- Du pathétique au cocasse : Skreta et Djoha

Le basculement de la pesanteur de la conscience du côté des personnages, vers la légèreté du rire du côté du lecteur, nous porte à aborder les cas de Djoha et du docteur Skreta. Les récits présentent les deux protagonistes sous forme de figures hyperboliques. L’exagération est effectivement la caractéristique des portraits que nous en font les narrateurs. Il ne s’agit certes pas de descriptions au sens classique du terme, mais d’éléments parsemés apparaissant tantôt dans les propos du docteur Skreta, tantôt dans le discours de Mehdi, le narrateur de L’Insolation.

Le docteur Skreta incarne, dans le roman de Kundera, une sorte de généticien délirant. Il ne se contente pas de se perdre dans des tribulations oniriques. Cet étrange médecin à l’imagination débordante ne recule devant rien pour assouvir ses phantasmes. Ni l’éthique, ni la déontologie ne freinent son enthousiasme. Son poste de directeur d’un établissement pour femmes stériles lui permet en effet de mener à bien la mission qu’il s’est attribué. Non seulement il rend un inestimable service à ses femmes désespérées en les soignant, mais il réalise son « rêve eugénique » (p. 262). Il révèle à son ami Jakub l’origine de son désir de donner aux générations futures plus de chances de vivre en harmonie :

‘« Et moi, je passe mon temps à rêver d’un univers où l’homme ne viendrait pas au monde parmi des étrangers mais parmi ses frères » (p. 153).’

Skreta ne dévoile pas immédiatement son objectif. Les deux hommes se voient le « mercredi matin » (p. 87) mais Skreta n’aborde le sujet qu’à la fin de la journée : « Les deux amis marchaient dans le parc envahi par l’obscurité et respiraient l’air frais de l’automne commençant » (p. 152). L’ouverture de l’espace dans lequel ils évoluent s’oppose à l’atmosphère intime causée par la tombée de la nuit. Toutefois, ces deux indications désignent une prédisposition aux confidences. Au début de leur promenade, « Jakub écoutait les paroles de Skreta et n’y trouvait pas grand chose d’intéressant », ou encore « aspirait l’air frais et ne trouvait rien à dire » (p. 153). Il ne s’agit donc pas d’une conversation, mais d’un monologue du médecin qui prépare son ami à entendre une nouvelle très importante mais en même temps insolite :

‘« Seulement, la seule chose qui t’intéresse, toi, c’est de débarrasser l’amour de la procréation, dit Skreta. Pour moi, il s’agit plutôt de débarrasser la procréation de l’amour. Je voulais t’initier à mon projet. C’est ma semence qu’il y a dans l’éprouvette » (p. 154).’

En évoquant la divergence de leurs points de vue, il implique son interlocuteur dans la conversation pour le sortir de sa torpeur. Puis, sans aucun détour, il divulgue son secret et, « cette fois, l’attention de Jakub était en éveil » (p. 154). Les motivations qui l’ont poussé à « inoculer » à ses patientes son propre sperme dénotent le caractère utopique de l’entreprise. Voulant changer une réalité sociale et politique trop douloureuse et décevante, le gynécologue profite de sa fonction et de l’isolement du centre où il exerce son métier pour accomplir ses ambitions :

‘« “Tu sais, je me dis souvent que même s’il y a ici des choses qui nous déplaisent, nous sommes responsables de ce pays. Ça me fiche en rogne de ne pas pouvoir voyager librement à l’étranger, mais je ne pourrais jamais calomnier mon pays. Il faudrait d’abord que je me calomnie moi-même. Et qui d’entre nous a jamais rien fait pour que ce pays soit meilleur ? Qui d’entre nous a jamais rien fait pour qu’on puisse y vivre ? Pour que ce soit un pays où l’on puisse se sentir chez soi ? Seulement, se sentir chez soi...” Skreta baissa la voix et se mit à parler avec tendresse : “Se sentir chez soi c’est se sentir parmi les siens. Et comme tu a dis que tu allais partir, j’ai pensé que je devais te convaincre de participer à mon projet. J’ai une éprouvette pour toi. Tu seras à l’étranger et ici tes enfants viendront au monde. Et d’ici dix ou vingt ans tu verras quel pays splendide se sera !” » (p. 155).’

Nous devinons derrière les propos de Skreta cherchant une reconnaissance de son acte, la prise de position de Kundera. Mais l’auteur démontre l’absurdité de ce raisonnement en l’attribuant à un médecin opérant dans le secret. En effet, seul le fait que Jakub soit sur le point de partir incite Skreta à rompre le silence. D’autre part, la légèreté du ton sur lequel se déroule la conversation est déconcertante :

‘« Par ce moyen j’ai déjà guéri pas mal de femmes de leur stérilité. (...) Skreta se tut et Jakub s’abandonnait à une tendre rêverie. Le projet de Skreta l’enchantait et il était ému, car il reconnaissait en lui son vieil ami et l’incorrigible rêveur : “Ce doit être rudement bien d’avoir des enfants de tant de femmes... dit-il.
– Et tous sont frères”, ajouta Skreta » (pp. 154-155).’

La « tendre rêverie » de Jakub prolonge le flux de la parole. Nous assistons à l’immersion du personnage dans le rêve de son ami. L’auteur suggère à travers cette scène, l’évolution de Jakub en contrepoint des aspirations du médecin. Jakub accompagne Skreta dans sa promenade à travers les allées du parc, mais aussi dans le cheminement de ses pensées. Il fonctionne également auprès du lecteur en tant que révélateur de l’action qui se déroule dans les coulisses du roman. Nous découvrons à travers son regard tantôt sceptique, tantôt amusé, les changements opérés par le docteur Skreta au sein de la nouvelle génération :

‘« Jakub regardait les enfants. Ils portaient tous un petit manteau bleu et un béret rouge. On aurait dit des petits frères. Il les regardait en face et trouva qu’ils se ressemblaient, pas à cause des vêtements, plutôt à cause de leur physionomie. Il nota chez sept d’entre eux un nez nettement proéminent et une grande bouche. Ils ressemblaient au docteur Skreta.
Il se rappela le gamin au long nez de l’auberge forestière. Le rêve eugénique du docteur serait-il autre chose qu’une fantaisie ? Se pouvait-il vraiment que viennent au monde dans ce pays des enfants ayant pour père le grand Skreta ? » (p. 262).’

La description des enfants nous renvoie à la dernière discussion entre Jakub et Skreta. Ils se ressemblent comme « des petits frères », or c’est exactement ce que recherche le docteur. Il voudrait un monde où les hommes seraient parmi leurs frères (p. 153). L’intention est tout à fait louable mais la caricature prédomine dans la correspondance effectuée par Jakub entre les jeunes garçons et leur géniteur présupposé. L’accent est en effet mis sur le nez et la bouche qu’ils ont aussi généreux que ceux de Skreta. Malgré la stupéfaction du quadragénaire, ces signes distinctifs ne peuvent être ignorés:

‘« Jakub trouvait cela ridicule. Tous ces gosses se ressemblaient parce que tous les enfants du monde se ressemblent.
Quand même, il ne put s’empêcher de penser : et si Skreta réalisait vraiment son singulier projet ? Pourquoi est-ce que des projets bizarres ne pouvaient pas se réaliser ? » (p. 262).’

Le questionnement de Jakub, qui, à cause de l’énormité de la confidence de son ami, ne parvient pas à se convaincre de sa véracité, montre bien l’aspect saugrenu de la scène qui se déroule sous ses yeux. La caricature joue le rôle d’un tremplin dans le discours de Jakub. La digression sur la situation politique vient ainsi à propos :

‘« Jakub pensa : dans dix, dans vingt ans, il y aura dans ce pays des milliers de Skreta. Et de nouveau, il eut le sentiment étrange d’avoir vécu dans son pays sans savoir ce qui s’y passait. Il avait vécu, pour ainsi dire, au coeur de l’action. Il avait vécu le moindre événement de l’actualité. Il s’était mêlé à la politique, il avait failli y perdre la vie, et même quand il avait été mis à l’écart la politique était restée sa principale préoccupation. Il croyait toujours écouter le coeur qui battait dans la poitrine du pays. Mais qui sait ce qu’il entendait vraiment ? Etait-ce un coeur ? N’était-ce pas qu’un vieux réveil ? Un vieux réveil au rebut, qui mesurait un temps factice ? Tous ses combats politiques étaient-ils autre chose que des feux follets qui le détournaient de ce qui comptait ? » (p. 263).’

Le projet rocambolesque de Skreta incite Jakub à faire le bilan de sa vie. Il fait un constat d’échec au seuil d’un nouveau départ. Son exil imminent lui donne accès au recul nécessaire à la clairvoyance. La dénonciation de la loi du secret, du silence et de l’opacité qui apparaît en filigrane dans ce passage justifie à elle seule l’acte du docteur Skreta. En effet, indépendamment du ridicule qu’il suscite, la question soulevée par le « rêve eugénique » de ce dernier est cruciale. Dans une situation conflictuelle, on risque d’être aveuglé par le militantisme et de manquer les bouleversements qui se produisent au sein de la population. A force d’avoir le regard tourné vers l’amont, on ne voit pas ce qui se passe en aval, à l’endroit même où l’on se trouve.

Un autre personnage contribue par sa singularité, au développement d’un discours en marge de la paternité et en faveur de l’anticonformisme. Djoha, dans L’Insolation, correspond lui aussi à un archétype issu de la littérature populaire :

‘« Avec sa niaiserie, son mélange de piété et d’incrédulité, son âne à la scatologie rabelaisienne, le personnage ne cache pas être un avatar du D’jha popularisé par le guignol turc algérois ou Garagouz »230.’

A l’exception du fait que le « guignol turc » ou « Garagouz » n’est pas spécifiquement algérois puisque sa renommée s’étend du Maroc à l’Egypte, le personnage de Djoha représente bien en quelque sorte le fou du village, un souffre douleur méprisé de tous et en premier lieu par son fils qui n’est autre que le narrateur du roman. Mais il ne s’agit pas d’une paternité ordinaire. Djoha est le « prétendu père » (p. 76) de Mehdi. Ce père officiel imposé par Siomar, le père biologique, est un personnage intéressant de par sa révolte contre le système instauré, mais trop effacé pour constituer, comme le docteur Skreta, une véritable menace.

Le narrateur a recours à des formules percutantes pour mettre en relief l’exubérance du personnage : «  Il aime la mer et les poèmes d’Omar que toute la ville ignore et méprise » (p. 76), « il récite Lénine en arabe » (p. 76), « il a tous les vices : il fume le kif et chique constamment, il lit Marx et récite le Coran » (p. 77), « on le savait fou et de plus, agitateur notoire » (p. 104), « bourré de kif. Bourré de vin. Il se dandinait de long en large et puait la friture de sardines » (p. 241). Un détail est même répété plus loin : Djoha « lisait toujours Marx et le Coran » (p. 109). Est-ce par pure provocation, par intime conviction de concilier deux cultures incompatibles ou dans le but de tromper d’éventuels espions ? Le paradoxe suscité par ces deux lectures donne au personnage d’une part un aspect risible puisqu’il se bat contre des moulins à vent et, d’autre part, l’allure d’un être évoluant dans un monde utopique voué d’avance à l’échec. Le caractère contradictoire du personnage ne s’arrête pas uniquement à ses lectures. Elle se prolonge dans ses rapports avec la parole :

‘« Il est poète et il a cinquante ans. Toujours parti à radoter sur la révolution communiste dans la Contrée, il a gardé en lui une sorte de jeunesse. Ses yeux sont constamment allumés et il se teint – coquettement – la barbe et les moustaches, à ma grande honte » (pp. 76-77).’

L’intérêt qu’il porte à la poésie et l’abondance verbale dont il fait preuve n’ont d’égal que son affligeant silence :

‘« Maintenant qu’il était là, à côté de mon lit, il n’avait plus envie de plaisanter comme la veille, lorsqu’il avait été pris de fou rire à l’idée de la tête que j’allais faire en apprenant de sa bouche qu’il n’était pas mon père. A le voir ainsi, triste et sage, j’avais presque du remords et regrettais un peu de l’avoir privé de l’effet sur lequel il comptait, pour se réjouir quelque peu. Il était là. Presque affable. (...) Sa fixité m’étonnait. Lui, si bavard, se retranchait derrière un silence hargneux qui lui donnait l’air, à la fois docte et bouffon, d’un aveugle sur le qui-vive » (p. 94).’

Le fait que Djoha passe d’une extrême à l’autre, de l’excès de parole au silence total, déjoue les certitudes. Le protagoniste semble ainsi échapper à toute tentative de lui attribuer des caractéristiques propres. Cependant, l’exagération reste pour le narrateur le moyen privilégié d’en faire le portrait. Mehdi le qualifie en effet de « pantin grotesque et désarticulé » (p. 241), de « triste bouffon » (p. 242), de « clown dégingandé » (p. 243) et de « charlatan » (p. 245). Les expressions décrivant Djoha se suivent dans une litanie injurieuse : « Ivrogne ! Charlatan! Mangeur d’herbe ! Magicien ! » (p. 246). Repoussant mais en même tant attachant, le personnage quitte son enveloppe paternelle pour endosser l’habit de l’éternel révolté. A défaut d’être un père pour Mehdi, il se transforme en figure pittoresque. Mehdi utilise cependant les mêmes mots pour lui reprocher cette inaptitude et pour lui attribuer au moins le mérite d’être différent dans un univers où tout n’est que conformisme :

‘« Ivrogne ! Charlatan ! Mangeur d’herbe ! Magicien ! Je ne lui en voulais même pas de toutes ces qualités originales dans le pays où l’hypocrite dévotion des bourgeois faisait rage et où le commerce des chapelets n’avait jamais tant multiplié son chiffre d’affaire » (p. 246).’

Nous avons vu comment « le rêve eugénique » du docteur Skreta est l’occasion pour le narrateur de La Valse aux adieux de faire une digression sur l’Etat policier sévissant en Tchécoslovaquie. Il en est de même pour l’originalité de Djoha qui efface pour un moment le discours sur la paternité et donne lieu à une mise au point concernant les abus dont souffre la société algérienne.

A première vue, le personnage pourrait paraître sympathique. « Djoha, alias Si-Slimane le malicieux », « père présumé » de Mehdi, ne fait pas partie de ces révolutionnaires prêts à tous les sacrifices pour défendre leurs idéaux. Il doit son rôle de père à sa faiblesse face à Siomar et on ne peut le prendre au sérieux à cause du surnom qu’il porte et de l’âne qu’il chérit plus que tout au monde. A l’image du célèbre personnage burlesque dont il porte le nom, Djoha peut paraître rusé, mais pas assez pour mériter le respect de son entourage :

‘« Qui pourrait prendre Djoha au sérieux ? Tout le monde est au courant : il est rusé et dérangé de la tête. Il sert tout juste à faire rire le peuple et à vendre de beaux poissons, du côté du port » (pp. 243-244).’

Jean Déjeux a effectué une étude sur la figure originale dont s’inspirent certains auteur maghrébins. Il donne plus précisément son avis sur le devenir de Jeh’a dans les oeuvres de Boudjedra et Kateb :

‘« Kateb Yacine et Rachid Boudjedra durcissent l’image traditionnelle de Jeh’a. Ils en retiennent certains aspects et l’engagent dans des situations combatives socio-politiques d’aujourd’hui, sur le plan de la lutte des classes. Jeh’a devient un révolutionnaire dans une société de classes, nourrissant un projet subversif »231.’

Nous ne pouvons entériner ces propos en ce qui concerne Djoha. Le personnage de Boudjedra représente plutôt les révolutionnaires de pacotille. L’auteur en fait une caricature et, en ce sens, le « père présumé » de Mehdi joue également le rôle de contestataire de circonstance. « Djoha alias Si Slimane » aboie mais ne mord pas. Beau parleur à ses heures, il évite de se compromettre par couardise. Fumer le kif et boire le vin semblent constituer son unique véritable combat. Cet homme n’a pas pu résister à la tyrannie d’un seul homme, Siomar, devenant ainsi le complice d’un viol et d’un mensonge collectif. Comment pourrait-il alors ne pas s’incliner face à une organisation gouvernementale comme les M.S.C ? Djoha est irrémédiablement un perdant et même lorsqu’il croit faire preuve de courage en annonçant la vérité à son fils adoptif, il n’a pas la satisfaction d’être le premier à le faire. Le fou rire qui le secoue au moment où il révèle à Mehdi que Siomar est son vrai père ôte à cette scène toute charge pathétique pour la transformer en une farce grotesque.

L’incrédulité de Mehdi rappelle celle de Jakub face au discours de Skreta. Le « rêve eugénique » du savant s’affairant dans un laboratoire et les « rêves tranquilles » de Djoha ont en commun le bonheur solitaire et mystérieux qu’ils procurent aux deux protagonistes. Le projet de Skreta et la non paternité de Djoha, tous deux révélés dans le cadre très suggestif d’un hôpital, paraissent douteux, illogiques et ridicules. Dans L’Insolation, l’hôpital est en effet le lieu même de l’aliénation. Dans La Valse aux adieux, il ne s’agit certes pas d’un asile psychiatrique, mais d’un établissement de cures pour femmes stériles. Par conséquent, l’idée de dérèglement est tout de même présente. Qu’il soit question de troubles mentaux ou de troubles de la reproduction, l’espace où se déroule la prise de parole fait basculer la paternité dans la bizarrerie. Elle n’est plus vécue naturellement, mais comme une anomalie. Les personnages qui en souffrent ne renoncent pas pour autant à leur droit le plus légitime. Leur quête prend souvent l’allure d’un chemin de croix car le père-ouragan détruit tout sur son passage. Mais cette quête garde-t-elle un sens dès lors qu’elle entre dans une perspective de destruction ?

Notes
230.

- BOUTET de MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 28.

231.

- DEJEUX, Jean. Jeh’a ou la saillie, in- Etudes littéraires maghrébines n° 1, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1991, pp. 106-121; p. 120.