2/ La génération spontanée de l’écriture :

La Répudiation, L’Insolation, La Valse aux adieux, L’Insoutenable légèreté de l’être : ces quatre titres ont un point commun et pas des moindres, à savoir l’article défini (« la » , « l’ », « la », « l’ »). Ils ont en commun également le genre féminin des substantifs précédés de ces articles : répudiation, insolation, valse , légèreté. La fonction du titre et du paratexte en général est d’attirer l’attention du lecteur en le renseignant sur le contenu du roman. Il s’agit du premier contact que l’on a avec l’oeuvre, l’élément majeur contribuant à la naissance du désir. Le roman étant un objet fini et non en devenir, le titre collabore donc à faire exister les lectures. Ces considérations sur le rôle du titre au sein de l’oeuvre romanesque, quoique simplement ébauchées, nous permettent d’avancer la notion d’illusion. En effet, les titres nous donnent l’illusion de voir se dérouler sous nos yeux ce à quoi ils réfèrent. Ce ne sont pas de simples signifiants puisqu’ils nous renvoient à des signifiés précis. Nous nous attendons donc à ce que le texte satisfasse notre désir. La question que nous nous posons en l’occurrence est : le roman répond-il à cette attente ? Nous nous rendons compte bien vite que les auteurs instaurent un jeu sur l’illusion romanesque tendant peut-être à dérouter le lecteur. Soit le texte est intimement lié au titre, soit l’écriture semble foisonner de nulle part. Peut-on réellement trancher ?

Il est aisé de confirmer la première hypothèse. Les référants des titres existent dans les romans. Boudjedra raconte (à sa manière) l’histoire de la répudiation de la mère du narrateur. Nous pouvons croire également que le deuxième roman existe grâce à (ou à cause de, selon le point de vue) l’insolation dont souffre Mehdi. Les titres des romans de Kundera demandent par contre une capacité d’abstraction. Ce à quoi ils réfèrent reste toutefois concevable. Nous ne voulons pas être réducteurs dans nos propos, mais si nous nous demandons ce qu’est l’insoutenable légèreté de l’être, nous pensons au malaise ressenti par les personnages face à la liberté absolue. La Valse aux adieux n’est-il pas techniquement conçu comme une valse où plusieurs couples finissent par se séparer ? Et la séparation suprême n’est-elle pas celle de Jakub avec le pays tout entier ? L’objet de notre étude semble donc plutôt se trouver dans la deuxième hypothèse. Nous nous proposons en effet de démontrer, malgré la réalité physique presque palpable des liens entre les titres et les romans, que l’écriture, par moments, se détache de tout, comme pour nous rappeler son « insoutenable légèreté ». Ainsi, nous nous attacherons à l’étude de certains chapitres de L’Insoutenable légèreté de l’être dont la présence nous semble au premier abord incongrue. Ensuite, nous découvrirons des pages de digressions dans La Valse aux adieux. Puis, nous nous questionnerons sur les longues parenthèses dans les romans de Boudjedra, ainsi que sur le foisonnement des adjectifs et des adverbes.

Nous avons comparé, quelques pages plus haut, la structure de L’Insoutenable légèreté de l’être à une comète. La troisième partie intitulée « Les mots incompris », que l’on peut désigner comme le noyau de cette comète, nous interpelle en particulier. Signalons d’abord qu’elle est consacrée au couple Sabina//Franz. Leur histoire évolue parallèlement à celle de Tomas et Tereza. Elle semble même entée à celle-ci. La production du récit dans cette partie révèle un procédé cher à Kundera : le développement de l’écriture à partir d’un mot, d’une idée. Le premier chapitre (pp. 123-128) pose l’action à Genève et présente Sabina et Franz dans une situation de malentendu qui va définir leurs rapports et en même temps justifier l’intérêt de l’auteur pour « les mots incompris ». Franz invite Sabina à Palerme car il ne veut pas avoir de relations sexuelles avec sa maîtresse dans la ville où réside sa femme. Sabina lui répond qu’elle préfère Genève :

‘« Pour lui, la réponse : « Je préfère Genève ! » ne pouvait donc signifier qu’une chose : son amie n’avait plus envie de lui » (pp. 124-125).’

Cette interprétation erronée d’une phrase aussi courte, aussi simple, est paradoxalement le point de départ des réflexions du narrateur sur la signification à lui donner285. En fait, chaque terme prononcé par un des personnages est un prétexte pour que le narrateur établisse des ponts entre les mots, entre leurs différentes significations. Il en va de même pour la suite de la scène qui regroupe nos deux protagonistes. Avant que le malentendu ne soit levé, Sabina se retire et revient dans la pièce avec une bouteille de vin. Le narrateur révèle alors le soulagement de Franz :

‘« Il sentit un grand poids lui tomber de la poitrine. Les mots: « Je préfère Genève » ne signifiaient pas qu’elle ne voulait pas faire l’amour avec lui, mais tout le contraire, qu’elle en avait assez de restreindre leurs moments d’intimité à de brefs séjours dans des villes étrangères (...) Il était très satisfait de constater que le refus d’aller à Palerme n’était en réalité qu’une invitation à l’amour, mais il en éprouva bientôt un certain regret : son amie avait décidé d’enfreindre la règle de pureté qu’il avait introduite dans leur liaison; elle ne comprenait pas les efforts angoissés qu’il déployait pour protéger l’amour de la banalité et l’isoler radicalement du foyer conjugal » (pp. 125-126).’

Le soulagement de Franz est de courte durée. Sabina le déroute de plus belle lorsqu’elle commence à se déshabiller devant un miroir et termine sa gestuelle empreinte d’érotisme en mettant un chapeau melon sur sa tête. Il commence par croire à une farce que lui fait son amie puis, très vite, la situation le dérange jusqu’au malaise. Là aussi il s’agit d’un malentendu. Cette fois, le discours n’est plus à l’origine du trouble, mais le geste, le symbole, le motif. Le sens échappe à Franz pour se livrer au narrateur. Ce dernier n’attend que l’occasion d’expliquer l’inattendu. C’est ce qu’il fait d’ailleurs dans le chapitre suivant (pp. 129-132) en décrivant la même situation vécue cette fois par Sabina et Tomas à Prague, bien avant son départ pour Genève. Le chapeau melon n’est alors pas un affublement ridicule à l’origine d’un malaise vu que la situation grotesque se prolonge, mais un motif érotique à cause de l’humiliation volontaire de celle qui le porte :

‘« Quand Tomas, voici des années, était venu chez elle, le chapeau melon l’avait captivé. Il l’avait mis et s’était contemplé dans un grand miroir qui était alors appuyé comme ici contre un mur du studio pragois de Sabina. Il voulait voir quelle figure il aurait eue en maire d’une petite ville du siècle dernier. Puis, quand Sabina commença à se déshabiller lentement, il lui posa le chapeau melon sur la tête. Ils étaient debout devant le miroir (ils étaient toujours ainsi quand elle se déshabillait) et épiaient leur image. Elle était en sous-vêtements et coiffée du chapeau melon. Puis elle comprit soudain que ce tableau les excitait tous les deux.
Comment était-ce possible ? Un instant auparavant, le chapeau melon qu’elle avait sur la tête lui faisait l’effet d’une blague. Du comique à l’excitant, n’y aurait-il qu’un pas ?
Oui. En se regardant dans le miroir, elle ne vit d’abord qu’une situation drôle. Mais ensuite, le comique fut noyé sous l’excitation : le chapeau melon n’était plus un gag, il signifiait la violence; la violence faite à Sabina, à sa dignité de femme. Elle se voyait, les jambes dénudées, avec un slip mince à travers lequel apparaissait le pubis. Les sous-vêtements soulignaient le charme de sa féminité, et le chapeau d’homme en feutre rigide la niait, la violait, la ridiculisait. Tomas était à côté d’elle, tout habillé, d’où il ressortait que l’essence de ce qu’ils voyaient n’était pas la blague (il aurait été lui aussi en sous-vêtements et coiffé d’un chapeau melon), mais l’humiliation. Au lieu de refuser cette humiliation, elle l’exhibait, provocante et fière, comme si elle s’était laissée violer de bon gré et publiquement, et finalement, n’en pouvant plus, elle renversa Tomas » (pp. 129-130).’

Dans ce chapitre, le malentendu autour du motif du chapeau melon est à l’origine de l’écriture. Le narrateur va plus loin, il nous donne toutes les significations286 que peut avoir ce chapeau melon pour Sabina et dont Franz n’en a perçu aucune. Ce qui est intelligible avec Tomas, ne l’est donc plus avec Franz. La même expérience répétée ne donne pas le même effet. D’une part le mythe de l’éternel retour est malmené puisque l’ennui ne vient pas de la répétition mais bien au contraire de l’absence de répétition, et d’autre part, la complicité absolue entre Tomas et Tereza montre toute la fadeur de la relation entre Sabina et Franz. Ce qui, aux yeux du narrateur, justifie l’imbrication dans le récit de trois parenthèses explicatives et ce sous forme de chapitres : le troisième, le cinquième et le septième. Contrairement aux autres, ces chapitres portent des titres :

Ce petit lexique de mots incompris, divisé comme nous le constatons en trois, donne son nom à la troisième partie. Le chiffre trois semble dans ce cas significatif, d’autant plus qu’il succède au deux. En effet, le petit lexique doit son existence au malentendu, au décalage qu’il y a entre les pensées de Sabina et celles de Franz. Le narrateur n’avoue-t-il pas :

‘« Si je reprenais tous les sentiers entre Sabina et Franz, la liste de leurs incompréhensions ferait un gros dictionnaire. Contentons-nous d’un petit lexique » (p. 132).’

D’ailleurs, toutes les définitions sont présentées selon les points de vue respectifs des deux personnages. Bien entendu, leurs visions diffèrent, ce qui engendre pour chaque mot ou chaque idée expliquée, des propos contradictoires. Après le deux et le trois, vient le quatre. Les mots incompris apparaissent par groupes de quatre pour les chapitres trois et cinq, et trois dans le septième chapitre : « la femme », « la fidélité et la trahison », « la musique », « la lumière et l’obscurité » (pour le troisième chapitre); « les cortèges », « la beauté de New York », « la patrie de Sabina », « le cimetière » (pour le cinquième chapitre); « la vieille église d’Amsterdam », « la force », « vivre dans la vérité » (pour le septième chapitre). Le recours aux chiffres deux, trois et quatre d’une manière si élaborée nous amène à en chercher la signification et ce dans la symbolique même des nombres. Depuis l’antiquité grecque et plus tard la civilisation arabo-musulmane, l’étude des nombres a dépassé le cadre proprement mathématique pour s’atteler à l’interprétation de l’univers. Ils apparaissent ainsi comme le gage d’une harmonie cosmique et non le fruit d’une création aléatoire. L’écriture de Kundera serait-elle l’expression d’un besoin d’harmonie ? Nous sentons le piège se refermer sur en nous engageant dans cette voie. En réalité, l’auteur cherche à montrer les failles de la pensée conventionnelle. C’est sans doute pour cela qu’il nous oriente vers une fausse piste. Alors que nous partons dans une quête stérile du sens à donner aux nombres, nous risquons de passer sous silence l’essentiel de la démarche de l’écrivain. Eva Le Grand voit dans le « lexique de mots incompris » un condensé de cette démarche. Elle attire notre attention sur l’objectif réel de l’auteur :

‘« Ce “lexique de mots incompris” (fidélité, amour, trahison, beauté, faiblesse, musique, etc.) restitue déjà en lui-même au langage son ambiguïté perdue. Que signifient ces mots ? Chacun pense le savoir, avoir sa vérité là-dessus et pourtant, en lisant Kundera, cette vérité se diffracte et se décompose en plusieurs vérités relatives pour redonner à chacun de ces mots son relief de possibilités polysémiques. Pour Franz et Sabina, les mêmes mots signifient des choses diamétralement opposées, les deux sens contraires étant aussi vrais, aussi faux, l’un que l’autre »287.’

La remise en question de la parole unique et de la puissance du verbe qui ont longtemps dominé la pensée occidentale (qui domine encore la pensée arabo-musulmane) explique la réécriture de ces mots. La forme conventionnelle empruntée à l’outil pédagogique par excellence, à savoir le dictionnaire, suggère l’attachement de l’auteur à créer le doute chez le lecteur. Les mots qu’il interroge ne sont pas choisis pour la beauté ou la singularité de leur signifiant. Nous ne pouvons y voir des exemples illustrant une conception artistique de la littérature. Ces mots qui semblent jaillir du hasard, du néant qui précède tout acte scriptural, sont en fait d’après les dires mêmes de l’auteur cités pour ce qu’ils représentent :

‘« Un thème, c’est une interrogation existentielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu’une telle interrogation est, finalement, l’examen de mots particuliers, de mots-thèmes. Ce qui me conduis à insister : le roman est fondé tout d’abord sur quelques mots fondamentaux. (...) Ces (...) mots principaux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés, définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de l’existence. Le roman est bâti sur ces quelques catégories comme une maison sur des piliers. Les piliers de L’Insoutenable légèreté de l’être : la pesanteur, la légèreté, l’âme, le corps, la Grande Marche, la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force, la faiblesse »288.’

Que peut-on ajouter après cela ? Sinon que nous trouvons dans ces quelques lignes l’explication des séquences qui semblent greffées à la narration. Nous remarquons ainsi en-dehors des chapitres consacrés aux mots incompris, la présence de textes-champignons. Ils poussent de manière spontanée et sauvage mais ne sont pas de simples parasites. Il en est ainsi de la longue définition étymologique et polyglotte du mot « compassion » dans les pages 36 et 37. Cette définition n’a aucune liaison avec les pages précédentes. Toutefois, si l’on excepte l’entorse faite à la linéarité du récit, nous remarquons qu’elle sert essentiellement à éclairer la nature des sentiments de Tomas pour Tereza. Un autre exemple significatif du procédé de liaison entre thème et histoire se trouve dans les pages 52 à 56. Au moment de quitter la Suisse pour rejoindre Tereza, Tomas fait allusion au « dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven » (p. 53). S’ensuit une séquence où le narrateur nous explique l’histoire de « l’es muss sein » (il le faut) à l’origine de la composition musicale. Ce texte qui peut nous sembler également enté, regroupe en fait plusieurs thèmes du roman : la légèreté et la pesanteur, l’éternel retour, la compassion et l’amour. Dans un autre passage (pp. 196-197), le thème du corps est évoqué lorsque nous nous y attendons le moins. L’évocation peut paraître insolite car elle survient à la suite d’une description spatiale tout à fait traditionnelle. Le lieu décrit, par un déplacement analogique fondé sur le motif des ruines, rappelle à Tereza son aversion pour la nudité. S’en suit alors une digression sur les rapports de la protagoniste avec son propre corps et celui de sa mère. L’auteur met l’accent sur le fonctionnement analogique de la pensée tout en continuant à développer un des thèmes du roman.

Le recours à la digression comme principe moteur du récit apparaît déjà avec La Valse aux adieux. Il ne s’agit certes pas d’un roman de jeunesse, mais il est bien antérieur à L’Insoutenable légèreté de l’être. La forme volontairement affichée comme ludique et frivole du roman n’empêche pas l’auteur d’aborder les sujets les plus graves. Là aussi le thème de la légèreté et de la pesanteur sous-tend la trame. Là également, le passage du particulier au général et inversement se déroule dans des extrait qui relèvent parfois de la dissertation philosophique. Mais encore une fois, point de vérités formulées ni de leçons à tirer. Kundera reconnaît la possibilité d’intégrer d’autres genres dans le roman sans le dénaturaliser ou l’aliéner :

‘« (...) Alors que la poésie ou la philosophie ne sont pas en mesure d’intégrer le roman, le roman est capable d’intégrer et la poésie et la philosophie sans perdre pour autant rien de son identité caractérisée précisément (...) par la tendance à embrasser d’autres genres, à absorber les savoirs philosophiques et scientifique »289.’

Cette affirmation acquiert sa dimension universelle à la lumière des oeuvres aussi bien de Kundera que de Boudjedra. Des réflexions philosophiques ou politiques sont ainsi insérées dans le cadre romanesque sans aucune justification.

Dans le quatrième chapitre de la troisième journée de La Valse aux adieux, un dialogue entre Jakub et Olga sur la quête du père (thème somme toute romanesque) se transforme subitement en dissertation sur la nature de l’homme (p. 103). Le politique et le philosophique se mêlent ensuite dans une polémique sur la nécessité ou non de la vengeance contre le régime communiste (pp. 104-105). Le discours donne au texte la spontanéité de l’oral, alors qu’en fait le contenu même révèle l’aspect mûrement réfléchi de l’écrit. Le chapitre 9 de cette même journée développe, sur le même modèle du dialogue, une série de thèses opposées ou qui se complètent fondées sur des grilles de lecture différentes : religion, politique, psychanalyse. Le centre d’intérêt de cette discussion, à savoir la nécessité ou l’inutilité de la paternité, est beaucoup moins important que la pluralité des avis. Cette pensée plurielle justifie en même temps qu’elle illustre la liberté de l’écriture romanesque.

Les incursions de l’altérité générique dans le récit se déroule parfois sur le mode « variationnel ». Ce mode favorise le jeu intertextuel à l’intérieur et hors des frontières d’un même roman. Pour La Valse aux adieux, nous avons deux types de variations. Le premier concerne le contenu même du récit, l’autre, sa forme. Au chapitre 7 de la troisième journée (pp. 118 à 125), un épisode racontant comment des vieillards hargneux poursuivent des chiens errants dans le jardin public est repris dans L’Insoutenable légèreté de l’être (pp. 418 à 420). Dans le chapitre suivant de La Valse aux adieux (pp. 125 à 129), l’épisode dont Jakub est témoin ouvre les questionnements du personnage sur les raisons profondes de ce violent déchaînement sur les chiens :

‘« Qu’est-ce qui poussait ces gens-là à leur sinistre activité ? La méchanceté ? Certes, mais aussi le désir d’ordre. Parce que le désir d’ordre veut transformer le monde humain en un règne inorganique où tout marche, tout fonctionne, tout est assujetti à une impersonnelle volonté. Le désir d’ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuelle violation de l’ordre. Ou, inversement, le désir d’ordre est le prétexte vertueux par lequel la haine de l’homme pour l’homme justifie ses forfaits » (pp. 125-126).’

Nous remarquons dans cet extrait la tournure politique du discours. Plusieurs couches divisent le sens des mots suscités à l’origine par l’image toute simple d’« un chien bâtard trottin(ant) sur une pelouse au pied d’un bouleau » (p. 120). Le récit aurait pu garder sa naïveté pastorale sans l’apparition soudaine de la brigade municipale loufoque. Le chien, de par le récit qu’il génère, devient un véritable protagoniste du roman. Il concourt également à dénoncer en le ridiculisant le totalitarisme russe. Cette dénonciation ébauchée dans La Valse aux adieux continue dans L’Insoutenable légèreté de l’être 290. Dans ce roman, les persécutions politiques programmées par un Etat policier sont introduites par celles dont souffrent les animaux :

‘« Les journaux commencèrent alors à publier des séries d’articles et à organiser des campagnes sous forme de lettres de lecteurs. Par exemple, on exigeait l’extermination des pigeons dans les villes. Exterminés, ils le furent bel et bien. Mais la campagne visait surtout les chiens. Les gens étaient encore traumatisés par la catastrophe de l’occupation, mais dans les journaux, à la radio, à la télé, il n’était question que des chiens qui souillaient les trottoirs et les jardins publics, qui menaçaient ainsi la santé des enfants et qui ne servaient à rien mais qu’il fallait pourtant nourrir. On créa une véritable psychose, et Tereza redoutait que la populace excitée ne s’en prît à Karénine. Un an plus tard, la rancoeur accumulée (d’abord essayée sur les animaux) fut pointée sur sa véritable cible : l’homme. Les licenciements, les arrestations, les procès commencèrent. Les bêtes pouvaient enfin souffler » (p. 420).’

Nous pouvons, à partir de cet extrait, comparer la démarche du narrateur à celle des Russes. Il commence par évoquer les souvenirs de Tereza pour s’étendre sur les atrocités commises par le totalitarisme. L’extermination des chiens n’est donc dans les deux romans qu’un prétexte à l’écriture de l’interdit, de ce qui est susceptible de tomber sous la censure. Le récit réussit-il à remettre en question des machines aussi lourdes que la propagande politique et religieuse ? N’est-ce pas là aussi le but de Boudjedra lorsqu’il insère dans L’Insolation des extraits de mémoires de guerre (pp. 154-155) ?

Nous avons vu jusque là la répétition d’un même motif dans les deux romans de Kundera. Cette étude nous amène à constater le fonctionnement de ce motif en tant que catalyseur du récit. Dans d’autres passages de La Valse aux adieux, un événement, un objet ou un souvenir peuvent remplacer les animaux. Ainsi, le troisième chapitre de la quatrième journée (pp. 165 à 167) permet au narrateur, à partir du refus d’Olga de se laisser filmer dans la piscine, de faire une digression fondée sur l’incompréhension de cet acte par Ruzena. Le plan narratif s’éclipse face au développement d’éléments constituant l’essence de chacune des deux protagonistes. Le cadre événementiel disparaît derrière les raisons qui le créent et qui sont décrites par le biais de pôlarités antithétiques : la « singularité » et le « troupeaux », l’« unique » et l’« universel ». Le gouffre sémantique qui sépare les deux femmes explique l’inimitié réciproque qui caractérise leur rapports. Par ailleurs, l’exemple extrême illustrant le procédé la génération spontanée de l’écriture est celui du démarrage du récit sur l’image d’un objet. Cet objet est, à la page 292 du roman, une paire de lunettes. Nous sommes à la fin du roman, Jakub est sur le chemin de l’exil. Les adieux du personnage auraient pu se terminer là, mais la vue d’un enfant portant des lunettes provoque en lui une irrépressible tristesse. Jakub fait le bilan de sa vie et aboutit à un constat d’échec. Les lunettes « grillage » qui empêchent l’enfant de bien voir permettent paradoxalement à Jakub de voir plus clair dans ses pensées et au narrateur de cerner le sens de la nostalgie, du regret et du départ.

Les textes de Boudjedra comportent d’une part le même procédé narratif qui consiste à s’appuyer sur un détail pour s’aventurer dans le global ou pour démarrer un récit sans liens apparents avec ce qui précède, et d’autre part, celui de l’accumulation, la succession et l’énumération qui donne au texte tout le piquant du bouillonnement de la vie. La Répudiation, dont les piliers (pour reprendre le terme utilisé par Kundera afin de définir les thèmes sur lesquels repose un roman) sont la solitude, l’absurde, la souffrance, l’incompréhension, le corps, l’amour, la mort, l’identité et l’altérité, organise le récit autour de ces mots. L’exemple que nous allons citer concerne un de ces mots-clés, l’incompréhension. Il ne s’agit pas de la part du narrateur d’un refus de comprendre, mais d’une insoutenable difficulté à saisir le sens des mots ou à leur donner un sens. Tout le roman s’attelle en effet à définir son titre qui, pourtant, paraît si simple. Au troisième chapitre, Rachid (le choix même de ce prénom pour le narrateur est problématique car il se confond avec celui de l’auteur) énonce une phrase énigmatique et par là révélatrice de son questionnement : « complexité des choses » (p. 45). S’agit-il d’un constat ? Non puisque ce segment nominal génère la suite du texte. L’interrogation du narrateur sur sa capacité d’entendement dévie vers l’impuissance des mots à traduire une réalité complexe et sans cesse fuyante.

Au chapitre 10 (pp. 129 à 139), le retour au récit cadre (avec Céline, autre prénom problématique qui se confond avec le nom du célèbre auteur) et l’évocation de la prison ou du camp dans lesquels le narrateur est censé avoir été enfermé, justifient le mélange de parenthèses poétiques et de récits éclatés qui composent ce chapitre. La superposition des enfermements (celui du dialogue avec Céline dans le récit cadre, celui de Céline avec Rachid, celui du narrateur dans la prison, dans la chambre et éventuellement à l’hôpital) fait remonter pèle mêle les souvenirs à la surface de la mémoire de Rachid. Nous apprenons ainsi l’emprisonnement de la soeur Yasmina dans la cellule familiale puis conjugale jusqu’à ce que la mort vienne la libérer à l’âge de vingt et un ans. La séquence narrative relative Yasmina est apposée à une série d’événements déjà connus. La singularité de l’épisode apparaît ainsi grâce à l’aspect répétitif de ceux qui le divisent. Le cloisonnement donne le vertige au narrateur et cela engendre une écriture en tourbillon, une écriture qui frôle les limites du soutenable.

Dans L’Insolation, l’exemple type du procédé de la génération spontanée de l’écriture serait le huitième chapitre (pp. 160 à 181) où la narrateur « arpent(e) la ville » « à la recherche de l’amante » perdue. C’est en effet l’objectif avoué dans l’incipit du chapitre :

‘« Fourbu, fiévreux, rongé par le désespoir et la hargne, j’arpentais la ville, mal rasé, mal habillé, mal réveillé, à la recherche de l’amante... » (p. 160).’

Nous apprenons de cette manière abrupte que Mehdi suit Sémia à Constantine. Les déambulations du narrateur nous font découvrir en surface la ville. Dans le chapitre suivant, il s’enfonce dans les enfers de la cité en se réfugiant dans un bordel. Les deux strates du récit suggèrent la pluralité du sens. Le huitième chapitre, amorcé sur l’idée de la quête de l’amante, se révèle quête de la mémoire et de l’identité. La réécriture de la mémoire s’effectue paradoxalement à partir du vide :

‘« A défaut de voir Sémia ou de retrouver de vieilles impressions que j’avais laissées dans la ville, je m’étais mis à suivre mon ami qui, faute d’aller se soûler, arpentait de nouveau les artères et les ruelles. Il s’était mis dans la tête que les souvenirs allaient me revenir graduellement; qu’il fallait simplement patienter et laisser le temps à la ville de m’imprégner, à nouveau, de son odeur et de son atmosphère particulière » (p. 173).’

Cet extrait met l’accent sur l’impuissance de la mémoire et, par conséquent, la force de l’oubli. Les maîtres mots de ce chapitres seraient donc non pas l’amour ou la femme idéalisée et inaccessible, mais la mémoire et l’oubli. Mehdi, accompagné de son ancien camarade de classe, part à la recherche de la « madeleine de Proust ». Même en-dehors de la solitude de l’hôpital ou de la maison familiale, il reste enfermé dans la prison vide de sa mémoire. Cela nous amène à évoquer un autre intrus dans le roman : la langue arabe. Utilisée en caractères latins ou originaux et manuscrits (pp. 22, 36, 60, 98, 105, 133, 162, 168, 174), elle concerne trois registres : injurieux, didactique et poétique. L’injure prononcée en arabe déclenche chez le narrateur le processus de remémoration. Ce n’est donc pas la nostalgie, la douceur des vers chantés par Om Kalthoum qui remplissent les fissures de sa mémoire endolorie, mais la violence et la sécheresse de l’injure.

Le deuxième procédé auquel Boudjedra a recours, en l’occurrence la succession et l’énumération, concerne toujours les deux romans. Les exemples se multiplient à l’infini. Il suffit presque d’ouvrir le roman au hasard pour relever des séquences de mots qui se suivent formant une unité sémantique et syntaxique indépendante. Boudjedra n’affirme-t-il pas à propos des mots :

‘« Ecrire, c’est (...) se battre avec les mots si nombreux, si glissants et si fuyants qu’il est très difficile de les maîtriser. Et surtout, (...) écrire c’est s’acharner à trouver à chaque fois le mot adéquat, susceptible d’exprimer exactement l’image mentale qui obsède celui qui écrit. En réalité je pense qu’il y a là une Tache impossible parce que, justement, les mots ne se laissent pas faire. Parce que, aussi, entre le concept et l’objet se trouve le mot. Et de par cette situation le mot est quelque chose d’insaisissable. Mais à force de les accumuler, à force de les triturer, de les organiser, de les opposer les uns aux autres; à force de déplacer le sens propre, étymologique parfois d’un terme, d’un mot, cela donne de la littérature et cela crée effectivement une réalité physique des mots qui s’articulent aussi par l’intermédiaire de page écrite, remplie. (...) Je n’aime pas le vide dans une page, et cela donne chez moi des pages qui sont des blocs de mots »291.’

Les terme d’accumulation et d’énumération ont déjà été employés pour désigner le foisonnement verbal de l’auteur. Il sous-entendent l’idée d’addition inutile et stérile. Nous ajoutons donc la succession pour montrer que l’acte scriptural échappe à l’aléatoire. La succession se distingue de l’énumération et de l’accumulation par la logique qui la sous-tend. Elle présuppose un ordre quelconque alors que les deux autres peuvent être des listes hétérogènes ou isotopiques. Ces suites de mots de nature substantive ou verbale, fonctionnant comme des phrases, dépassent le modèle elliptique dont elles semblent s’inspirer. La succession concerne essentiellement les descriptions comme dans la page 20 de La Répudiation : « Foules, Huées, Cohues. Cafés Chantants. (...) Lumière. Guirlandes. Camelots Tonitruants. Nabots Clowns. Prestidigitateurs. Ombres chinoises. Garagouz turc. Cinémas en plein air ». L’ordre présupposé ici est celui de l’apparition de chaque image vue par le narrateur. Cette écriture hachée, au rythme saccadé, fait intrusion dans le récit avec éclat. A la manière des digressions de Kundera, elle brise la lenteur du textes narratifs et descriptifs traditionnels. Les mots fusent, volent, s’amassent autour d’une idée, d’une pensée, d’un simple substantif parfois. Des mouches attirées par un savoureux gâteau ou un amas d’ordures, des abeilles grouillant autour d’une ruche et s’affairant à transformer le pollen en miel. Se complaisent-ils dans le chaos et les immondices ou donnent-ils une impression de désordre alors que l’acte d’écrire leur octroie des aptitudes d’organisation exceptionnelles ? Le questionnement du lecteur tente de résoudre l’énigme en se joignant à l’écriture et au texte dans leur jeu avec le langage.

Notes
285.

- « Comment expliquer ce manque d’assurance devant sa maîtresse ? Il n’avait aucune raison de douter ainsi de lui-même ! C’était elle, pas lui, qui avait fait les premières avances peu après leur rencontre; il était bel homme, au sommet de sa carrière scientifique et même redouté de ses collègues pour la hauteur et l’obstination dont il faisait preuve dans les polémiques entre spécialistes. Alors, pourquoi se répétait-il chaque jour que son amie allait le quitter ?

Je n’arrive qu’à cette explication : l’amour n’était pas pour lui le prolongement, mais l’antipode de sa vie publique. L’amour, c’était pour lui le désir de s’abandonner au bon vouloir et à la merci de l’autre. Celui qui se livre à l’autre comme le soldat se constitue prisonnier doit d’avance rejeter toutes ses armes. Et, se voyant sans défense, il ne peut s’empêcher de se demander quand tombera le coup. Je peux donc dire que l’amour était pour Franz l’attente continuelle du coup » (p. 125).

286.

- « Revenons encore une fois à ce chapeau melon :

D’abord, c’était une trace laissée par un aïeul oublié qui avait été maire d’une petite ville de Bohême au siècle dernier.

Deuxièmement, c’était un souvenir du père de Sabina. Après l’enterrement, son frère s’était approprié tous les biens de leurs parents et elle avait obstinément refusé, par orgueil, de se battre pour ses droits. Elle avait déclaré d’un ton sarcastique qu’elle gardait le chapeau melon comme seul héritage de son père.

Troisièmement, c’était l’accessoire des jeux érotiques avec Tomas.

Quatrièmement, c’était le symbole de son originalité, qu’elle cultivait délibérément. Elle n’avait pas pu emporter grand-chose quand elle avait émigré, et pour se charger de cet objet encombrant et inutilisable elle avait dû renoncer à d’autres affaires plus utiles.

Cinquièmement : à l’étranger, le chapeau melon était devenu un objet sentimental. Quand elle était allée voir Tomas à Zurich, elle l’avait emporté et se l’était mis sur la tête pour lui ouvrir la porte de sa chambre d’hôtel. Il se produisit alors quelque chose d’inattendu : le chapeau melon n’était ni drôle ni excitant, c’était un vestige du temps passé. Ils étaient émus tous les deux. Ils firent l’amour comme jamais : il n’y avait pas place pour les jeux obscènes, car leur rencontre n’était pas le prolongement de jeux érotiques où ils imaginaient chaque fois quelque vice nouveau, mais c’était une récapitulation du temps, un chant à la mémoire de leur passé commun, la récapitulation sentimentale qui se perdait dans le lointain.

Le chapeau melon était devenu le motif de la partition musicale qu’était la vie de Sabina. Ce motif revenait encore et toujours, prenant chaque fois une autre signification; toutes ces significations passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve. Et c’était, je peux le dire, le lit du fleuve d’Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ! » Le chapeau mellon était le lit d’un fleuve et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique : le même objet suscitait chaque fois une autre signification, mais cette signification répercutait (comme un écho, comme un cortège d’échos) toutes les significations antérieures » pp. 130-131.

287.

- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 133.

288.

- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 108.

289.

- Ibid., p. 86.

290.

- « (...) Tereza se souvient d’une dépêche de deux lignes qu’elle a lue dans le journal voici une douzaine d’années : il y était dit que dans une ville de Russie tous les chiens avaient été abattus. Cette dépêche, discrète et apparemment sans importance, lui avait fait sentir pour la première fois l’horreur qui émanait de ce grand pays voisin.

C’était une anticipation de tout ce qui est arrivé ensuite; dans les deux premières années qui suivirent l’invasion russe, on ne pouvait pas encore parler de terreur. Etant donné que presque toute la nation désapprouvait le régime d’occupation, il fallait que les Russes trouvent parmi les Tchèques des hommes nouveaux et les portent au pouvoir. Mais où les trouver, puisque la foi dans le communisme et l’amour de la Russie étaient choses mortes ? Ils allèrent les chercher parmi ceux qui nourrissaient en eux le désir vindicatif de régler leurs comptes avec la vie. Il fallait souder, entretenir, tenir en alerte leur agressivité. Il fallait d’abord l’entraîner contre une cible provisoire. Cette cible, ce furent les animaux » pp. 419-420.

291.

- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 60.