tu crains, si tu la vois, de ne plus vouloir la considérer comme ta pupille.
– Au contraire, dit Jakub, je crains d’en avoir encore davantage pitié » pp. 93-94.