1/ Un parcours initiatique pour le lecteur :

Dans notre approche de la lecture, nous nous référons essentiellement aux travaux de Michel Picard qui, non seulement résument les différentes approches de la réception en montrant leurs failles293, mais tentent d’établir les fondements d’une théorie de la lecture. Les textes de ce critique mettent en relief l’aspect ludique de la lecture, confirmant ainsi notre propre vision des relations du lecteur avec les romans de Boudjedra et Kundera. Michel Picard reprend la définition du jeu d’après Huizinga294 :

‘« Une action libre, sentie comme “fictive” et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s’accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec un ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère »295.’

L’auteur considère néanmoins que cette définition, quoique mettant l’accent sur les principes moteurs du jeu, reste insuffisante. Il se tourne donc vers un autre théoricien du jeu :

‘« Cette définition solide sera répétée plusieurs fois sans changement notable, sauf cette précision : “activité volontaire (...) accompagnée d’un sentiment de tension et de joie”. D’autre part, Huizinga oubliera progressivement le “sentie comme ‘fictive’ ” – ce qui est bien regrettable. Caillois, dans les années 50, a repris la plupart de ces données : activité libre, fictive et / ou réglée, improductive, séparée; il précise : “incertaine”, rejette celle qui concerne les relations de groupes et ajoute deux nouvelles données : d’une part une bipolarité fondamentale, qu’il désigne par les termes paidia, l’exubérance espiègle, la fantaisie, l’improvisation, etc., et ludus, la règle, la convention, etc. ; d’autre part des “dominantes”, déterminant quatre types de jeux, la compétition, le hasard, le simulacre et le vertige »296.’

Après avoir brossé un panorama des différentes conceptions du jeu, Michel Picard nous donne les assises d’une lecture ludique. Pour qu’elle soit conçue comme jeu, la lecture doit être abordée en tenant compte de certains paramètres. Elle doit d’abord être considérée comme activité 297. Le lecteur n’est plus passif, il exerce une activité psychique (construction du sens) et une activité physique (sensorielle : toucher, odorat, tourner les pages, avoir des réactions physiologiques telles que le rire, froncer les sourcil, etc.). Il faut également prendre en compte le Moi du lecteur qui se construit à travers la lecture et qui élabore des défenses psychiques. S’ajoute à cela la notion d’illusion qui est le fondement de la lecture comme jeu et qui est prise ici non pas au sens péjoratif du terme (tromperie, erreur), mais au sens étymologique (illusion vient du latin illusio, lui-même dérivant de ludere, jouer). Ensuite vient le lieu où se déroule le jeu, cette « aire transitionnelle » qui est une sorte d’univers parallèle en dehors de la réalité et de la fiction, avec son propre temps, son propre espace et sa propre logique. Le lecteur est quant à lui divisé en liseur, lu, et lectant; le liseur étant celui qui garde le contact avec la réalité matérielle qui l’entoure, le lu celui qui s’abandonne au plaisir, à la fiction et le lectant celui qui se place du côté des rapports entre liseur et lu, garantissant par là une attitude ludique. Enfin, le livre est considéré non totalement comme un jouet; il est aussi objet dans la mesure où le regard du lecteur serait une sorte de cordon ombilical.

‘« Espace différent, temps différent, logique différente, on ne prend pas assez garde à cette différence essentielle entre l’univers de l’illusion ludique et celui de la vie courante. Il y a quelque chose de déprimant à voir la critique traditionnelle et les médias incapables de s’arracher à l’idéologie de la Mimésis, plus ou moins nuancée, concevant obstinément les fictions comme des microcosmes dont les dimensions seraient, mutatis mutandis, de même nature que celles qui régissent le monde »298.’

Ce bref aperçu de la nomenclature employée par Michel Picard nous permet de voir l’aliénation temporaire du lecteur pendant l’acte de lecture. Le lecteur est en effet un autre face au livre; il est ce joueur qui se divertit, mais aussi celui qui peut perdre.

La mise en relief de l’altérité, de la différence, permet le détachement nécessaire au jeu. Cette altérité ne protège toutefois pas le lecteur joueur :

‘« Appâté dès la première page de couverture, ou même dès le lieu d’achat de son jeu, qu’il est persuadé de choisir librement, ce joueur, “intrigué”, ferré dès les premiers leurres – d’autant plus attirants qu’ils sont davantage connus, et reconnus –, file jusqu’au bout du parcours programmé de l’intrigue sans reprendre haleine, sans mettre la tête hors de l’illusion, happé dans le courant de ce que Barthes nommait “code herméneutique” et qui s’apparente à quelque vorace curiosité toujours inassouvie. Il “dévore son livre”, perd le contrôle de son activité, cesse de jouer, se fait jouer, se fait lui-même dévorer »299.’

L’image du lecteur qui dévore son livre et qui se fait dévorer décrit parfaitement la situation à laquelle nous faisons référence. Le jeu de la voracité réciproque se multiplie et ne comporte ni vainqueur ni vaincu. Son intérêt réside par conséquence dans son seul déroulement. Boudjedra met en scène dans ses romans cette thématique de la voracité remplaçant le lecteur par Céline et Nadia. L’ambivalence de cette voracité qui se situe sans cesse entre la violence du cannibalisme et la jouissance du coït, nous renvoie continuellement à notre propre ambiguïté. Se laisser happer par le texte ou l’engloutir, tel semble être le dilemme. Faut-il entrer dans le texte ou rester en surface ? Faut-il dialoguer avec lui ou laisser deux mondes silencieux se confronter ? Que faut-il faire lorsque le narrateur utilise de manière incongrue des éléments qui rompent le pacte de la fiction ? Ainsi, dans L’Insolation, Mehdi utilise le pronom personnel « tu » (pp. 14-15) qui change les données du jeu. A qui s’adresse-t-il ? A Samia ou au lecteur ? Cherche-t-il réellement l’adhésion de la lectrice maghrébine qui s’identifie au personnage ou la compassion de l’occidentale ? Il nous semble que le questionnement en lui-même est plus important que la réponse. La lecture n’est pas uniquement découverte de sens, elle est tout d’abord recherche de ce sens. La quête se déroule dans le flou à l’image de la « montagne qui avait toujours l’air de voguer entre eau et brouillard » (p. 14) où Samia veut absolument aller, malgré l’hésitation prémonitoire du narrateur à l’y emmener. Le thème du flou est inversé vers le milieu du roman, au cours d’une autre scène traumatisante. Le narrateur évoque la confusion (« Tous les étés se ressemblent. Et même les hivers et même les automnes » p. 142) comme l’origine d’une succession d’images figées : figement du temps, figement de l’espace et des personnages (« le temps figé et la chambre de la malade et l’agonie du coq : tout exprimait cette stagnation et cette stupeur pesante frappant les personnes d’un sceau maléfique » p. 148). Le flou génère ainsi la clarté de l’image figée qui, à son tour, déclenche la métamorphose (celle de Selma par la folie). Selma devient folle car le sens lui échappe. Le lecteur se laissera-t-il emporter ? Perdra-t-il de vue l’aspect ludique de la lecture ? Il s’est déjà laisser dérouter dans La Répudiation par les contradictions du récit. En effet, les précisions temporelles frappantes (« le mois de Ramadhan » p. 19; « Dimanche » p.43; « neuf heures du soir » p. 60; « Sept heures du matin » p. 97; « Onze heures du soir » p. 99; « Mercredi, dix heures » p. 160), ponctuent un récit résolument tourné vers l’incertitude :

‘« Combien de temps l’interrogatoire avait-il duré ? Quelques heures, quelques semaines... Je n’avais plus aucune conscience du temps » p. 222.’

Le lecteur, pris au piège du roman, tâtonne, cherche le sens dans sa propre réalité. Il se laisse alors dévorer par le roman parce qu’il a perdu de vue la légèreté pour s’atteler à la pesanteur de l’interprétation politique assez facile et somme toute, rassurante. Mais l’écriture échappe au figement du réel car elle est avant tout fiction; car aussi l’évocation du réel n’est que simulacre de la part de l’auteur, n’est qu’une autre manière de susciter l’interrogation.

Les romans de Kundera demandent également de la part du lecteur un total abandon. Nous le remarquons par le jeu des présentations des personnages. Ces derniers ne sont en effet pas présentés d’une manière traditionnelle, mais plutôt, comme dans les romans de Boudjedra, d’une manière indirecte, allusive, elliptique. La Valse aux adieux, et L’Insoutenable légèreté de l’être brossent par exemple des portraits par petites touches et incomplet, disséminés aux quatre coins du roman. A nous de saisir la globalité ou de laisser le morcellement suivre son cours. Le premier roman se laisse facilement lire comme un vaudeville mais il intègre certains procédés du roman policier : indices, mort, coupable, investigation. Cela suscite la curiosité du lecteur et le pousse à chercher ailleurs la véritable motivation de l’écrivain. Il y a un côté subversif dans ce roman et cette subversion ne découle sûrement pas uniquement du mélange des genres :

‘« L’ambiguïté est au coeur de l’oeuvre romanesque de Milan Kundera. Ce serait tellement plus simple, plus commode aussi, si l’on pouvait ranger une fois pour toutes Kundera dans la catégorie des destructeurs de mythes. Mais non, le romancier tchèque ne se contente point de dénoncer les mensonges et les impostures, il met en lumière l’équivoque des choses humaines, la connivence souterraine du bien et du mal. Le lecteur qui pensait avoir trouvé un sens à une histoire qui se présente comme une satire des moeurs et se lit comme un roman policier (comme c’est le cas pour La Valse aux adieux), se sent soudain perdu, dérouté. Il pensait s’avancer en terre ferme, et le voilà soudain abandonné dans les sables mouvants »300.’

Ce mélange des genres induit en erreur le lecteur autant qu’il agrandir l’aire du jeu. Quelle n’est pas notre surprise en effet de voir surgir dans le noir un nouveau personnage : on ne sait qui il est ni ce qu’il veut (p. 81). Quelques chapitres plus loin, nous apprenons son nom et le fait qu’il est amoureux de Ruzena (p. 111). De menace (autant pour Ruzena que pour le lecteur maintenu en haleine), il se transforme en caricature de l’amoureux transi. Un autre personnage mystérieux entre en scène en cours de route, au matin de la troisième journée : Jakub (p. 87). Ce dernier qui semble par son apparition tardive n’être qu’un comparse, va se révéler un des piliers du roman. En effet, c’est grâce à lui si le thème dominant du meurtre théorique est introduit dans le récit. Reste enfin le grand mystère du « comprimé bleu pâle » qui traverse la suite de l’histoire (pp. 90 114, 117, 141, 181, 182, 243 comme pour nous signifier la futilité de l’événementiel par rapport au réflexif.

L’insoutenable légèreté de l’être joue également sur le besoin d’investigation du lecteur. Les indices temporels suggèrent d’emblée l’initiation du lecteur à une entreprise ludique :

‘« On était en août 1968 », p. 43
« Voilà deux ans qu’elle avait découvert ses infidélités », p. 39.
« Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans », p. 51.
« Au bout de deux heures, ils arrivèrent dans une petite ville d’eaux où ils avaient passé quelques jours ensemble cinq ou six ans plus tôt », p. 241.’

Eparpillant ces indices dans un roman qui refuse toute linéarité chronologique, le narrateur montre l’absurdité d’une lecture horizontale. Le premier geste (si l’on peut s’exprimer ainsi) du lecteur est de chercher à reconstituer cette temporalité déconstruite par le jeu des anachronies. Le temps du récit, si précis soit-il, brouille les pistes au lieu de les éclairer et maintient, par la même occasion, le jeu entre écriture et lecture. Nous pourrions voir dans cette volonté de dérouter le lecteur par la déconstruction romanesque, une entreprise destructrice. En effet, en écrivant le décousu, le romancier nous renvoie d’abord à notre propre morcellement; morcellement de la mémoire, celui de l’Histoire, celui enfin de l’être. Le ludisme qui caractérise notre vision des rapports entre lecture et écriture nous empêche de voir dans les textes de Kundera, ou même de Boudjedra, des textes destructeurs comme semble le signifier cette affirmation :

‘« Sous des dehors innocents, l’oeuvre de Milan Kundera est l’une des plus exigeantes qu’il nous soit donné de lire aujourd’hui, et j’emploie ce mot dans son sens le plus radical, pour signifier que cette oeuvre présente à l’esprit et au coeur un défi extrêmement difficile à relever, qui nous met en question de manière irrévocable. S’y livrer, y consentir vraiment, c’est risquer d’être entraîné beaucoup plus loin qu’on ne l’aurait d’abord cru, jusqu’à une sorte de limite de la conscience, jusqu’à cette “galaxie ravagée” où se découvre à la fin de son récit le héros de La Plaisanterie. La lecture est ici, véritablement, une dévastation »301.’

L’écriture de Kundera malmène certes le lecteur mais elle ne le détruit pas, car en le détruisant, c’est elle-même qu’elle annule. Il n’est point question ici d’un jeu morbide. La littérature garde sa fonction poétique et la lecture sa fonction de divertissement. Par ailleurs, la remise en question des certitudes peut en effet déstabiliser un lecteur non complice. La lecture doit poursuivre son chemin comme le roman. Une fois pris au piège, le lecteur ne sait s’il doit panser ses blessures ou rire de se voir tomber.

Notes
293.

- « On sait peut-être à quelles insurmontables difficultés théoriques se sont heurtés, faute d’une théorie cohérente et même d’une prise en considération du Sujet psychologique, le formalisme et la théorie de la réception. “Tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux l’image du lecteur auquel ils sont destinés”, avait écrit Sartre dans une formule célèbre. Plus qu’au lecteur réel, posé explicitement ou implicitement comme hors champ, c’est à cette image qu’on s’est surtout attaché, tandis que les sociologues et les publicitaires, par des sondages, des études de marché ou des monographies, s’occupaient du lecteur ciblé et de différentes variété de lecteurs empiriques. Face à la tentation subjectiviste, cette “image” renvoyait à deux autres tentations non moins redoutables.

La première consistait à envisager fonctionnellement et abstraitement le lecteur comme une sorte de décodeur automatique, d’ordinateur biologique plus ou moins bien programmé. Riffaterre concevait son archilecteur comme un “outil à relever les stimuli d’un texte”, “la somme (non la moyenne) des lectures” possibles à un moment donné, déterminées par le repérage, selon des “lois de perceptibilité”, de patterns et d’écarts par rapport à ces modèles. Althusser et ses élèves parlaient, eux, de “lectures optimales”. Iser, surtout, proposait la notion de “lecteur implicite” et tentait de déduire du texte (de ses structures d’appel, de ses prescriptions de lecture, de ses offres d’identification, de ses lieux d’indéterminations) les mécanismes mentaux potentiels de l’“image” sartrienne. On pourrait dire que, dans une certaine mesure, toutes ces intéressantes propositions de la fin des années 60 reposaient sur ce que Michel Charles a appelé “rhétorique de la lecture”.

Pour évoquer la seconde tentation, il suffit de faire appel à ces petites vignettes, souvent imprimées à Epinal, et dans lesquelles il était proposé aux enfants, naguère, de trouver le chasseur, ou le lapin – confondus dans le dessin avec quelque feuillage dont les volutes bizarres éveillaient le soupçon. Ou encore au célèbre portrait des Arnolphini, où l’on aperçoit au fond d’un miroir central aux ambitions cosmiques une petite silhouette qu’on peut s’amuser à prendre pour son propre reflet. Ainsi s’épuise-t-on parfois à chercher le lecteur bel et bien dans le texte, prenant au sérieux les stratégies séductrices d’un écrivain araignée. Certains textes sont d’ailleurs tout tendus vers l’impossible capture, vers ce contact magique et louche au-delà de la page entrebâillée »

Nous trouvons certes ces affirmations trop catégoriques, toutefois il nous semble, avec l’auteur, que l’essentiel de la lecture ne réside pas dans l’image du lecteur réél ou imaginé par l’écrivain, mais dans les relations que peut susciter un texte entre lecture et écriture.

- PICARD, Michel. La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, coll. Critique, 319 pages; pp. 146-147.

294.

- HUIZINGA, Johan. Homo ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu, (1938), Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1951; réedité 1976, traduction SEREZIA, (C.), 341 pages, p35.

295.

- PICARD, Michel. La lecture comme jeu, op. cit., p. 13.

296.

- Ibid,, p. 14.

297.

- « (...) Le jeu est d’abord activité. La lecture, si elle est assimilable au jeu, devrait donc être active, même la plus abandonnée. La première forme de cette activité nous échappe le plus souvent, tant nous y sommes accoutumés. (...) (Le lecteur) bouge ! Ses mains bougent, “manipulent”, ses yeux bougent, selon des mouvements plus complexes qu’on ne le laissait entendre ci-dessus, avec des retours en arrière, des balayages impatients, des sauts, des pauses. En même temps, parce qu’il s’agit de langage, et de langage écrit, une activité mentale, qui peut à la rigueur être bien plus atone et alanguie au cinéma ou au théâtre, devant la chaîne hi-fi ou même un tableau, mais qui est ici indispensable, construit le sens. Opération elle aussi beaucoup plus compliquée qu’on ne l’imagine généralement, et moins automatique, procédant par repérage, construction et identification des signes, puis organisation d’unités de sens, s’accompagnant d’hypothèses, d’anticipations et de retours en arrière, de tout un jeu d’essais et d’erreurs, enfin d’enchaînement et de mémorisation sélective. (...) On a affaire à une véritable appropriation par le joueur ». Ibid, p. 47.

298.

- Ibid, p. 104.

299.

- Ibid., p. 49.

300.

- LIVITNOFF, Boris. Milan Kundera : la dérision et la pitié, op. cit., p. 56

301.

- RICARD, François. La littérature contre elle-même, p. 23.