1.2 Les dangers d'une lecture directe des compétences

Cette dernière préoccupation rejoint celle des ergonomes et des psychologues du travail, qui depuis de nombreuses années (Resche-Rigon, 1984 ; Leplat, 1993) mettent en évidence le caractère erroné de la vision d'un homme qui serait robotisé, y compris lorsqu'il s'agit de bas niveaux de qualification. Les définitions des compétences les plus intéressantes pour nous sont d'ailleurs certainement celles des ergonomes et psychologues du travail, dans la mesure où ceux-ci ont défini cette notion pour rendre compte, à un niveau de description relativement précis, des capacités permettant la réalisation d'activités en situation de travail. En voici deux définitions relativement semblables :

‘"La compétence est le système de connaissances qui permettra d'engendrer l'activité répondant aux exigences des tâches d'une certaine classe [..] Elles sont finalisées et se caractérisent par la mise en oeuvre de connaissances en vue de la réalisation d'un but"(Leplat, 1991) ’ ‘" La notion de compétence peut se définir comme le système d'explication de la performance observée, qui décrit l'organisation des connaissances construites dans le travail et pour le travail" (Samurçay et Pastré, 1995) ’

Ces définitions insistent sur les liens des compétences, entendu comme système de connaissances, avec l'activité ou la performance, c'est-à-dire ce que fait réellement l'acteur en situation de travail. Beaucoup d'ergonomes et de psychologues argumentent sur la nécessité d'une analyse préalable de l'activité réelle du sujet, avant de s'intéresser à ses compétences :

‘ "Il ne peut être question, d'un point de vue méthodologique, de chercher à identifier, hors activité, les composantes des compétences par interrogation directe de l'opérateur (et encore moins de sa hiérarchie) [..] les compétences sont inférées par l'ergonome à partir des résultats de l'analyse de l'activité" (De Montmollin, 1995) ’

Trop souvent cette phase d'analyse préalable de l'activité n'est pas faite. On peut expliquer ces raccourcis méthodologiques par la nature des demandes des entreprises aux consultants ou aux chercheurs. Il s'agit d'élaborer des outils d'identification et d'évaluation des compétences qui soient les plus efficaces et les plus généralisables possible afin de permettre aux recruteurs de garantir l'adéquation des candidats aux postes de travail. Dans cette logique, la tentation est grande d'aller au plus court et de se passer de l'analyse de l'activité réelle ou, tout du moins, de ne la réaliser que sur quelques cas. L'objectif est de bâtir au plus vite des tests, des grilles, ou tout autre dispositif, afin de tester sur un grand nombre d'individus, la présence ou l'absence de certaines compétences (Clot, 1995). Or, rien n'est moins évident que la relation entre un test ou une grille et une compétence réellement mobilisée dans le travail. Faverge, un ergonome français avait déjà discuter ce lien problématique dans les années cinquante. Il a montré, par une expérience, qu'il était impossible de pronostiquer l'aptitude à la soudure chez des sujets non experts au moyen d'un test basé sur des exercices gestuels. Pourtant, il avait retenu les critères de ce test après avoir réalisé une analyse du travail de plusieurs soudeurs. Mais les sujets réussissant le test ne s'avéraient pas forcément les plus doués ensuite dans la tâche effective de soudage. Réussir le test n'impliquait pas savoir souder :

‘"Nous avions encore une fois été victimes de cette notion, enracinée en nous, d'aptitude, aptitude à effectuer des mouvements fins, de la main gauche, qui ne représente rien, en dehors de la tâche proposée. " (Faverge, 1952) ’

L'expérience de Faverge nous montre que l'acte effectué à vide, en dehors de la tâche dans laquelle il s'inscrit, ne garantit pas que la réalisation complète de cette tâche soit correcte. Pour prendre un autre exemple, avoir des doigts agiles, ou savoir lire une partition, ne signifie pas forcément qu'on sera doué pour jouer du piano. C'est la tâche dans son ensemble qui structure la compétence (y compris ses particularismes) et non pas des actes isolés que l'on pourrait décontextualiser. Naville (1972), dans son travail sociologique sur l'orientation professionnelle, résume bien cet impossible objectif d'une identification des aptitudes qui se passe d'une analyse préalable de l'activité des travailleurs.

‘"En somme, il n'est pas plus possible aujourd'hui qu'hier de séparer l'individu des tâches qu'il accomplit pour extraire de son activité des aptitudes a priori, antérieures à l'acte même qui les détermine et les crée." (Naville, 1972)’

Un danger de même ordre, est de tenter de "logiciser" les compétences, de les traduire en des règles scientifiques ou techniques. De Certeau (1981) pointe cette tentative, courante au cours des trois derniers siècles, de déterminer les règles logiques qui gouvernent les pratiques artisanales ou industrielles et de les autonomiser par rapport à ces pratiques. Il s'agirait de repérer dans les pratiques courantes, une logique qui serait cachée et de la traduire en des règles techniques. Mais ce faisant, on quitte le contexte concret de réalisation des tâches qui, comme nous le verrons plus loin dans ce chapitre, est déterminant pour comprendre l'organisation des compétences qui sont toujours construites en réaction à des environnements de travail particuliers.