2/ Rire ou Pleurer ? Telle est la question :

A l’étonnement consécutif au premier choc de la lecture, succède le questionnement. Quelle attitude adopter face à la provocation du texte ? Dérision, ridicule, ironie, absurde : des mots qui métamorphosent le récit en lui donnant son aspect subversif :

‘« Subversive, elle (l’oeuvre de Kundera) l’est simplement, doucement, insidieusement, mais à fond et sans rémission »302.’

Lire Boudjedra et Kundera c’est s’attendre au pire autant qu’au meilleur. Il n’est point question ici d’évasion grâce à une histoire exotique ou divertissante. Le chemin du lecteur s’apparente à un parcours initiatique garantissant également sa propre transformation. La connaissance de l’autre passe d’abord par la connaissance de soi et c’est ainsi que le roman devient non un miroir qui reflète uniquement le monde extérieur, mais un gouffre sémantique où le sens au monde reste à trouver.

‘« (...) L’oeuvre de Kundera, celle d’un des plus grands ironistes de cette fin du XXe siècle et du plus impitoyable démystificateur de tous les absolus, nous apprend avant tout une “vérité” fondamentale : celle de l’absolue relativité de toute chose humaine et, partant, l’inachèvement et la relativité de toute connaissance – celle de l’homme, de soi-même, comme celle de toute oeuvre artistique authentique »303.’

La parole est souvent altérée par la dérision. Le sens en perpétuelle mouvance déroute le lecteur et ce de la première à la dernière page. La dérision serait donc ce troisième élément complétant ceux de l’écriture et de la lecture et permettant le retournement des situations, la multiplication des significations. L’Insoutenable légèreté de l’être ne s’ouvre-t-il pas sur une inversion célèbre ?

‘« L’éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l’embarras : penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ? » (p. 13)
« Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce » (p. 15).’

Le mythe de l’éternel retour est en effet un détournement de la conception linéaire de l’histoire. Kundera l’utilise pour confronter le lecteur aux dangers de l’oubli mais en même temps aux pièges de la mémoire. La dérision sous-jacente aux mythe de l’éternel retour met en relief l’impossibilité pour l’homme d’acquérir les certitudes réconfortantes dont il a besoin. La réflexion philosophique insérée dans le cadre romanesque n’est cependant pas un simple faire-valoir. Elle permet l’introduction du personnage de Tomas en mettant en exergue le noyau autour duquel se construit sa psychologie.

Le fonctionnement de Tomas au sein du récit est constamment régi par l’idée de l’éternel retour qui va tout au long du roman changer de figure. La conception de Tomas en tant que personnage « donjuanesque » montre les changements opérés dans le mythe. Associé à l’idée de la pesanteur puisque Nietzsche en fait un « lourd fardeau » (p. 15), il se révèle d’une légèreté extrême avec la « recherche du millionième de dissemblable » en chaque femme que Tomas rencontre. La répétition des rencontres érotiques n’alourdit pas Tomas, au contraire, c’est l’unicité de sa relation avec Tereza qui l’attire vers le bas, vers la pesanteur, vers la terre où il sera enseveli. L’impossibilité du retour, l’insoutenable unicité du moment vécu ne permettent pas à Tomas de vérifier ses choix :

‘« “Es muss sein ! il le faut”, se répétait Tomas, mais bientôt, il commença à en douter : le fallait-il vraiment ?
Oui, il eût été insupportable de rester à Zurich et d’imaginer Tereza seule à Prague.
Mais combien de temps eût-il été tourmenté par la compassion ? Toute la vie ? Toute une année ? Un mois ? Ou juste une semaine ?
Comment pouvait-il le savoir ? Comment pouvait-il le vérifier ?
En travaux pratiques de physique, n’importe quel collégien peut faire des expériences pour vérifier l’exactitude d’une hypothèse scientifique. Mais l’homme, parce qu’il n’a qu’une seule vie, n’a aucune possibilité de vérifier l’hypothèse par l’expérience de sorte qu’il ne saura jamais s’il a eu tort ou raison d’obéir à son sentiment » (p. 56).’

Le recours au début de cet extrait au subjonctif, ainsi que la gradation temporelle allant de la durée la plus longue à la plus courte suggèrent l’aspect aléatoire du choix de Tomas. Le narrateur montre ainsi le ridicule de la décision pesamment réfléchie (« es muss sein »). La rencontre de Tomas et Tereza est également le lieu de la dérision. Le narrateur place en effet cette rencontre sous le signe du hasard. Mais ce hasard prend des visages différents selon les points de vue des personnages. Pour Tomas, la prise de conscience de la série de hasards à l’origine de cette rencontre est le lieu du doute et de la remise en question :

‘« Tomas (...) constatait que l’histoire d’amour de sa vie ne reposait pas sur “Es muss sein”, mais plutôt sur “Es könnte auch anders sein” : ça aurait très bien pu se passer autrement...
Sept ans plus tôt, un cas difficile de méningite s’était déclaré par hasard à l’hôpital de la ville où habitait Tereza, et le chef du service où travaillait Tomas avait été appelé d’urgence en consultation. Mais, par hasard, le chef de service avait une sciatique, il ne pouvait pas bouger, et il avait envoyé Tomas à sa place dans cet hôpital de province. Il y avait cinq hôtels dans la ville, mais Tomas était descendu par hasard dans celui où travaillait Tereza. Par hasard, il avait un moment à perdre avant le départ du train et il était allé s’asseoir dans la brasserie. Tereza était de service par hasard et servait par hasard la table de Tomas. Il avait donc fallu une série de six hasards pour pousser Tomas jusqu’à Tereza, comme si, laissé à lui-même, rien ne l’y eût conduit.
Il était rentré en Bohême à cause d’elle. Une décision aussi fatale reposait sur un amour à ce point fortuit qu’il n’aurait même pas existé si le chef de service n’avait eu une sciatique sept ans plus tôt. Et cette femme, cette incarnation du hasard absolu, était maintenant couchée à côté de lui et respirait profondément dans son sommeil »(p. 58).’

Le décalage entre la grandeur et la noblesse du sacrifice de Tomas qui retourne dans un pays où il ne peut que déchoir et l’insignifiance de la série de six hasard à l’origine de son amour pour Tereza, montre tout le ridicule de sa situation en mettant en évidence son absurdité. L’amour, un des grands mythes de l’homme est ainsi remplacé par « une série de hasards ridicules » p. 277, ces « six hasards grotesques » p. 345. Le chiffre six représente également un élément constitutif du hasard tel que le conçoit Tereza :

‘« Il lui montra une clé au bout d’une plaquette de bois où un six était peint en rouge.
“C’est curieux, dit-elle. Vous êtes au six.
- Qu’est-ce qu’il y a de six curieux ?” demanda-t-il.
Elle se souvint qu’au temps où elle habitait à Prague chez ses parents, avant leur divorce, leur immeuble était au numéro six. Mais elle dit tout autre chose (et nous ne pouvons qu’admirer sa ruse) : “Vous avez la chambre six et je termine mon service à six heures” (...)
Il était assis sur un banc jaune d’où l’on pouvait voir l’entrée de la brasserie. C’était justement le banc où elle s’était assise la veille avec un livre sur ses genoux ! Elle comprit alors (les oiseaux des hasards se rejoignaient sur ses épaules) que cet inconnu lui était prédestiné » (pp. 78-79).’

Le narrateur dénature ainsi le hasard en l’associant d’une part au ridicule et, d’autre part, à la puissance de suggestion que lui accorde Tereza. Le hasard est-il lourd ou léger ? Positif ou négatif ? Ridicule ou sérieux ? Kitsch ou idyllique? Telles sont les question formulées à la lecture de ces extraits. En d’autres termes, faut-il en rire ou en pleurer ? En effet, l’oscillation entre ces pôles antithétiques dans le discours du narrateur laissent le lecteur abasourdi face à sa propre hésitation.

L’amour est un des thème favoris de Kundera. Image saturée dans l’imaginaire collectif et individuel, l’amour est difficilement destructible. Pourtant, nous venons de voir avec le couple Tereza/Tomas comment le narrateur en démontre les failles. L’amour n’est pas sacré, il est tout ce qu’il y a de plus humain, donc tout ce qu’il y a de plus contestable. L’auteur continue son travail de déconstruction dans La Valse aux adieux, où Klima, archétype de la lâcheté, illustre par l’absurdité des situations dans lesquelles il se trouve, la fragilité du sentiment amoureux :

‘« Il tenait la main de Ruzena et lui faisait une déclaration d’amour dans un lieu public sous les de toutes les personnes présentes. Il songea qu’il était ici comme sur la scène d’un amphithéâtre et que le monde entier, métamorphosé en spectateurs amusés, suivait avec un rire mauvais sa lutte pour la vie » (p. 71).’

La gêne du personnage découle d’une part du fait qu’il soit réduit à mentir, et d’autre part du ridicule de ce mensonge. Il veut « sauver sa peau » alors qu’en fait il l’expose au regard inquisiteur de l’autre. Le jeu sur la culpabilisation enlise le protagoniste dans un cercle vicieux. En fait, son amour pour sa femme est à l’origine de la situation rocambolesque dans laquelle il se trouve. Cet amour si pur et si fort, image moderne de l’amour courtois du moyen-âge, le pousse à l’infidélité car il le dissocie de la sexualité. Ses ébats extraconjugaux l’amènent à affronter le risque d’être tenu pour responsable d’une grossesse accidentelle. Il vit donc chaque nouvelle liaison sous la menace de ce risque.

La désacralisation ne concerne pas uniquement l’amour. Elle s’attaque à tous les préjugés occidentaux, à commencer par le communisme et la religion :

‘« Cet américain peint aussi des images pieuses. On pourrait faire un argent fou avec ça. Qu’en dis-tu ?
- Crois-tu qu’il y ait un marché pour les images pieuses ?
-Un marché fantastique ! Mon vieux, il suffirait d’installer un stand à côté de l’église, les jours de pèlerinage et, à cent couronnes pièce, on ferait fortune ! Je pourrais les vendre pour lui et on partagerait moitié moitié » (p. 96).’

Les propos du docteur Skreta semblent curieux à plus d’un point. Faisant partie des notables de la petite ville d’eaux communiste, travaillant au foyer Karl Marx, il ne peut logiquement pas parler d’argent ni d’images pieuses. Le communisme est en effet la négation de ces deux icônes. La dérision n’en est que plus terrible de la part du narrateur pourtant absent dans ce passage. Nous devinons sa présence pernicieuse à travers le dédoublement de l’absurdité de la scène. Le double parallélisme argent//religion et capital//communisme anéantit la crédibilité et du discours religieux, et du discours politique. Le détournement de l’image religieuse continue la révélation du but de l’escale de Jakub dans la petite ville :

‘« Pour Jakub, le comprimé n’était pas un simple poison, c’était un accessoire symbolique qu’il voulait maintenant remettre au grand prêtre pendant un office religieux. Il y avait de quoi rire » (p. 141).’

La dernière remarque que l’on devine comme celle du narrateur, dénature les symboles, chers, aussi bien à la propagande religieuse que politique. Quelques pages plus loin, la déviation se poursuit avec l’évocation sacrilège de « l’ange proxénète et entremetteur » (p. 149). Le mélange du sacré et du profane dans cette courte expression met l’accent sur le flou inhérent à toute chose, fût-elle la plus clairement lexicalisée.

La dérision continue son travail de destruction des mythes dans cette scène d’anthologie (répétée dans L’Insoutenable légèreté de l’être) où l’on voit de pauvres chiens poursuivis par une meute de vieillards déchaînés. L’épisode n’est pas raconté sous un angle objectif. En effet, Jakub donne à cette scène un aspect grotesque qui crée le dialogue entre le texte et sa lecture :

‘« Le chien lui lécha de nouveau le visage (il sentait peut-être que Jakub pensait constamment à lui) et Jakub se dit que dans son pays les choses ne s’amélioraient pas et n’empiraient pas non plus, mais qu’elles devenaient de plus en plus risibles : il y avait naguère été victime de la chasse à l’homme, et la veille il y avait assisté à une chasse aux chiens, comme si c’était encore et toujours le même spectacle dans une autre distribution. Des retraités y tenaient les rôles de juges d’instruction et de gardiens, les hommes d’Etat emprisonnés étaient interprétés par un boxer, un bâtard, et un lévrier »
Il se souvint qu’à Prague, quelques années plus tôt, ses voisins avaient trouvé leur chat devant la porte de leur logement avec deux clous plantés dans les yeux, la langue tranchée et les pattes ligotées. Les gosses de la rue jouaient aux adultes » (p. 168).’

Une seule phrase nous averti que le lecteur n’est pas guidé vers une interprétation précise du texte : « elles devenaient de plus en plus risibles ». Le rire dont il s’agit ici n’est pas un rire franc, spontané. C’est plutôt un rire moqueur, un rire cynique qui détruit l’objet qui le suscite. Il n’est pas question de « rire avec » mais de « rire contre ». Ce type de rire est subversif pour le lecteur car il devient complice du cynisme de Jakub. La destruction se fait alors contagieuse et dépasse les frontière du roman. Là réside sans doute la magie de la littérature. « L’insoutenable légèreté » de ce rire traverse également l’histoire du trio vaudevillesque constitué de Kamila, Klima et Ruzena. Un autre épisode tout aussi grotesque de par son décalage par rapport à l’intrigue principale attire notre attention : celui où l’on voit Ruzena et Kamila attablées avec les trois membres de l’équipe de tournage :

‘« Quelle idylle, quel repos ! Quel entracte au milieu du drame ! Quel voluptueux après-midi avec trois faunes !
Les deux persécutrices du trompettiste (ses deux malheurs) sont assises face à face, elles boivent toutes deux le vin de la même bouteille et elles sont toutes deux pareillement heureuses d’être ici et de pouvoir, même un instant, faire autre chose que de penser à lui. Quelle touchante connivence, quelle harmonie ! » (p. 197).’

Notons le ton savamment ironique du premier paragraphe et de la fin du second. Le narrateur n’omet pas de glisser ses railleries dans le texte. Il ne manque pas l’occasion de ridiculiser les situations les plus tendues autant que les plus anodines. La scène qui regroupe Ruzena et Kamila, par son aspect « idyllique », montre le paradoxe et l’insignifiance de leur rivalité.

Dans un cadre beaucoup moins frivole, Boudjedra s’ingénie également à montrer l’insoutenable insignifiance des événements les plus dramatiques dans un monde où la mort ôte toute sa prétention à la vie. Ce sont aussi les commentaires des narrateurs-personnages qui définissent les limites entre ce qui est en deçà et ce qui est au-delà du champ de l’histoire racontée. L’ironie apparaît là aussi dans une aire réservée exclusivement au jeu entre lecture et écriture. Il en est ainsi du passage de La Répudiation où il est question des secondes noces de Si Zoubir :

‘« Le peuple braillard était aux premières loges et se bâfrait sans aucune retenue; tout le monde profitait de l’aubaine. Le nouveau marié restait invisible pendant de longues journées et, lorsqu’il réapparaissait, il aimait exhiber sournoisement des cernes d’homme comblé, suggérant des orgies interminables. En fait, il était conscient de faire l’amour à une gamine et cette idée perverse l’excitait par dessus tout. Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d’une éventuelle fête érotique, à l’instar du gros commerçant » (p. 65).’

L’adjectif « braillard », et les verbes « bâfrait », « profitait » et « exhiber » suggèrent l’exubérance. Ils dénotent aussi la tendance du narrateur à l’exagération. L’hyperbole ne concerne pas uniquement l’aspect carnavalesque de la fête; elle dénature la description en ajoutant un élément très épicé : l’ironie. L’euphorie propre au récit de la fête cache en effet une réalité grotesque mise en évidence grâce à la locution adverbiale « en fait ». Le travail de destruction des piliers de la société (religion, tabous sexuels, etc.) par la dérision se poursuit à l’image de ce passage où la femme voilée passe aux rayons x du regard masculin :

‘« Un voile blanc (simple suggestion !) troue de temps en temps la masse amorphe. Des yeux noircis par le khôl, un léger strabisme ! Les hommes adorent ça et louchent dans les limites de la religion. Louange au déhanchement » (p. 74).’

L’ironie permet de voir l’envers du décor. Les exemples de ce type d’écriture qui ouvre au scalpel les êtres et les idéologies se multiplient dans le roman. Rien n’arrête le narrateur dans sa course contre et pour la vérité. Contre une vérité absolue, pour la vérité du questionnement. Boudjedra nous offre dans son roman une autre vérité, celle de la relativité. Le discours religieux et la démagogie politique sont lacérés par le scalpel de l’écrivain qui, non content d’en démonter les mécanismes, en détruit la puissance castratrice.

En définitive, les romans de Boudjedra et ceux de Kundera permettent de détruire, par le grotesque, les pièges lyriques du kitsch. Le kitsch, terme né en Europe centrale, ne connaît pas les frontières artificielles du monde moderne. Il est le propre de l’homme et c’est pourquoi nos deux auteurs tentent dans leurs oeuvres, de nous en montrer les dangers. La violence de la démonstration peut être patente grâce à un verbe violent et irrévérencieux, comme elle peut être latente grâce à un verbe plus édulcoré mais qui sait introduire, aux moments où l’on s’y attend le moins, le discours scatologique. En effet, qu’est-ce que le kitsch sinon la négation de la merde selon les propres dires de Kundera.

Notes
302.

- Id.

303.

- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 26.