1/ Tout dire, mais comment ?

La réflexion semble un objectif majeur de l’écriture chez nos deux romanciers. Mais, comme l’affirme Kvetoslav Chvatik, ils ne sont pas les seuls:

‘« Au XXe siècle, la théorie du roman moderne serait impensable sans les réflexions des romanciers eux-mêmes. L’élément réflexif passe nettement au premier plan du texte du roman moderne »263.’

« L’élément réflexif », dans les deux sens du terme, à savoir l’introspection et la réflexion sur ce qui nous entoure, n’est-il pas prédominant dans les romans que nous étudions ? A leur lecture, nous remarquons une prolifération de la parole destinée à impliquer le lecteur dans les préoccupations du narrateur. Questionnement et subversion collaborent de ce fait à l’élaboration d’un dire dont les ambitions dépassent souvent les limites du langage. La relation de cause à effet établie entre ces deux procédés permet ce dépassement en donnant vie aux mots. Boudjedra n’affirme-t-il pas :

‘« Toute littérature, tout agencement de mots doit provoquer la volupté et l’émotion, c’est bien cela la poésie. Elle se doit de provoquer la fascination tant en amont, chez l’écrivain, qu’en aval chez le lecteur »264.’

Ecriture et lecture, évoquées ici conjointement, apparaissent comme des catalyseurs de réactions proprement physiques. L’érotique du texte se situe donc dans une zone médiane entre la réalité et la fiction. Le corps réagit à la stimulation des mots qui se bousculent sur le chemin du plaisir tout en masquant un continuel manque à dire. La subversion témoigne de la pulsion de vie contenue dans l’écriture et le questionnement nous rappelle la vanité de toute chose.

En ce qui concerne L’Insolation, l’expression des phobies, des peurs, des angoisses constitue un terrain privilégié à l’explosion de cette parole libératrice. Lorsque Habib Salha dit que « l’essentiel pour Boudjedra, c’est de parler »265, nous sommes tentés d’affirmer qu’il est même primordial que tout soit dit. Il ne s’agit plus d’un phénomène cathartique mais d’une prise de conscience qui se veut en communion avec celle du lecteur :

‘« L’acte scriptural de Boudjedra devient même dans ses structures, un acte de dénonciation urgente et irréfragable contre les politiciens et les imams, car l’Islam, dit-il, “prend en charge la vie et le corps de l’homme... il le ficelle et il le renferme” »266.’

En terme de subversion, ce roman, à l’instar de La Répudiation, incite en effet à la rébellion contre les lois ancestrales qui régissent une société oligarchique et phallocrate. Par l’urgence qui le sous-tend, le récit réclame sa propre légitimité. Menacé de toutes parts, le narrateur se rebiffe contre un père violeur mais bien installé dans sa notabilité (Siomar), un substitut paternel aux allures clownesque (Djoha), une infirmière hystérique (Nadia), une mère réduite à une ombre goitreuse traversant la vie sans faire de bruit (Selma), et une adolescente emprisonnée par son propre corps (Samia). Le repli dans la solitude aspire Mehdi dans les limbes de la folie. Cependant, en accédant à cette zone d’ombre, il explore les moindres détails constituant l’essence même de son délire. L’exploitation du flou le délivre paradoxalement de ces fantômes issus du passé mais aussi du présent, en lui permettant de les nommer.

Dans La Répudiation, la fuite en avant est particulièrement perceptible lorsque Rachid se rend compte de sa ressemblance avec Céline (p. 15). Sans se déplacer, par la seule force de son imagination, le narrateur semble plonger dans le miroir à la recherche du sens. « L’effet de la lumière » sur son visage qui se reflète dans « le miroir » lui ouvre soudainement les yeux sur une révélation jusque là ignorée. Il paraît vouloir trouver réponse à tout et jalonne le récit d’indices pour que le lecteur se fasse investigateur et le rejoigne ainsi dans sa quête :

‘« Le crépuscule qui rentrait par la fenêtre plaquait sur son profil une accalmie, comme puisée du fond des âges; l’ombre sur sa joue transformait une partie de son visage; du coup elle me devenait étrangère parce que je ne pouvais plus deviner l’autre joue ni l’autre côté de son corps : était-ce pour moi le prélude à un évanouissement ? Non, plutôt un début d’engourdissement devant la femme à deux visages, à deux profils dont l’un, baigné dans la clarté, retrouvait une sorte de consistance, une réalité jamais éprouvée, tandis que l’autre restait dans l’incertitude; j’éprouvais moi-même tout à coup un sentiment pénible de dédoublement, à l’instar de la femme assise de profil devant moi, sur le lit ou sur la chaise » (pp. 14-15).’

Le jeu de la lumière et de l’ombre crée chez le narrateur une insoutenable incertitude quant à la capacité des yeux à coordonner les images avec leur sens. Ce que l’on croit connaître apparaît ainsi comme étranger et ce que l’on croyait étranger commence à nous ressembler. Les frontières entre l’altérité et l’identité s’estompent peu à peu pour introduire un troisième élément : la confusion. D’ailleurs, le narrateur ne sait plus si Céline est assise sur le lit ou sur la chaise. La scène qu’il visualise est dénuée de toute perspective : il la voit en deux dimensions. Dans ce cas, la chaise et le lit étant probablement à la même hauteur, il est aisé de les confondre. La représentation en deux dimensions n’est pas une vision tout à fait exacte de la réalité. Toutefois, en mettant en exergue certains points et en occultant d’autres, elle permet de noter des détails indécelables dans une représentation en trois dimensions. Ce qui peut passer inaperçu, acquiert en l’occurrence une importance capitale.

La nature subversive des propos de Rachid réside dans son identification à « l’étrangère ». Il a fallu pour cela qu’il réajuste sa vision au moment précis où certaines conditions (lumière, ombre) se trouvent réunies. Cet instant fugace apparente le flux verbal au délire (selon Céline) et à la lucidité (selon le narrateur). Il est vrai que d’un côté comme de l’autre, cette révélation est difficile à admettre. Mais la nécessité de dépasser des frontières instaurées dans le seul but de préserver un ordre des choses préalablement admis comme logique, est galvanisée par l’excitation que procure le jeu avec le feu.

Mehdi se faisant scribe dans L’Insolation et Rachid racontant dans La Répudiation l’histoire de Ma en prétendant le faire contre son gré, produisent dans la douleur une parole certes constructrice dans la mesure où elle donne naissance à une oeuvre, mais aussi destructrice. Dans le premier cas, la destruction réside dans le désir de se dire continuellement brimé par le refus de Nadia. Dans le second cas, le désir de ne pas se raconter est contré par Céline. Nous avons vu le rôle que joue la mère en tant que catalyseur du récit. Ce dernier se présente alors comme reconstitution d’une matrice perdue. Si la création d’une oeuvre est selon Didier Anzieu : « reconstituer en soi, à l’occasion de la création, l’objet aimé, détruit, perdu »267, (cet objet étant la mère dans la période dépressive où l’enfant lui voue de la haine en même temps que de l’amour, d’où son sentiment de culpabilité; l’ambivalence, cette « union de l’amour et de la haine pour le même objet » durant la « position dépressive »268, conduit l’enfant au dédoublement de la perte de l’image maternelle par la phase oedipienne et son éloignement de la mère) le récit est donc construction malgré l’apparente destruction qu’il revendique :

‘« Tel que concerné par l’expérience analytique, le récit se révèle être une modalité de la parole permettant, non seulement une mise en mots de l’histoire individuelle, des souvenirs, des rêves ou des événements de la vie quotidienne, mais aussi un abord privilégié des “zones obscures” de l’histoire du sujet, expérience dont il n’est pas toujours possible de “faire une histoire”. Texte fragile et multiforme, en analyse le récit se tient le long d’un bord “dit-non-dit” qui dessine, parfois au milieu d’une profusion de paroles, les contours d’un gouffre de silence. Logé au coeur même du récit, un espace vacant bordé de langage (“chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge”), recouvert et travesti, mis en scène et déguisé, ne cesse de “trouer” le tissu signifiant de la narration en y introduisant des espaces blancs, des ratures et des palimpsestes illisibles »269.’

L’Insolation et La Répudiation, par la reconstitution fragmentée de l’histoire familiale des narrateurs correspond aisément au schéma psychanalytique. Le bouleversement des idées reçues qu’elle présuppose (le désordre primant sur l’ordre, l’injustice découlant de la loi, la folie permettant la lucidité, etc.), s’emploient assurément au rétablissement d’une parole subtilisée. Boudjedra corrobore cette lecture :

‘« Toute ma littérature est une transgression permanente. C’est en cela je pense qu’elle est subversive. Elle est transgression de tabous de toutes sortes, dont le tabou sexuel qui est peut-être le noyau de tous les autres tabous »270.’

L’évidente subversion contenue dans les textes de Boudjedra, confirmée par l’auteur lui-même, peut paraître réductrice. Elle ne peut justifier à elle seule leur littérarité. Cependant, la notion de transgression est intéressante dans la mesure où elle suppose une limite dépassée, un seuil franchi, une porte ouverte sur l’inconnu. Elle rejoint en cela celle des romans de Kundera qui, lui aussi, utilise les mots pour construire un dire inscrit dans une problématique de la destruction.

Les deux premiers chapitres de L’Insoutenable légèreté de l’être posent déjà la transgression comme fil conducteur du roman. L’évocation du « mythe de l’éternel retour de Nietzsche » (p. 13) suggère la volonté du narrateur d’ébranler le confort dans lequel s’installe la pensée humaine. Les événements tragiques de l’histoire de l’humanité étant considérés comme des faits ponctuels, ils se prêtent aisément à l’objectivité de la critique mais ne suscitent plus aucune passion. Le mythe de l’éternel retour, au lieu de les banaliser (le connu faisant moins peur que l’inconnu), les ferait apparaître sous un nouveau visage. A la lumière de l’affirmation de Nietzsche, ils sembleraient plus menaçants. Le narrateur s’attaque ici à un postulat de base, à savoir la véracité de la morale en cours :

‘« En feuilletant un livre sur Hitler, j’étais ému devant certaines de ses photos; elles me rappelaient le temps de mon enfance; je l’ai vécu pendant la guerre; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis; mais qu’était leur mort auprès de cette photographie d’Hitler qui me rappelait un temps qui ne reviendrait pas ?
Cette réconciliation avec Hitler trahit la profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l’inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d’avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis » (p. 14). ’

Le narrateur montre l’aliénation du fondement même de la conscience collective. L’équilibre parfait des valeurs que l’on croit immuables paraît subitement moins évident. Par un simple agencement de mots gravitant autour d’une idée, l’impensable a lieu : la vision manichéenne du monde s’effondre. Le bien se transforme en mal, la tragédie s’éclipse devant la nostalgie. Kundera affirme à propos de l’incipit de son roman :

‘« Cette réflexion introduit directement, dès la première ligne du roman, la situation fondamentale d’un personnage – Tomas; elle expose son problème : la légèreté de l’existence dans le monde où il n’y a pas d’éternel retour »271.’

En présentant ainsi un des protagonistes, Kundera énonce la problématique de la responsabilité et de la conscience qui déterminera son attitude tout le long du roman. Tomas se trouve en effet à plusieurs reprises face à des alternatives ardues. Il hésite à accueillir Tereza dont il est pourtant amoureux, par peur de perdre sa liberté; il perd son poste de médecin à cause de son refus de renier un article; il rejoint Tereza à Prague après s’être assuré une nouvelle carrière médicale en Suisse, etc. Apparu au départ comme un personnage aspirant à la légèreté, Tomas est lentement aspiré par la pesanteur vers laquelle tend Tereza. Ainsi, le second chapitre complète-t-il l’exposition du problème existentiel de Tomas :

‘« Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce. Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht).
Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté » (p. 15).’

Par sa dénonciation de la relativité des valeurs selon la perception des événements en rapport avec leur fugacité, Kundera implique la prise en compte d’une des préoccupations majeures de l’homme actuel, représentée ici à travers le personnage de Tomas, et qui est l’attirance simultanée et contradictoire par la légèreté et la pesanteur:

‘« Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté ?
Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps du mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie.
En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants » (p. 15).’

Le développement de l’ambiguïté qui caractérise l’opposition de la légèreté et de la pesanteur, annonce le paradoxe essentiel qui se présente à l’esprit de Tomas chaque fois qu’il doit faire un choix. Doit-il céder à l’appel de la légèreté qui assure l’absence de responsabilité en toute chose mais qui ôte tout sens à la vie terrestre, ou bien à celui de la pesanteur qui garantit une protection nécessaire ? Le narrateur laisse le lecteur aussi incertain que Tomas. En citant Parménide qui pensait que la légèreté est positive et la pesanteur négative (ce qui est généralement admis), il rend le choix encore plus délicat. Le couple antithétique lourd//léger illustre une vieille opposition entre les contraintes matérielles du corps et les sphères éthérées auxquelles aspire l’esprit. Il a donc été l’objet de réflexions aussi bien philosophiques que littéraires et a même contribué à la classification des êtres en catégories pensantes et exécutantes. Pourtant, le problème reste intact. Si le lourd est négatif et le léger positif comme le soutient Parménide, pourquoi sommes-nous, à l’image de Tomas et Tereza, attirés par la pesanteur malgré nos aspirations à la légèreté ?

Kundera pose certes le problème existentiel de Tomas mais il nous renvoie d’emblée à nos propres incertitudes. En cela, il confirme l’aspect subversif de ses romans, souligné par plusieurs commentateurs dont Pierre Mertens et Boris Livitnoff :

‘« En renonçant lui-même à la poésie qu’il pratiquait dans sa jeunesse – et, par la même occasion, au marxisme (...) il se réveille romancier et démystificateur »272.
« L’ambiguïté est au coeur de l’oeuvre romanesque de Milan Kundera. Ce serait tellement plus simple, plus commode aussi, si l’on pouvait ranger une fois pour toutes Kundera dans la catégorie des destructeurs de mythes. Mais non, le romancier tchèque ne se contente point de dénoncer les mensonges et les impostures, il met en lumière l’équivoque des choses humaines, la connivence souterraine du bien et du mal »273.’

Lorsqu’il a été contraint de quitter son pays, Kundera était en effet considéré par le monde occidental comme un écrivain dissident de l’Europe de l’Est. Aujourd’hui, il est nécessaire de voir dans ces textes une portée plus générale que la dénonciation des erreurs du régime socialiste. L’Insoutenable légèreté de l’être et La Valse aux adieux éveillent le désir d’explorer la complexité du monde, constamment voilée par la peur du vide. En levant ce voile, les textes n’offrent pas de réponses mais montrent la nécessité du questionnement.

Réputées aussi comme des oeuvres de révolte, La Répudiation et L’Insolation dépassent largement le cadre socio-politique qui leur sert de toile de fond en montrant l’envers du décors. Les quatre romans dont il est question ici dépeignent le désordre qui se cache derrière l’ordre, l’ombre derrière la lumière, l’ambiguïté derrière la clarté, le doute derrière la certitude. Rachid et Mehdi sont dans leur folie, tentés par la « légèreté d’une existence où il n’y aurait pas d’éternel retour ». Mais Céline réclame toujours l’histoire de Ma et Nadia refuse continuellement d’écouter Mehdi. La folie est peut-être en ce sens le tribu payé au « lourd fardeau » de « l’idée de l’éternel retour ». Boudjedra affirme au sujet du caractère répétitif de son écriture :

‘« Je n’ai pas adopté cette technique de la concentricité par choix mais d’une façon très naturelle parce que cette structure colle très bien avec ma propre structure mentale qui est de l’ordre de l’obsessif, du répétitif et de l’anxieux »274.’

Les narrateurs des deux romans de Boudjedra sont happés par la pesanteur de la répétition, qui les pousse à énoncer sans cesse et avec la même intensité les instants de souffrance.

La subversion et la transgression se lisent donc en filigrane dans les textes de Boudjedra et Kundera. Il reste cependant un aspect non moins important de leurs écritures et qui n’est autre que le questionnement. Nos auteurs dispersent dans leurs textes des éléments qui suscitent chez le lecteur un désir de communion avec les narrateurs. La forme romanesque, en affranchissant l’écrivain de plusieurs contraintes, laisse en effet libre cours aux investigations :

‘« La difficulté d’établir une poétique normative du roman provient de ce que la forme du genre n’est pas rigoureusement fixée, comme elle l’est pour la poésie ou l’oeuvre théâtrale, de ce que le roman se refuse à toute forme de codification. C’est précisément pourquoi il est devenu la forme littéraire de l’époque moderne : il rejette toute normalisation. Le caractère protéiforme du roman est en liaison étroite avec le contenu intellectuel de l’époque : le roman n’est pas seulement le miroir de l’évolution spirituelle de l’humanité moderne, mais aussi une force active non négligeable qui contribue à déterminer la vision du monde de chaque époque »275.’

D’ailleurs, Kundera revendique cet aspect du roman. La forme et le contenu s’allient pour que le texte ne soit pas le lieu d’énonciation de vérités toutes faites, mais l’encadrement nécessaire à l’émergence du doute :

‘« Le roman n’affirme rien, le roman recherche et pose des questions [...]. J’invente des histoires, je les confronte entre elles, et j’interroge de cette façon [...]. Le romancier apprend au lecteur à comprendre le monde comme une question. Cette attitude traduit la sagesse et la tolérance. Dans un monde construit sur des certitudes intouchables, le roman est mort »276.’

Cette affirmation citée par Kvetoslav Chvatik, suggère l’importance acquise par le roman dans la perspective du questionnement sur le sens du monde, de l’existence de l’homme et du bien fondé de l’intelligence. Car si l’on possède la faculté de penser, elle n’est pas nécessairement utilisée à bon escient. Le roman de Kundera s’emploie à atteindre le noyau (ou l’essence comme il le dit lui-même) des choses pour les saisir dans leur nature profonde. Se situant au-delà du roman psychologique du XIXe siècle, il se penche tout de même sur le problème de l’identité du moi :

‘« Qu’est-ce qui se trouve au-delà du roman dit psychologique? Autrement dit : quelle est la façon non psychologique de saisir le moi ? Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel »277.’

Kundera explique ainsi l’absence dans ses romans, de descriptions précises des personnages, aussi bien sur le plan psychologique que physique. Chaque personnage est presque surpris dans sa préoccupation majeure qui donne lieu à une interrogation. L’Insoutenable légèreté de l’être pose entre autres les questions suivantes : le choix entre la pesanteur et la légèreté pour Tomas, la justification de la dualité de l’être (corps et âme) pour Tereza, la nécessité de la trahison (rupture) pour Sabina, le besoin d’harmonie (continuité) pour Franz. La Valse aux adieux se tourne à titre d’exemple vers le problème de l’emprisonnement de la femme dans son désir de liberté et son besoin de sécurité comme le soutient le personnage de Ruzena, celui de la pérennité de l’amour mis en rapport avec ses doubles destructeurs (la jalousie pour Kamila et le libertinage pour Klima), celui de la relativité de la culpabilité et de l’innocence pour Jakub (de victime, il se transforme, par un acte dénué de toute motivation, en bourreau sans scrupules, causant la mort de Ruzena, une femme qu’il voit pour la première fois). Les personnages ainsi présentés semblent jouer le rôle de passeurs entre le narrateur et le lecteur. Ils transmettent des idées nouvelles, mettent en doute des valeurs constantes, engagent des polémiques. L’auteur n’est pas toujours absent de ce processus et sa voix se confond souvent avec celle du narrateur. Ceci expliquerait en partie l’impossibilité de dissocier aussi bien Kundera que Boudjedra de leurs textes. Paul Valéry soutenait le fait que l’oeuvre n’appartient plus à son auteur à partir du moment où elle se trouve entre les mains du lecteur. Toutefois, il serait difficile d’admettre dans le cas qui nous concerne que les auteurs disparaissent devant les textes. Par leur présence sous-jacente mais presque palpable, ils légitiment leurs propres commentaires dans de nombreux entretiens.

Il serait aisé de ne voir dans les deux premiers romans de Boudjedra que l’aspect subversif. Révolte et dénonciation sont effectivement les termes utilisés le plus souvent pour désigner son écriture. Celle-ci apparaît alors comme un accès de colère, un cri lancé au milieu de la nuit. Et en tant que tels, elle a toutes les caractéristiques de la réaction passionnelle : alternance de phrases courtes et de phrases longues, accumulation des adjectifs et des adverbes, répétitions, scatologie, etc. Le texte suggère en fait une énonciation où tous les sens sont mis à l’épreuve, comme si le corps, « à bout de souffle » et en état d’alerte maximale, livrerait une lutte acharnée dans sa recherche du sens. Nous pouvons, comme Giuliana Toso Rodinis, voir dans « cette écriture stratifiée, en cascade, nouée d’interpolations démesurées »278, le reflet de la personnalité de l’auteur :

‘« On remarque dans ses textes, ces coupures, ces syncopes qui arrêtent, à bout de souffle, la narration et qui représentent même visuellement, ses hantises, ses traumatismes »279.’

Cette écriture à fleur de peau fait sans doute dire à Habib Salha que « Boudjedra combat la mort par les mots »280. L’explosion de colère désignerait alors une plénitude atteinte à un niveau autre que celui qui a provoqué la sensation de vide. Boudjedra reconnaît d’ailleurs lui-même ses rapports difficiles avec la vacuité :

‘« Je n’aime pas le vide dans une page, et cela donne chez moi des pages qui sont des blocs de mots. Cela est une réalité physique que le lecteur aperçoit immédiatement »281.’

Le roman étant avant tout un objet réel, soumis à la vue et au toucher du lecteur, les mots qu’il renferme sont d’abord perçus dans leur aspect matériel et non à travers l’abstraction qui en fait un code. L’apparence compacte du texte favorise la fuite en avant du sens dans la mesure où mis côte à côte, les mots glisseraient sans jamais se fixer sur la page. L’explication psychanalytique donnée à l’émergence d’un récit fondé sur la peur du vide nous est révélée par Jany Fonte Le Baccon dans ce qui suit :

‘« Liaison, accumulation apparaissent comme des moyens formels de combattre la disjonction et le sentiment de vide, comme des défenses mobilisées par les narrateurs pour réparer les dégâts intérieurs, remédier aux blessures narcissiques. Cependant la béance est telle que l’entassement des mots ne suffit pas toujours à la combler »282.’

Il est certes vrai que ces textes présentent des terrains extrêmement favorables aux lectures psychanalytiques. Mais nous sommes plus à la recherche de questions que de réponses. Dans ce cas, l’interrogation proposée dans le roman s’appuierait plus sur la manière dont la narration est présentée que sur le sens à lui donner. De ce fait, il serait possible d’ajouter une autre interprétation aux procédés de l’accumulation et de liaison :

‘« Savoir et écriture concourent, en donnant lieu à la création artistique, à maîtriser ou à transcender les blessures narcissiques, à réparer, du moins fantasmatiquement, l’unité moïque.
On comprend mieux désormais, l’importance du verbe, la prééminence du signifiant sur le signifié; c’est l’écriture, la forme plus que le fond, qui permet la constitution de ce phallus magique, signe de l’accession à une identité sexuelle »283.’

La tentative de reconstruction d’une identité par l’écriture ne peut être mise en cause. Elle peut cependant servir de tremplin à une autre vision de l’univers romanesque de Boudjedra. L’auteur évoque certains points problématiques et ce à partir de situations bien précises. Si nous essayons de lire chaque événement comme une tentative de saisir le code existentiel d’un personnage, nous nous rendons compte que le procédé scriptural de Kundera s’applique parfaitement à La Répudiation et à L’Insolation. Boudjedra n’affirme pas, il interroge. Mis bouts à bouts, les récits disséminés dans ces deux romans forment une longue chaîne de points restés obscurs pour les narrateurs. Ils sont donc susceptibles de créer chez le lecteur la même sensation d’inachèvement du sens. Cela nous renvoie à Shéhérazade qui, menacée de mort par son époux, a recours à un habile stratagème pour reculer l’échéance : faire durer le plaisir de son interlocuteur, car chaque récit correspond à une journée de plus à vivre. A ce sujet, Edgard Weber affirme :

‘« Il faut reconnaître que les enchâssements présentent un aspect artificiel évident; confirmé d’ailleurs par les nombreuses citations de vers qui ponctuent un récit sans rien ajouter au sens. Mais ce qui retient davantage l’attention est que la structure de l’enchâssement brise la linéarité du récit et permet à Shéhérazade de lutter contre le cours du temps de façon plus aiguë que tout autre être humain. Elle est, certes, condamnée à gagner du temps. Mais n’est-ce pas là le sens de toute écriture : refuser la mort en réalisant un désir? »284.’

Boudjedra et Kundera ayant eux aussi recours au procédé de l’enchâssement, « bris(ent) la linéarité du récit » afin de retarder le moment de l’exécution. En définitive, nous avons peut-être là la réponse à la question que nous avons posée : comment nos deux auteurs parviennent-ils à « réaliser »leur « désir » de tout dire ? En reculant un peu plus l’échéance, en échappant à chaque page à la mort (la mort du récit en l’occurrence). Et toute page, tout paragraphe, toute ligne, tout mot, en engendre un autre. Il y a dans leurs romans comme une autosuffisance de l’écriture qui, par moments, semble fuser de nulle part ou, au contraire, sortir des entrailles de ce qui la précède. La question que l’on peut se poser maintenant est : n’est-il pas curieux de se voir envahir par des mots venus du néant ?

Notes
263.

- CHVATIK, Kvetoslav. Le monde romanesque de Milan Kundera, op. cit., p. 159.

264.

- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 66.

265.

- SALHA, Habib. Cohésion et éclatement de la personnalité maghrébine, thèse de 3e cycle dirigée par ARNAUD. Jacqueline, Paris XIII, 1981; publication de la Faculté des Lettres de Manouba, 1990, 313 pages, p. 116.

266.

- TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 229.

267.

- ANZIEU, Didier. Créer détruire, Paris, Dunod, 1996, 280 pages, p. 44.

268.

- Ibid., p. 51. Didier Anzieu précise à propos de « l’ambivalence » : « sans l’entrée dans l’ambivalence, l’être humain ne peut se constituer en sujet ni accéder à la symbolisation ».

269.

- L’Apport freudien – Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la dir. de KAUFMANN, Pierre; Paris, Bordas, 1993; 635 pages; p. 584.

270.

- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 105.

271.

- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit, p. 46.

272.

- MERTENS, Pierre. L’agent double – sur Duras, Gracq et Kundera, op. cit., p. 258.

273.

- LIVITNOFF, Boris. Milan Kundera : la dérision et la pitié, op. cit., p. 56.

274.

- GAFAÏTI, Hafid, Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 78.

275.

- CHVATIK, Kvetoslav. Le monde romanesque de Milan Kundera, op. cit., p. 194.

276.

- Ibid., p. 149.

277.

- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. Cit., p. 46.

278.

- TOSO RODINIS, GIULIANA. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 89.

279.

- Ibid., pp. 229-230.

280.

- SALHA, Habib. Poétique Maghrébine et intertextualité, op. cit., p. 123.

281.

- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 60.

282.

- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 225.

283.

- Ibid., p. 251.

284.

- WEBER, Edgard. Le Secret des Mille et une nuits – L’Inter-dit de Shéhérazade, op. cit., p. 65.