La problématique du père, présente dans les quatre romans choisis, tisse sa toile autour des textes de manières différentes. Elle apparaît tantôt comme un frein aux aspirations des personnages, tantôt comme un révélateur psychologique. Omniprésent, le discours sur le père permet à la parole de surgir du néant afin d’affirmer les individualités qui se construisent. Nous pouvons mesurer l’importance du père dans le domaine littéraire en général, à travers ces propos de Roland Barthes :
‘« La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine? »232.’Il est vrai que les pères ne sont guère ménagés dans les oeuvres que nous étudions. Mais cette violence qui se déchaîne sur eux ne fonde-t-elle pas en même temps la raison d’être des récits ? Leur omniprésence oppressante, leur négation, ou l’aliénation de leur rôle, entrent dans une perspective de récupération et de reconstruction pour les personnages qui les évoquent. La quête du père toujours fuyant reste à nos yeux un pôle privilégié dans les histoires que nous racontent Boudjedra et Kundera.
La recherche des pères perdus se fait dans la douleur. Elle se déroule comme une fouille archéologique, sur un terrain où gisent les ruines de la paternité. Une menace constante de destruction ou d’effondrement pèse sur les personnages qui s’y investissent. Cette menace revêt toutefois un aspect vital et primordial. Nous en évaluerons les conséquences essentiellement dans les cheminements qui nous sont proposés dans La Valse aux adieux, La Répudiation et L’Insolation. Ces trois romans nous permettent d’aborder la quête de la paternité en la mettant en corrélation avec d’autres paramètres. Il s’agit pour nous de distinguer les parcours réussis de ceux qui avortent et d’identifier les éléments déterminants dans les deux cas.
Il y a d’abord ce que l’on pourrait appeler la conspiration du mensonge. Mehdi dans L’Insolation et Olga dans La valse aux adieux, vivent des situations où les frontières qui les séparent de leurs pères ne dépendent que de la parole d’un autre personnage. Plus insidieuse que la loi du silence, celle du mensonge peut avoir des répercussions inattendue.
Voyons en premier lieu l’exemple d’Olga. La mort de son géniteur a été pour elle synonyme de rupture à plus d’un titre. Sans l’assistance du meilleur ami de celui-ci, elle aurait probablement vécu dans la déchéance :
‘« Souviens-toi qu’à cause de ton père tu as perdu ton chez-toi, tu as été obligée de quitter la ville où tu habitais, que tu n’as pas eu le droit de faire des études. A cause d’un père mort que tu n’as presque pas connu! » (p. 105).’L’exécution du père l’a non seulement plongée dans la solitude, mais l’a aussi privée de sa dignité puisque le déshonneur de la trahison a été son unique héritage. Jakub l’aide à surmonter ses angoisses lorsqu’elle se montre en proie au doute quant à la reconnaissance posthume de l’innocence de son géniteur :
‘« Le père d’Olga était officiellement réhabilité depuis quelque temps et l’innocence de l’homme politique condamné à mort et exécuté avait été publiquement proclamée » (p. 102).’La réhabilitation officielle a peu d’importance pour Olga. Il s’agit en effet du résultat d’un regard extérieur, impersonnel. Ce n’est pas « l’homme politique » qui l’intéresse mais l’homme qui lui a donné la vie. De par sa connaissance antérieure du père, Jakub constitue pour elle un interlocuteur bien plus crédible que les quelques mots prononcés par des étrangers et figurants dans des rapports relégués aux archives. Elle pose donc au quadragénaire la seule question qui la tourmente : « N’avait-il vraiment rien à se reprocher ? » (p. 102). L’adverbe « vraiment » dénote son besoin d’aller au delà des apparences. Elle est prête à entendre toute la vérité, même si celle-ci s’avère douloureuse. Elle sollicite en même temps toute l’honnêteté dont puisse faire preuve Jakub. Mais ce dernier ne lui révèle pas la trahison de son ami. En effet, le père d’Olga l’a envoyé en prison et cette vérité là, elle ne peut être révélée au risque d’endommager irréversiblement l’image paternelle aux yeux d’Olga. Jakub ne prive pas la jeune fille de son droit à la mémoire :
‘« Ce qui compte pour toi, ce n’est pas ce que ton père était théoriquement capable de faire, parce que de toute façon il n’y a aucun moyen de le prouver. La seule chose qui devrait t’intéresser, c’est ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Et, en ce sens, il avait la conscience pure.Peux-tu en être absolument certain ?
Absolument. Personne ne l’a connu mieux que moi » (pp. 103-104).
En rassurant la jeune fille, Jakub contribue à la réhabilitation d’une mémoire non seulement salie, mais inexistante. Le recours d’Olga à un autre adverbe, « absolument », exclue toute possibilité d’erreur. Son attitude semble contradictoire : d’une part elle fait confiance à Jakub, et de l’autre elle reste sur ses gardes. Elle lui permet une dernière fois de faire basculer le dialogue dans la direction opposée, c’est-à-dire de transformer le processus de réhabilitation en procès. Notons par ailleurs l’aspect didactique du discours de Jakub. Il s’efforce de lui démontrer l’innocence de son père en utilisant des termes qui font appel à l’entendement et non aux sentiments : « théoriquement capable de faire », « il n’y aucun moyen de le prouver », « t’intéresser ». Ceci en ce qui concerne la forme. Sur le plan sémantique, les propos de Jakub restent vagues. Le recours répétitif au verbe « faire » et au pronom démonstratif « ce » suggère une volonté de neutralité de la part du locuteur. Les révélations de celui-ci sont plus facilement admises par son interlocutrice qui finit par avouer la raison de ce soudain intérêt pour le destin tragique d’un père disparu depuis longtemps :
‘« — Je suis vraiment contente de l’entendre de ta bouche, dit Olga. Parce que la question que je t’ai posée, je ne te l’ai pas posée par hasard. Je reçois des lettres anonymes depuis pas mal de temps. On m’écrit que j’aurais tort de jouer les filles de martyr, parce que mon père, avant d’être exécuté, a lui-même envoyé en prison des innocents dont la seule faute était d’avoir une autre conception du monde que la sienne » (p. 104).’La jeune femme redevient une petite fille se confiant à son père et réclamant sa protection. Il se dégage de ses propos un besoin immédiat de réconfort par la parole. Il n’est pas question d’une quelconque parole, mais de celle qui émane de la « bouche » du substitut paternel. Les confidences d’Olga font donc appel à la fibre paternelle de Jakub qui tient à jouer son rôle jusqu’au bout. En aidant Olga à exorciser la pénible pensée que son père ait pu conduire des innocents à la mort, Jakub colmate une fissure qui a mis en danger la linéarité de la mémoire. Il offre à l’orpheline l’inestimable réconciliation avec son passé, lui permettant ainsi de vivre le présent et construire l’avenir. Dans ce cas, peut-on affirmer que le mensonge est préférable à la vérité ?
Mehdi, le narrateur de L’Insolation, endure également une rupture causée par un secret. Le complot n’est pas à l’échelle nationale comme pour Olga, mais à un niveau familial. Il est aussi plus sournois car si la protagoniste de La Valse aux adieux connaît l’identité de son père, Mehdi a, lui, vécu dans l’ignorance du sien. L’extrait suivant résume assez bien les particularités du narrateur de L’Insolation :
‘« Ecartelé entre réalité et délire, entre les poursuites d’une infirmière nymphomane Nadia et le phantasme lancinant de la défloration d’une jeune élève, Samia, le narrateur, Mehdi, professeur de philosophie, nourrissant une phobie du sang de divers souvenirs, sa circoncision, des catastrophes liées notamment à la guerre, le viol de sa mère Selma, se voit en outre partagé entre deux pères l’un génésique, “Siomar” le riche propriétaire, l’autre “affectif ”, Djoha bouffon subversif »233.’La découverte du secret familial évoqué dans la dernière partie de cette citation, constitue-t-elle pour Mehdi un traumatisme de plus dans la large panoplie dont il dispose déjà ? Après la mort de sa mère (une autre rupture traumatique), il reproche à Djoha, son père adoptif, d’avoir été le complice de Siomar, son vrai père. Il regrette que cette paternité ait été cachée et c’est Djoha qui, à ses yeux, en est le responsable :
‘« Je lui avais dit aussi qu’il aurait mieux fait de ne pas couvrir l’acte immonde de Siomar quitte à faire de la prison pour quelque temps (...) et laisser éclater le scandale et porter ainsi préjudice au gros propriétaire terrien, malgré toutes les amitiés qu’il aurait pu faire intervenir en sa faveur. Il avait été complice ! » (p. 226).’Nous nous trouvons ici face à une situation inverse de celle d’Olga. Djoha a révélé des faits sans être invité à le faire. Comme le mensonge peut soulager, la vérité peut donc détruire. Dans les deux cas, l’effet de la parole prononcée est décisif. En ce qui concerne Mehdi, la confusion la plus totale prend possession de son esprit. En effet, la seule personne capable jusque là de lui assurer un semblant d’équilibre, lui refuse soudainement et au moment le plus inopportun, son soutien. Non seulement malade et interné, Mehdi doit essuyer un refus de paternité de la part de Djoha, ce qui l’amène à renier dans un premier temps ses deux pères :
‘« Et puis, je n’ai jamais eu de père ! Et je ne veux pas en avoir. Tiens ! Là, tu ne feras plus le fou ! » (p. 243).’La négation de la quête du père s’effectue par opposition à une révélation non souhaitée. Mehdi n’a « plus rien à perdre » (p. 243) car l’insoutenable parole a été prononcée :
‘« Chaque fois qu’il avait fait son plein de rêverie opaque, il revenait à la charge : “Je ne suis pas ton père !” Et il m’énervait à pointer sur moi son doigt maigre et tremblant et moite, et à me jeter son haleine aigre au visage » (p. 242).’Djoha n’est plus un adjuvant mais un opposant. Le paradigme de la guerre (« charge », « pointer », « jeter (...) au visage ») met en relief l’aspect conflictuel de cette scène. Acculé à ses derniers retranchements, seul face à l’ennemi, le narrateur n’a d’autre issue que de réussir un coup d’éclat. Il parvient en effet à déstabiliser son adversaire :
‘« Il avait l’air catastrophé... Les rêves lui étaient passés. Il ne lui restait plus rien à quoi s’accrocher. Plus rien ! “Tu peux aller raconter tes balivernes ailleurs. Nadia, mettez-moi ce perturbateur à la porte !” J’avais retrouvé ma voix de stentor » (p. 243).’Ce passage où le narrateur semble retrouver son assurance troublée un moment par la révélation inattendue de Djoha, cache en fait un véritable séisme. L’arrogance de Mehdi est en contradiction avec ses sentiments les plus profonds. Il erre dans le désert affectif qui se creuse insidieusement autour de lui, jusqu’à estomper complètement les rares repères qu’il a pu se fixer :
‘« Pourquoi le marchand de poissons était-il venu rompre le seul lien qui pouvait me rattacher au pays réel, à l’odeur d’oignon et de pain de seigle aigre à l’odorat et acide au goût ? Il était fou de croire que j’allais marcher et accepter cette filiation fumeuse qu’il voulait m’offrir » (p. 244).’La tristesse et la mélancolie qui se dégagent de ce questionnement s’opposent à la « voix de stentor » de la citation précédente. Djoha est en effet celui qui rattache Mehdi à son identité. En se débarrassant de sa paternité, il oblige Mehdi à prendre une attitude défensive. Ceci nous amène à observer l’instinct de conservation dont fait preuve le narrateur face à ce qu’il considère comme une manipulation destinée à le détruire :
‘« Bourré de kif et de vin, il était venu me rappeler que je n’avais plus de père. Je devais, alors, me venger de ce charlatan que j’avais réellement adulé, mais qui tentait de me délester de la dernière charge affective, nécessaire à mon équilibre, de couper le cordon ombilical, rien que pour faire le pitre et se débarrasser de ce secret de polichinelle qui le hante quand même, car il est incapable de se taire, de garder un secret, d’être un père pour moi qui suis malade, qui ai tant de mal à la tête ... » (p. 245).’Qui Mehdi essaye-t-il d’apitoyer en invoquant son état de santé ? Est-ce Djoha ou le lecteur ? En définitive, il est beaucoup plus affecté par l’acte de parole de Djoha que par le contenu même du message. Peu lui importe que Siomar soit ou non son père puisque ce dernier n’a jamais reconnu sa paternité. Ce qui est consternant pour le narrateur, c’est d’entendre de la bouche du seul père qu’il ait jamais connu, les mots qui démolissent la bulle dans laquelle il s’est réfugié. Nous constatons dans ce dernier chapitre de L’Insolation l’impossibilité pour Mehdi de capturer ne serait-ce qu’une infime partie de l’image paternelle si vitale à ses yeux. Il rejette la paternité génésique et la paternité affective se dérobe à lui. Sa quête se solde par la prise en considération de l’éventualité d’un suicide pour échapper à l’échec :
‘« Maintenant, il n’était plus là et j’en suais d’angoisse. Seule sa présence aurait pu me faire revenir sur mon projet. Je n’en avais plus le choix et étais au pied du mur » (p. 247).’La quête de la paternité a échoué à cause de la « dernière trahison » (p. 246) du père affectif. Mais Djoha n’est plus maître de son image. Malgré la gravité de son acte, il est l’objet d’une véritable mystification de la part du narrateur. Les dernières pensées de Mehdi tournent en effet autour de ce père sublimé :
‘« Mais lui ne m’intéressait plus. Il m’avait trahi. Il fallait l’oublier, cependant, je faisais trop d’efforts pour essayer d’expulser de mon esprit l’image de ce clown terriblement lucide et terriblement révolté, seul capable d’attiser la haine du peuple contre tous les gros bourgeois qui l’exploitent et tous les muphtis qui le mènent démagogiquement en bateau, alors que le temps presse ... Non il ne fallait plus que je me préoccupe de lui » (p. 249).’La réhabilitation de l’image paternelle par l’intermédiaire de celle de Djoha paraît d’après ces propos, sérieusement compromise. Cependant, à la lecture des dernières pages du roman, nous sommes frappés par la diversité des prises de position à l’encontre de ce personnage. Mehdi oscille sans cesse entre le désir de récupérer son traître de père et la nécessité de le rejeter par vengeance. Là encore, il s’appuie sur une sorte de chantage affectif :
‘« J’espérais une ultime visite de Djoha. S’il venait, je serais peut-être capable de surseoir à ma décision. S’il ne venait pas, les jeux étaient faits. Plus aucune échappatoire ! Rien. Le dos au mur. Pas même le temps de m’apitoyer sur mon sort » (p. 252).’Mehdi fuit la responsabilité de son éventuel suicide en associant Djoha à son acte. Le verbe « apitoyer » est enfin prononcé après avoir été suggéré à maintes reprises. Employé à la forme pronominale réflexive, dans une phrase négative, il exclue le narrateur d’une situation réservée à Djoha et au lecteur. En effet, ne dit-on pas qu’un suicide est un message destiné aux autres ?
‘« Il fallait se hâter. J’aurais bien aimé voir quelle tête ferait Djoha à me voir leur exploser entre les mains » (p. 252).’Même si « Mehdi a deux pères, bien différents »234, seule la réaction de Djoha importe à ses yeux. C’est donc à ce père « clownesque », ce « bouffon » indigne d’être respecté à cause de ses « pitreries », ce traître qui refuse « d’endosser plus longtemps la paternité du narrateur »235, que ce dernier offre ses ultimes sensations en même temps que sa quête :
‘« Odeur acide des troènes ouverts à l’exultation du soir... Voix pâteuse où traîne un reste d’insomnie... Bougainvillées à foison dont les fleurs violettes brillent dans le noir. C’est là, derrière les bosquets, que j’ai caché mon trésor légué à Djoha: les trois livres de chevet qui ne me quittent jamais » (p. 253).’Quatre sens sont sollicités dans cet extrait : l’odorat, le goût, l’ouïe et la vue. Ils oeuvrent tous dans l’élaboration d’une atmosphère romantique propice à la création littéraire. Nous avons ici la description d’une nature foisonnante mais sombre et terrifiante. En effet, pourquoi le narrateur choisit-il précisément les troènes ? N’est-ce pas pour leurs graines noires et leur feuillage persistant qui en font une plante opaque idéale pour cacher un « trésor » ? Quand aux fleurs violettes des bougainvillées, elles nous rappellent le « sofa violet » (p. 35) de la scène de la circoncision. Ces plantes grimpantes jettent un voile de feuillage, également persistant, sur la nuit. Seules les fleurs brillant dans le « noir » permettent de les délimiter. Le « soir », « l’insomnie » et le « noir » nous renvoient aux premières confidences du « scribe » (p. 23) s’affairant sur son texte dans la solitude de ses nuits tourmentées par l’incrédulité de Nadia. L’extrait que nous venons de voir a inspiré à Marc Boutet de Monvel cette affirmation :
‘« C’est pourtant à ce “père affectif”, initiateur en “sublimation” que sont dédiés les “livres” du héros et la poursuite de l’oeuvre »236.’Mehdi laisse à Djoha non seulement son « trésor », mais aussi les indications permettant de remonter le fil de ses souvenirs. S’il n’a pu aboutir dans sa quête du père, il donne à ce dernier une chance d’entamer une quête du fils. La destruction de l’image paternelle n’est donc pas irrémédiable malgré les menaces de suicide proférées par le narrateur. La clôture du roman suggère effectivement une boucle propulsant le lecteur vers les endroits du texte où tout a commencé, mais il subsiste une ouverture sur les possibilités offertes par l’avenir.
Après Olga et Mehdi qui ont arpenté les voies du mensonge et de la vérité, nous nous tournons vers Ruzena et Rachid qui se débattent dans et en-dehors de la sphère familiale, toujours à la recherche d’un père enfoui dans les décombres des souvenirs. Dans La Valse aux adieux, Ruzena fuit sa famille et notamment son père, non pour s’affirmer en tant qu’individu, mais pour intégrer un monde meilleur et ce par l’intermédiaire d’une alliance prometteuse. Elle rejette Frantisek, l’amant qui lui rappelle trop l’univers paternel, et harcèle Klima, celui qui représente son passeport pour la vie de ses rêves. Jusque là, elle n’a le choix qu’entre ces deux perspectives. Cependant, elle croise Bertlef et avec lui une troisième porte s’ouvre à elle :
‘« Bien qu’elle fût amoureuse du trompettiste, Frantisek comptait beaucoup pour elle. Il formait avec Klima un couple inséparable. L’un incarnait la banalité, l’autre le rêve; il y en avait un qui la voulait, un autre qui ne la voulait pas; à l’un elle voulait échapper, et l’autre elle le désirait. Chacun des deux hommes déterminait le sens de l’existence de l’autre. Quand elle avait décidé qu’elle était enceinte de Klima, elle n’avait pas effacé pour autant Frantisek de sa vie; au contraire : c’était Frantisek qui l’avait poussée à cette décision. Elle était entre ces deux hommes comme entre les deux pôles de sa vie; ils étaient le nord et le sud de sa planète et elle n’en connaissait aucune autre.Le sexagénaire change le regard de Ruzena sur le monde en lui offrant l’alternative de l’amour. La jeune femme n’aime en réalité ni Frantisek, ni Klima et le seul critère pris en considération dans l’évolution de ses relations avec les deux hommes est l’intérêt. Sa quête d’un mari et d’un père pour son enfant suggère sa quête de l’image paternelle. Bertlef s’annonce alors comme le candidat idéal, celui qui est capable de lui faire oublier les substituts défaillants qui se sont présentés à elle :
‘« Où est Klima en ce moment et où est Frantisek ? Ils sont quelque part dans des brumes lointaines, silhouettes qui s’éloignent à l’horizon, aussi légères qu’un duvet. Et où est le désir obstiné de Ruzena de s’emparer de l’un et de se débarrasser de l’autre ? Qu’est-il advenu de ses colères convulsives, de son silence offensé, où elle s’est enfermée depuis le matin comme dans une cuirasse ? » (p. 234).’Bertlef s’introduit de manière inattendue dans le déroulement d’un plan soigneusement préparé. Elle oublie alors toutes ses résolutions pour s’abandonner à une aventure amoureuse où la part d’émotion est aussi forte que celle de la spontanéité :
‘« Bertlef la caresse comme une petite fille et elle se sent vraiment toute petite. Petite comme jamais (jamais elle ne s’est cachée comme ça dans la poitrine de personne), mais grande aussi comme jamais (jamais elle n’a éprouvé autant de plaisir qu’aujourd’hui). Et ses pleurs l’emportent, avec des mouvements saccadés vers des sensations de bien-être qui lui étaient jusqu’ici pareillement inconnues » (p. 234).’Cet extrait suggère l’ambiguïté des rapports des deux personnages. Les sensations nouvelles de Ruzena, partagées entre la fragilité de la petite fille qui sommeille en elle et la volupté de la femme n’attendant qu’à se révéler, sont provoquées par Bertlef. Malgré son âge, ce dernier fait à la jeune femme l’effet d’un amant idéal :
‘« Ruzena voit des veines variqueuses sur ses mollets. Quand il s’est penché sur elle, elle a remarqué que ses cheveux bouclés sont grisonnants et clairsemés et qu’ils laissent transparaître la peau. Oui, Bertlef est sexagénaire, il a même un peu de ventre, mais pour Ruzena, ça ne compte pas. Au contraire, l’âge de Bertlef la tranquillise, projette une lumière radieuse sur sa propre jeunesse, encore grise et inexpressive, et elle se sent pleine de vie et enfin tout au commencement de la route. Et voici qu’elle découvre, en sa présence, qu’elle sera jeune encore longtemps, qu’elle n’a pas besoin de se presser et qu’elle n’a rien à craindre du temps » (p. 235).’Bertlef change la conception de Ruzena de la vie et calme ses angoisses. En découvrant les ravages du temps sur le corps de Bertlef, elle n’éprouve aucun dégoût ni aucun regret. Au contraire, elle gagne de l’assurance et retrouve une sérénité nouvelle qu’elle extériorise par des pleurs incontrôlés. Ruzena se livre sans retenue et laisse son corps réagir au bonheur. Ses sanglots témoignent de l’intensité des « sensations » « inconnues ». Ne révèlent-ils pas également une sensation essentielle mais cachée, à savoir celle de découvrir le père qu’elle n’a jamais connu ?
‘« Bertlef vient de se rasseoir près d’elle, il la caresse et elle a l’impression de trouver refuge, plus que dans le contact réconfortant de ses doigts, dans l’étreinte rassurante de ses années » (p. 235).’Le « contact » physique s’évanouit au profit d’un havre de paix que seul un père peut offrir à sa fille. Ruzena est présentée dès le début du roman comme étant à la recherche d’une identité à construire autour de deux pôles : Klima et Frantisek. Cette identité nouvelle augure d’une existence où le fardeau humiliant du père serait effacé. En effet, la petite ville d’eau où rien ne se passe et le père encombrant se mêlent dans l’esprit de Ruzena pour former la raison majeure de son inaptitude à s’épanouir.
Bertlef est le personnage qui aide Ruzena à franchir le seuil lui donnant accès à d’autres horizons. Il la détourne de son désir obsessionnel de fuir le plus vite possible une ville oppressante et un père méprisé. La jeune femme effectue donc une anti-quête jusqu’à sa rencontre avec le sexagénaire. L’ouverture qui s’offre à elle l’expulse hors du cercle vicieux. Elle se rend compte alors que l’emprisonnement dont elle se croit victime à cause du lieu où elle vit et du père qui est à l’origine de sa présence dans ce lieu, provient en fait de sa propre peur de vieillir dans la platitude. Elle croit d’abord la menace extérieure, puis elle en vient à réaliser qu’elle est intérieure. En définitive, après avoir tenté de se débarrasser matériellement de tout souvenir lui rappelant le carcan du père en cherchant à quitter le lieu de sa naissance, Ruzena réintègre la sphère paternelle grâce à un amant particulièrement protecteur et rassurant.
Contrairement à Ruzena, Rachid, le narrateur de La Répudiation, s’accroche désespérément à un père qui ne cesse de le repousser. Malgré la souffrance qu’un tel rejet suscite, Rachid ne ménage pas ses efforts et renouvelle son approche à chaque échec, car « l’envie de (...) réintégrer la paternité aliénée » (p. 125) est toujours plus forte. Le récit du narrateur se situe dans le cadre de la maison patriarcale où la rupture a été consommée avec la répudiation de la mère. Rachid choisit le lieu de la destruction de la cellule familiale pour renouer les liens avec le père :
‘« L’étalement familial me mortifiait et pourtant c’était dans cette périphérie oiseuse, et nulle part ailleurs, que j’avais l’unique chance de retrouver le père ! » (p. 47).’Tous les enfants de la femme répudiée sont engagés dans ce qui s’avère un combat sans merci :
‘« Effarés, nous allions nous abîmer dans cette lutte difficile où les couleurs ne sont jamais annoncées : la recherche de la paternité perdue » (p. 41).’Le déroulement du récit est marqué par une obsession : « retrouver le père », « recherche(r) la paternité perdue ». Des scènes capitales de La Répudiation sont jalonnées d’allusions au père ou encore sont le prétexte pour un règlement de compte avec ce dernier. Il en est ainsi d’un passage consacré à la mort du frère aîné, d’un autre inséré dans le quatorzième chapitre où il est question de l’Aïd et des révélations autour de la relation incestueuse avec la « marâtre ». Chaque événement marquant permet au narrateur de renouveler son discours. Nous sommes constamment mis dans la confidence des différentes étapes de la quête du père, qu’il s’agisse de la naissance d’un espoir de réconciliation ou au contraire d’un constat d’échec. La lucidité de Rachid apparaît assez tôt lorsqu’il avoue être « exténué par (...) (ses) projets absurdes pour capturer le père » (p. 45). Cependant, même s’il s’interroge sur l’utilité d’une telle entreprise, il n’en change pas pour autant le déroulement. La scène des secondes noces du père est ainsi le cadre d’une première prise de position :
‘« Les cousines m’exaspéraient et, dès qu’elles venaient rôder autour de ma divagation, je les giflais sans retenue; elles ne comprenaient plus rien. Je n’étais plus porté sur la chose, moi qui leur avais donné de si mauvaises habitudes. En vérité, je laissais à mon père le temps de jouir, pour mieux le remplacer le moment venu » (p. 67).’Malgré le grouillement de la foule d’invités s’affairant autour de lui et les avances des cousines, Rachid s’enferme dans une intériorité tourmentée. Le remariage du père ébranle ses certitudes et le dévie d’une préoccupation somme toute commune à la plupart des adolescents, à savoir les premiers balbutiements sexuels. Dès lors, séduire Zoubida, la nouvelle et toute jeune épouse du père représente un défi plus intéressant que celui d’initier les cousines toujours à portée de mains. Il s’agit en fait de rivaliser avec le père inaccessible, de prendre sa place, de marcher sur ses traces afin de lui prendre ce qui lui appartient, comme lui l’a dépouillé de sa dignité et de son statut de fils. Il se prend alors à son propre piège en s’éprenant de Zoubida. L’incipit du neuvième chapitre consacré à la concrétisation de cet amour, suggère le transfert du désir obsessionnel de reconnaissance par le père vers la marâtre :
‘« Je persistais dans mon amour pour Zoubida et elle me voyait venir. Je devenais une loque et ma mère ne comprenait pas mon revirement soudain, radical. Je jouais au somnambule, flottais. Les réprimandes du père me laissaient froid (ne pas envenimer les choses !). J’étais le seul mâle qui pût rôder autour de la marâtre et je devais garder la confiance du gros commerçant » (p. 115).’Le narrateur change pour un moment de centre d’intérêt. Il ne peut être aimé spontanément par le père. Il projette alors de lui faire croire qu’il n’est pas un rival potentiel. Le père reste donc présent dans tout ce qu’entreprend Rachid. Son apparente froideur ne peut nous tromper car le père est là encore le pivot de l’action :
‘« Je couchais donc avec la femme légitime de mon père » (p. 120).’Cette phrase tombe comme un couperet. Le narrateur réalise qu’il ne couche pas avec Zoubida mais avec la femme de son père. Il atteint le but fixé et jouit du moment présent sans penser aux conséquences de son acte :
‘« Nous nous baignions ensemble dans la salle de bains vert turquoise du mari bafoué qui, à ces moments-là, perdait tous les liens qui me rattachaient à lui » (p. 121).’L’expérience de l’amour défendu le libère de ses démons. La sérénité retrouvée grâce à l’extase sera-t-elle pour autant durable ? En effet, le souvenir lancinant des colères du père relance incessamment la quête première. Avant de réussir son projet de séduction auprès de Zoubida, Rachid, en compagnie de son frère aîné Zahir, a pourtant essayé d’acquérir par ses propres moyens, la sympathie de son père :
‘« Nous voulions rire avec lui, pour lui faire plaisir et manifester ainsi notre soumission totale au chef incontesté du clan, mais nous hésitions de crainte de le vexer. En fait, nous ne pouvions pas, car la peur nous faisait bégayer. Nous perdions la voix, nous perdions la notion de temps. Nous vacillions » (p. 87).’L’opposition entre la forme affirmative de la première phrase et la forme négative de la deuxième est doublée par l’utilisation respective du verbe vouloir et du verbe pouvoir. La modalisation du discours a pour conséquence l’expression de l’impuissance des enfants face à leur père. La troisième phrase assimile de manière tout à fait logique cette impuissance à la peur. Le verbe perdre suggère l’existence de trois étapes : avant, pendant et après la confrontation. D’un autre côté, l’absence soudaine de la parole (« voix »), et de « la notion de temps » plongent les protagonistes dans le vide, d’où la brièveté de la dernière phrase de cet extrait. En jouant sur la longueur des propositions, le narrateur imite l’accélération du rythme cardiaque jusqu’à l’imminence de l’évanouissement. Les limites de l’endurance du corps permettent alors le dépassement de soi :
‘« C’était le moment où notre recherche devenait cruciale : nous voulions en finir avec la coupure. Nous voulions retomber dans la paternité pleine, retrouver le père et le sublimer. Nous espérions, dans ce climat tendu, en finir avec les cauchemars hâve et les haltes épuisantes, la honte en face des autres. Il nous fallait, à tout prix, réintégrer la norme; mais Si Zoubir ne voulait pas de cette lucidité beaucoup plus proche, selon lui, du viol que de la paix que nous cherchions » (p. 87).’Les enfants se trouvent dans une situation problématique face au délire paranoïaque du père. Le fait d’atteindre le seuil du vide, de l’atemporel où tout est possible, même le retour du père prodigue, stimule leurs fantasmes. Après avoir été désir de tuer le père, la quête devient espoir de le retrouver. Le va-et-vient entre le vide et la plénitude amplifie leur confusion. Faut-il combattre le père ou le séduire ? En désespoir de cause, les enfants optent pour la reddition. Mais leur capitulation ne réussit pas à enrayer la malédiction car tout semble se préparer pour la faillite de la quête :
‘« Il continuait à vitupérer. Le magasin branlait. Nous retrouvions vite, au sortir de la maladresse, notre haine, d’autant plus vive que l’échec était virulent. Il fallait alors jouer la comédie, se repentir pour pouvoir repartir loin du père, allégorique, somme toute, et insaisissable, malgré la terreur et les violences dont nous étions victimes dès qu’un contact quelconque s’établissait entre nous. Lui, persistait dans son fracas (tumulte et coups...). Nous partions en courant, sans avoir rien repris de notre légitimité. Nous n’avions plus d’âme » (pp. 87-88).’La tentative d’approche du père se solde par un échec malgré toute la bonne volonté dont font preuve Rachid et Zahir. La violence qui se déchaîne sur eux a raison pour l’instant de leurs frêles épaules. Ils ne sont plus en mesure d’établir un quelconque plan de rechange. Seule la fuite peut les sauver provisoirement du cataclysme final. Le père a en effet réussi à détruire leur « âme » mais ils restent matériellement présents. Il leur est encore possible de revenir à la charge pour continuer leur oeuvre :
‘« Si Zoubir avait un tempérament de lutteur et de son origine paysanne avait gardé un entêtement effarant et une avidité consternante. Tout l’intéressait et le savoir le fascinait par dessus tout; il était arrivé à parler plusieurs langues, sans avoir mis les pieds dans une école; il avait gagné, à nos yeux, une auréole de savant : toujours les poches pleines de livres et de revues qu’il lisait n’importe où. Parfois, il lui arrivait de commenter devant nous des livres d’histoire et, lorsque le cercle s’élargissait, il nous prenait à témoin (n’est-ce pas les enfants ?). Nous hochions énergiquement la tête en signe d’assentiment, heureux d’accéder pour une fois au rang de fils. (Retour précaire et transitoire à la paternité éreintante !) » p. 117.’L’image du père possède plusieurs facettes. Elle cultive le paradoxe et suscite des sentiments contradictoires chez les enfants. Tantôt rongés par une haine intarissable, tantôt bavant d’admiration devant un père mi-humain mi-dieu, ils sont constamment tiraillés par des attitudes contradictoires sans jamais en adopter définitivement une bien précise. L’image qui nous est présentée dans le dernier passage cité correspond aussi à l’instant fugace de l’harmonie avec le père. Elle s’oppose totalement à la deuxième scène de colère paternelle (pp. 90-91) où les enfants se mettent à espérer que « Mlle Roche viendrait (les) délivrer » (p. 91). La maîtresse étrangère du père apparaît dans ces moments de détresse comme l’unique planche de salut. Elle dévoile un secret désir de retour vers un passé qui ne peut être pire que le présent. Mais la mort du frère aîné montre le caractère illusoire de la quête du père :
‘« Après le tâtonnement vint l’amertume. Rien ne me disposait à assumer une mort, fût-ce celle de Zahir; il fallait donc quitter les errements autour de ma mère, de la marâtre, des cousines, des chats, des oncles, du père et enfin de Leïla, pour s’installer définitivement dans la rancoeur. Tout sombrait dans un monde où le rôle du père allait être un mystère total » (p. 151).’Tout le roman est résumé dans ces quelques phrases. Faut-il renoncer à la quête? Rachid avoue « le tâtonnement » dont il a fait preuve tout le long de sa recherche de la reconnaissance paternelle. Les substituts féminins à l’affection du père ne suffisent pas à alimenter l’illusion. Ne trouvant « plus rien à chercher » (p. 151), Rachid capitule. Il est envahi par « l’amertume » et la « rancoeur » qui sont le fruit d’un sentiment de désillusion et d’injustice. Humilié, blessé, le narrateur se laisse emporter par le déluge. La cérémonie de l’Aïd qui perpétue la mémoire d’Abraham prêt à sacrifier son fils pour Dieu, est le cadre approprié à l’expression de cette désillusion :
‘« Ainsi naissait en nous la brisure totale, dans l’odeur de ces matières fécales qui formaient des rigoles à l’orée de notre enfance désabusée par tant de sadisme et de cruauté scintillante; une cruauté qui érodait toute l’innocence dont nous étions capables, ouvrant dans nos mémoires des brèches béantes aux traumatismes, agressant nos jeunes mentalités consternées par l’inexistence du père révélé abstraitement, de fête en fête, par les réminiscences d’une voix hurlant les louanges à Dieu et les psalmodies venues des ancêtres » (p. 196).’Les différents essais de Rachid n’ont servi à rien. La quête semble avortée. Le père demeure une entité abstraite. Le terme lui-même est dénué de toute signification, et ce en dépit de la forte corpulence de son référent. La violence emportant tout sur son passage, il ne reste qu’une vision apocalyptique du père possédé par ses démons religieux et culturels. Il reste également l’écriture de cette douleur pour témoigner de la lutte pour le pouvoir :
‘« Le père est, dans La Répudiation, le détenteur jaloux d’une culture arabe dont il enferme les précieux textes dans son coffre. La répudiation est aussi exclusion des fils hors de la culture ancestrale. La blessure essentielle est ce refus d’une identité, que les fils devront ravir au père par une seconde violence, et que le texte romanesque tentera de reconstruire, par sa fonction fondatrice. En ce sens le texte romanesque est à la fois poursuite et meurtre du père par la reconquête de l’identité perdue. Le roman acquiert une fonction de production culturelle, mais cette production culturelle est reconquête et création à la fois d’une identité du narrateur, et c’est pourquoi la fonction culturelle de roman ne peut être dissociée de sa dimension de roman familial, au sens psychanalytique du terme »237. ’La Répudiation est-il en effet le roman familial par excellence ? La connaissance et la reconnaissance de l’historique de la famille dans sa réalité et ses fantasmes passeraient-ils obligatoirement par la parole des parents ? La décrépitude du narrateur dénote une crise identitaire liée au refus constant du père à manifester des sentiments bienveillants à l’égard des fils. La dépression de Rachid manifeste ses premiers signes dès l’enfance pour se déclarer à l’âge adulte. Le temps du récit fait à Céline et celui du déroulement des événements se rejoignent et se confondent pour s’arrêter au moment précis où, paralysé de peur, Rachid perd sa « voix » (p. 87 » et la « notion de temps » (p. 87). Reprenons l’expression de Habib Salha pour dire que « l’éclatement de la personnalité » qui noie le narrateur dans le vide, le non-sens et l’incompréhension totale du père se reflète dans l’éclatement du roman. Le parcours initiatique manqué n’est pas entièrement stérile puisqu’il donne naissance au récit et par là même à l’éclosion d’un éventail de possibilités pour la construction du sens.
Les cas d’Olga, Mehdi, Ruzena et Rachid ont ceci de commun : la recherche de l’image du père dans les traces évanescentes du souvenir. Leur quête peut revêtir à certains points du récit un aspect obsessionnel. Cette obsession serait justifiée par sa nécessité dans le cadre du développement des personnages, au même titre que celui de l’écriture. Acte de vie ou réaction contre l’impuissance, le texte se montrerait ainsi comme le lieu de la prononciation d’une parole libératrice. L’image du père avec ses différentes facettes (oppression, négation, aliénation), rejoint, dans la production du dire et sur le chemin de la prise de pouvoir, celle de la mère détentrice de la première parole et celle de l’amante révélatrice d’une voie détournée.
- BARTHES, Roland. Le Plaisir du texte, op. cit., pp. 75-76.
- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 23.
- Ibid., p. 28.
- Id.
- Id.
- BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit, pp. 264-265.