2.2 Etudier l'utilisation des savoirs enseignés en situations professionnelles

Ce qui définit la plupart des recherches en didactique des sciences et des techniques, c'est de s'inscrire dans le cadre d'une discipline de référence, qu'elle soit mathématique, expérimentale ou technique. La plupart de ces recherches ont pour objet l'enseignement et l'apprentissage de concepts d'une de ces disciplines en situations scolaires. Cependant, certains chercheurs, encore peu nombreux, s'intéressent depuis quelques années à la mobilisation de ces savoirs dans des situations professionnelles (Mercier 1994, Bessot et Eberhard 1995 pour les mathématiques) ou se voulant proches de situations professionnelles (Pateyron 1997, dans le cadre d'un TP de régulation ; Bazile 1994, dans le domaine de l'agro-alimentaire). Leurs objectifs sont généralement de repérer des savoirs disciplinaires mobilisés dans des pratiques professionnelles, de mieux comprendre les caractéristiques des situations dans lesquels ils sont utilisés, et d'analyser les modifications que font subir aux savoirs les acteurs qui les utilisent.

La plupart du temps, ces travaux sont réalisés dans une perspective d'amélioration de l'enseignement d'une discipline dans les formations professionnelles. Ils peuvent permettre de bâtir des situations et séquences d'enseignements plus contextualisées et plus motivantes pour ces élèves, car plus proches de leur future pratique professionnelle. Notre recherche ne visant pas l'amélioration d'une discipline particulière, il semble au premier abord que les objectifs de ces chercheurs ne soient pas des plus judicieux dans notre cas. On pourrait cependant envisager d'étudier l'utilisation par les élèves, en situations professionnelles, non pas de quelques concepts d'une discipline enseignée, mais de plusieurs concepts de différentes disciplines. Ce travail présenterait l'intérêt d'analyser la pertinence des savoirs enseignés dans des situations professionnelles données, et les difficultés et/ou facilités des élèves à réaliser les transferts de ces savoirs de l'école vers les lieux de travail. Mais alors on fait face à une première difficulté : quels savoirs choisir parmi les nombreux enseignements existants (environ 1600 heures sur les trois années de la formation repartis en 41 disciplines) ? Il n'est pas possible méthodologiquement de vouloir tous les considérer. Par contre il serait possible de limiter le nombre de ces enseignements à quelques-uns, en fonction de la nature du projet de l'élève.

A ce stade de notre questionnement, il est intéressant de se pencher sur les rapports entre compétences et savoirs enseignés. Si les compétences sont seulement le fruit d'une application des savoirs disciplinaires enseignés à des situations professionnelles, alors cette hypothèse milite pour une proximité des savoirs et des compétences, tout du moins, pour un lien fort entre eux. La recherche de ces savoirs enseignés dans la pratique des élèves ne devrait pas poser de gros problèmes, ce qui permettrait d'en considérer un nombre assez important. Mais comment sont définis ces savoirs enseignés ? Sont-il eux-mêmes issus d'une analyse des compétences des professionnels qui aurait abouti à une décontextualisation ? Ou bien ont-ils une autre origine ? Mieux connaître cette origine et le processus par lequel ils ont été définis, nous aiderait à mieux cerner la nature des liens qu'ils entretiennent avec les compétences des professionnels (Rogalski et Samurçay, 1994).

Pour étudier la définition de ces savoirs enseignés à l'ISTP nous allons utiliser l'approche de Chevallard (1991, 1992), un didacticien des mathématiques dont il convient préalablement de dire quelques mots. A la suite des travaux du sociologue M. Verret (1975), Chevallard s'est intéressé à la définition des objets désignés comme étant à enseigner : les savoirs enseignés. Chevallard distingue connaissances et savoirs. Les premières sont des dispositions des personnes, tandis que les deuxièmes sont le fruit d'une construction sociale, d'une mise par écrit qui les rend enseignables et enseignés. L'auteur a montré, pour les mathématiques, que ces savoirs enseignés ne peuvent en aucun cas être analysés comme des simplifications des savoirs produits et utilisés dans les sociétés savantes. Ils sont, au contraire, le résultat d'une construction qui les en fait différer qualitativement. Pour rendre compte de ces transformations, Chevallard a formulé le concept de transposition didactique. Tout savoir, avant d'être enseigné dans une institution d'enseignement, subit une transposition didactique qui doit satisfaire essentiellement deux contraintes :

Qu'en est-il à l'ISTP ? Nous allons revenir plus en détail sur la façon dont la formation a été créée, en nous intéressant uniquement au processus par lequel les savoirs enseignés ont été définis, afin d'étudier s'il y a également des phénomènes de transposition didactique. On se limitera à la phase de création de la filière par apprentissage qui a démarrée en 1992. On laissera de côté les modifications ultérieures qui n'ont d'ailleurs pas beaucoup modifié la nature des enseignements mais essentiellement leur volume horaire. La figure 3 donne une vue synthétique du processus de définition des savoirs à enseigner.

La première étape a été l'élaboration du premier référentiel métier, par des formateurs et des ingénieurs de différents secteurs de production. Il s'est constitué à cette occasion, une noosphère au sens de Chevallard. Une noosphère est une institution, dont la durée de vie est généralement limitée. Elle rassemble différents acteurs mandatés par leurs propres institutions de rattachement, et elle a pour objectif de sélectionner les savoirs à enseigner dans une formation ou un ensemble de formations. C'est la plupart du temps un véritable lieu de négociation sur les savoirs, les intérêts des acteurs institutionnels présents n'étant pas toujours convergents du point de vue des objectifs fixés à la formation. A l'issue de ces négociations, une production durable est réalisée, généralement sous la forme d'un texte, qui définit les savoirs sélectionnés, et parfois également des indications sur les situations pédagogiques nécessaires à l'enseignement de ces savoirs.

Une particularité est que, dans la noosphère qui nous intéresse ici, l'objet de négociation n'est pas un savoir savant, mais la pratique d'ingénieur de production. Comme l'a montré Darré (1994), la création d'un référentiel métier est véritablement une négociation sur la pratique professionnelle considérée, au sens où il faut se mettre d'accord sur une définition commune de ce qu'est cette pratique et sur les outils indispensables à son exécution. Ce faisant, les particularismes des secteurs de production ont tendance à être gommés, pour pouvoir décrire des compétences et des savoirs (par exemple des méthodes d'analyse du système de production) qui satisferont tous les négociateurs.

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Figure 3 : Essai de schématisation de la transposition des savoirs à enseigner

Une autre noosphère s'est ensuite constituée pour définir la formation. Elle réunissait des représentants de l'ISTP, des écoles partenaires et de différentes entreprises. Ils ont réfléchi aux moyens de formation, répartis en deux types : les enseignements académiques et la conduite du projet en entreprise. Laissons de coté ce dernier et restons au niveau des savoirs enseignés. Afin de constituer le dossier de demande d'habilitation auprès de la Commission des Titres d'Ingénieurs, les participants à cette noosphère ont dû également tenir compte des exigences de cette commission, au niveau de la nature des enseignements et de leur volume horaire. Le tableau 4 donne, dans la colonne de gauche et de manière simplifiée, les différents enseignements qui ont été retenus par les formateurs et validés par la CTI.

La phase suivante du processus de définition des savoirs à enseigner fait surgir de nouveaux acteurs : les enseignants eux-mêmes. Il est important de noter que ces enseignants ne sont pas tous salariés de l'ISTP, mais que beaucoup d'entre eux appartiennent aux institutions de formation partenaires, co-fondatrices de l'ISTP. Ce point est très important. Ces enseignants, dont certains d'entre eux sont également chercheurs, sont sollicités sur leur spécialité. Il leur est fourni simplement l'intitulé du cours accompagné de quelques objectifs, d'éléments de programmes et d'un volume horaire (cf. tableau 5). La spécification plus précise des savoirs reste donc en partie implicite, ceux-ci étant seulement définis par des grands titres (ex : fonctions paramétriques et polaires). Mais, plus important encore, le contexte d'utilisation de ces savoirs dans la pratique d'ingénieur de production est mal connu de ces enseignants externes puisqu'ils n'ont pas participé aux réflexions des deux noosphères successives. Il y a donc une incertitude sur les pratiques sociales qui leur servent véritablement de référence (Martinand, 1986) lors de l'élaboration de leur enseignement. Il est tout à fait possible qu'ils privilégient, consciemment ou non, des savoirs adaptés à la pratique de chercheurs ou d'ingénieurs qui ne sont pas spécialisés dans le domaine de production3.

Tableau 4 : Disciplines enseignées
Modules Enseignements Volume horaire
Culture générale et organisationnelle : - Langues vivantes
- Expression et communication
- Gestion des ressources humaines
- Connaissance de l'entreprise
192
144
48
138
Scientifique - Mathématiques et statistiques
– Informatique
- EEA : électricité, électronique, électrotechnique, automatique, mesures
- Physique : optique, thermodynamique et thermique, ondes et propagation
- Matériaux, métallurgie
- Mécanique générale, résistance des matériaux, mécanique des fluides
192
176
242
128
192
192
Technique - Dessin industriel, schéma électrique
- DAO-CAO
- Métrologie
- Méthodes
- Electricité, automatique, robotique
- Mécanique appliquée
- Procédés de fabrication : mécanique, électrique, plastique, textile et autres
192
56
64
96
114
64
288
Gestion de production - Organisation et gestion de la production
- CFAO
- Maintenance
- Qualité et sécurité
- Conduite de projets
112
140
100
88
68
[Note: (source : première demande d'habilitation CTI)]

En résumé, il y a des phénomènes de transposition didactique relativement complexes (Chevallard, 1991) pour arriver jusqu'aux savoirs qui sont effectivement enseignés en situation aux élèves (cf. figure 3). De nombreux acteurs de diverses institutions (ingénieurs professionnels, formateurs ISTP, membres de la commission CTI, enseignants des écoles partenaires, etc.) interviennent à des moments très différents de cette transposition. Ces interventions successives nous écartent des compétences réellement mises en oeuvre par les ingénieurs de production professionnels, pour aboutir à des savoirs finalement assez proches de ceux enseignés dans les établissements d'enseignement supérieur de l'éducation nationale, qui ne sont pas spécialisés dans la formation de ce type d'ingénieurs. Les liens entre savoirs enseignés et compétences ne coulent donc pas de source. Leur nature semble loin de se résumer à un transfert des savoirs de l'école vers les situations professionnelles.

La complexité de la transposition didactique aboutissant aux savoirs enseignés est finalement frappante au regard de ce que l'on demande aux élèves : transférer d'eux-mêmes ces savoirs qu'on leur enseigne, épistémologiquement très différents des compétences des professionnels, dans des situations de travail relativement éloignées des situations scolaires. On a donc là de bonnes raisons de penser que ce retour des savoirs enseignés vers les sphères productives par le biais des élèves, quand il existe, s'avère très difficile à réaliser.

Tableau 5 : Objectifs pédagogiques de l'enseignement des mathématiques
Module 1 : mathématique
Volume horaire sur les 3 années : 40 heures.
Objectifs :
- rappel des outils mathématiques supposés connus à bac + 2
- présentation des outils mathématiques nécessaires pour la formation ingénieur de l'ISTP en systèmes de production
- remise en évidence des éléments méthodologiques fondamentaux
Programme
1) Fonctions paramétriques et polaires
2) Calcul intégral
- Méthodes d'intégration
- Intégrales doubles et triples
3) Equations différentielles du 1er et 2ème ordre
4) Calcul matriciel
- diagonalisation et triangularisation, application aux systèmes d'équations y
compris différentielles
5) Eléments statistiques
6) Utilisation de progiciels de calculs
NB: les éléments mathématiques nécessaires à certaines disciplines en 3ème et 4ème années seront développées par le formateur spécialiste
[Note: (source : première demande d'habilitation CTI )]

En conséquence, l'étude de la mobilisation en situations professionnelles de certains savoirs enseignés à l'école et les transformations que les élèves leur font subir, est une question relativement complexe, même si l'on se limite à un ou deux domaines de savoirs enseignés. Les chercheurs en didactique des mathématiques qui se sont intéressés à cette question n'ont d'ailleurs considéré que quelques concepts mathématiques et sont loin d'affirmer que les compétences se réduisent à la simple mise en oeuvre de connaissances enseignées (Mercier, 1994 ; Bessot et Eberhard 1995 ; Pateyron, 1997). Se lancer dans une telle étude nous paraît peu cohérent avec le sens de la demande de l'ISTP, dans la mesure où nous ne pouvons que la restreindre à quelques savoirs enseignés. Il faut également ajouter qu'il n'existe, actuellement, aucune théorie ni méthodologie pour construire un tel objet de recherche.

Notes
3.

D'ailleurs, cette phase du processus a fini par poser des problèmes d'incohérence entre enseignements, ce qui a poussé les formateurs de l'ISTP à préciser des objectifs (être capable de) pour chaque enseignement, en regard de la description des compétences du référentiel.