2.3 Les perspectives situées

Depuis quelques années, des approches alternatives au modèle cognitiviste se sont développées au sein des sciences cognitives, que l'on regroupe maintenant sous l'appellation de cognition ou action située. Elles partent toutes d'une critique de l'hyper-importance du rôle des représentations dans les théories explicatives de l'activité humaine. Cependant, le terme d'action située regroupe en fait des réponses relativement différentes, selon que, dans les versions les plus radicales de ce courant, l'existence de toute représentation élaborée est remise en cause, ou bien que, dans d'autres versions, l'importance de ces représentations soit minimisée dans certaines situations.

Les approches les plus radicales considèrent que, dans nos actions, il n'est pas nécessaire (et non pertinent) de construire une représentation élaborée de la situation puisque le monde est immédiatement disponible à la perception. C'est la perception intelligente de l'environnement qui joue un rôle central : ‘"the key idea from situatedness is : the world is its own best model" (Brooks, 1991)’. Les connaissances sont donc essentiellement locales et émergent dans la relation dynamique de l'acteur au monde, à des fins d'utilisation immédiate. Elles ne sont plus propriété unique de l'acteur, ceci n'ayant pas véritablement de sens, mais propriété de l'interaction acteur-monde en situation (Agre et Chapman, 1990 ; Brooks 1987) voire de la situation elle-même (Hutchins, 1994, 1996). Une fois cette interaction passée ou la situation quittée, les connaissances ne sont pas stockées chez le sujet. Seuls des indices demeurent, qui permettront de faire émerger les connaissances de plus en plus automatisées, sous forme de routines, si des interactions de même type se reproduisent (Conein, 1997).

A y regarder de plus près, il semble que cette position extrême soit fortement liée au type de problème et de situations auxquels ces auteurs ont choisi de s'intéresser. Les problèmes soulevés sont souvent ceux du déplacement ou de l'action physique dans des espaces mouvants. La préoccupation des chercheurs est de trouver des routines adaptatives simples, qui permettent l'ajustement aux situations. Comme l'environnement évolue sans cesse, l'important est de relancer un questionnement perceptif ciblé régulier, et de réajuster les actions en fonction du but recherché. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire de vouloir élaborer une représentation complexe de l'environnement et des actions à réaliser, représentation qui, en raison de ces modifications incessantes, devient vite caduque et conduit la plupart du temps, à l'échec (Agre et Chapman, 1990). Mais qu'en est-il lorsque les environnements sont beaucoup plus stables, lorsque par exemple ils ne changent pas tant que le sujet ne fait pas lui-même une modification ? Les résultats difficilement contestables des approches cognitivistes montrent que dans ce cas, des représentations très élaborées des situations peuvent être construites par les sujets.

C'est pour cette raison que d'autres travaux en sciences cognitives, beaucoup moins radicaux, visent à minorer, mais sans l'exclure, le rôle des représentations dans l'activité pour mieux cerner le rôle que joue l'environnement physique et social dans celle-ci (Bruner 1991 ; Norman, 1993). Ils rejoignent des réflexions sur l'action, entre des chercheurs de domaines de recherche différents comme la philosophie, la psychologie et la sociologie9 (Livet 1993, 1994 ; Thévenot 1990, 1993a, 1993b, 1995, 1998 ; Pinsky 1991, 1993 ; Theureau 1991 ; Petit 1990). De la diversité de ces débats actuels, nous retiendrons et développerons deux idées qui sont plus particulièrement objet de discussion au sein des champs de recherche sur l'activité en situation de travail :

Notes
9.

Les articles, de plus en plus nombreux sur cette question de l'action, témoignent du regain d'intérêt qui lui est porté depuis quelques années. Voir en particulier : Sociologie du travail, 1994 ; Intellectica, 1993, 1998 ; Raisons Pratiques 1990, 1993 ; Cognitive science, 1993.