2.5 L'intentionnalité de l'activité

Le terme de totalité dynamique utilisé par Theureau et Pinsky veut souligner la nature intentionnelle des liens entre actes physiques, communications et interprétations. Cette dimension intentionnelle est ce qui donne sens aux actions du sujet, ce que soulignent également d'autres auteurs (Leontiev, 1984, Bronckart 1997, Vernant, 1997). En conséquence, une possibilité d'étude de l'activité consisterait à opérer un découpage intentionnel de celle-ci, c'est-à-dire à isoler des séquences d'événements subjectifs (actes et pensées) orientés par des intentions que se fixe successivement un acteur. Quelle est la pertinence d'une telle approche ? Pour répondre à cette question, il convient d'examiner plus précisément les notions d'intention et d'intentionnalité, qui font débat à l'heure actuelle entre les auteurs (philosophes, sociologues) s'intéressant à l'action (Intellectica, 1993 ; Raisons Pratiques, 1990). Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur un article de la revue Intellectica (Dreyfus, 1993) qui met bien en évidence deux conceptions de l'intentionnalité de l'action humaine : celles proposées d'un côté par Searle (1985) et de l'autre par Heidegger (1985).

Pour Searle, qui définit l'intentionnalité dans une perspective héritée de Husserl, cette notion réfère aux buts que se fixe un acteur, et qui sont le point de départ de l'action. Pour toute action, une représentation d'un but visé doit exister durant sa réalisation et doit jouer un rôle causal continu en donnant à l'action sa forme. Searle distingue cette intention dans l'action, de l'intention préalable qui peut exister avant que ne débute l'action. Cette distinction permet de comprendre qu'il n'existe parfois pas d'intention préalable, car l'action peut être spontanée en réaction à un événement de l'environnement. Elle permet aussi de comprendre que l'intention préalable puisse être très différente de l'intention dans l'action : la première n'est souvent pas à même de prendre en compte les contraintes concrètes de la situation dans laquelle se déroule l'action et qui peuvent amener à préciser voire modifier l'intention au cours de l'action.

Heidegger se distingue de cette conception de l'intentionnalité, pour lui trop restrictive. Il propose de considérer une autre forme d'intentionnalité beaucoup plus fondamentale que celle avancée par Searle, qu'il nomme transcendance originelle (Dasein). Pour lui, la plupart des activités de la vie quotidienne ne nécessitent ni intention préalable, ni intention dans l'action. C'est seulement lorsque les situations deviennent inhabituelles et difficiles que les individus s'engagent dans l'action délibérée, c'est-à-dire causée par une intention consciente de l'acteur. Or, dans la vie quotidienne, ces situations ne sont pas les plus nombreuses. La plupart du temps, nous réalisons des actions qui ne requièrent pas constamment une représentation qui spécifie ce que l'action doit accomplir : par exemple conduire en voiture pour aller au bureau ; se brosser les dents ; laver la vaisselle ; conduire une machine ; etc. La preuve en est que nous pouvons penser à autre chose lorsque nous réalisons ces actions très habituelles et nous laisser guider par des habilités acquises par expérience, qui ne mobilisent pas d'intentions précises. Ceci ne veut pourtant pas dire que ces actions ne sont pas intentionnelles au sens de Heidegger, à savoir dirigées vers des points terminaux. Mais ces points terminaux ne doivent pas être confondus avec un but fixé par l'acteur qui serait la cause cette action. Au contraire, c'est dans une réaction habituée à la situation, c'est-à-dire expérimentée maintes fois, que le sujet organise spontanément son action.

Quelle conception de l'intentionnalité retenir pour notre étude ? Pour répondre à cette question, il nous semble fondamental de s'interroger a priori sur le type d'activité des acteurs observés.

Lors d'activités très habituelles, il est clair que l'intentionnalité définie au sens de Searle pose un problème important : comment accéder aux intentions réelles d'un acteur au moment où il agit ? Searle propose d'interroger l'acteur qui doit être en mesure de fournir une réponse précise à cette question. Mais certains auteurs soulignent la difficulté qu'ont les praticiens expérimentés, y compris dans des professions très intellectuelles, à expliciter des intentions précises qui seraient la cause de leurs actions habituelles (Schwartz, 1988 ; Dadoy, 1989 ; Falzon, 1991 ; Faïta, 1995). Si l'on se réfère à Heidegger, on expliquera ces difficultés par le fait que ces praticiens agissent souvent sans recourir à des intentions claires au cours de l'action mais déploient des habilités en réponse aux exigences des situations. Heidegger ajouterait que ce que les acteurs sont capables de dire de leurs activités habituelles ne repose pas sur une recherche de ce que sont (ou étaient) leurs intentions réelles au cours de l'action, mais sur un répertoire de termes utilisés couramment et socialement partagés, pour rendre compte de la finalité de leurs activités. Ceci laisse une large possibilité d'écart entre ces intentions déclarées et celles éventuellement présentes au moment de l'action.

Si l'on s'intéresse à des activités beaucoup moins habituelles, il est probable que l'acteur ait recours à des intentions délibérées, plus aisément explicitables qui, comme le suggère Searle, auront effectivement un rôle causal sur l'action. Il nous semble, a priori que nous sommes dans ce dernier cas. Notre objectif est d'étudier des élèves qui doivent conduire un projet dans leur entreprise. Le fait qu'ils soient novices, qu'ils réalisent un projet défini par un certain nombre d'objectifs et qu'ils doivent respecter des contraintes explicites importantes (délais, contraintes de sécurité, contraintes économiques) sont trois facteurs qui, vraisemblablement, entraînent des activités peu répétitives et assez inhabituelles pour eux. Une approche basée sur un découpage intentionnel de l'activité nous semble possible et se justifie donc en fonction de la nature de l'activité de ces élèves-ingénieurs en apprentissage.

En conséquence, nous définirons une action comme une séquence d'événements imputables à un acteur (gestes et/ou perceptions et/ou communications et/ou réflexions et/ou interprétations) et orientés vers une intention qui en est la cause. C'est la caractéristique suiréférentielle de l'intention, c'est-à-dire que cette dernière est l'origine de l'action et est en même temps son but final.