3.1.1 L'action située de A. Schutz

L'approche phénoménologique de l'action de Schutz (1987), reprise également par Berger et Luckmann (1996) permet de bien saisir ces effets de la position spatio-temporelle sur l'activité. Il reprend la réflexion initiée par Mead (1963) sur les répercussions du positionnement du corps du sujet dans l'espace, dans une perspective plus phénoménologique :

‘"Le lieu que mon corps occupe dans le monde, mon Ici, est le point de départ de mon orientation dans l'espace. Il est pour ainsi dire le centre O de mon système de coordonnées. Par rapport à mon corps, je regroupe les éléments du milieu environnant sous les catégories droite/gauche, devant/derrière, dessus/dessous, proche/lointain et ainsi de suite. De même mon Maintenant est à l'origine de toutes les perspectives temporelles qui me permettent d'organiser les événements du monde sous les catégories avant/après, passé/futur, simultanéité/succession" (Schutz, 1987). ’

L'auteur essaie ensuite de tirer les conséquences de cet ancrage du sujet dans le temps et l'espace du point de vue de ses possibilités d'action et de perception de la réalité. Selon la proximité spatiale et temporelle du sujet à des zones de la réalité, il distingue différents mondes perçus :

  • Le monde à portée, comprenant les objets proches, manipulables, mais également les objets situés dans le champ de manipulation et d'audition. Il comprend le monde ouvert aux focalisations actuelles de l'individu, mais également les mondes adjacents du travail potentiel. Ces domaines n'ont pas de frontières rigides, mais dépendent des changements d'intérêts et d'attitudes perceptuelles du sujet.

  • Le monde potentiellement à portée, où deux zones de potentialités peuvent être distinguées :
    • Le monde restaurable, qui renvoie au passé : c'est le monde qui a déjà été à portée et qui, selon le sujet, peut l'être à nouveau. L'idéalisation dirigeant notre conduite quotidienne est qu'il est possible, la plupart du temps, d'agir dans ce monde restaurable comme nous avons pu déjà le faire précédemment.

    • Le monde atteignable, basé sur des anticipations du futur : il s'agit du monde qui n'a jamais été à portée, mais qui pourrait l'être par un acte volontaire de la part du sujet. Tout être a bien évidemment une idée des parties de la réalité qu'il peut facilement atteindre et de celles qui le seront beaucoup moins, voire impossible. Si nous voyons des contemporains aller dans ces parties du monde, celles-ci nous paraîtront généralement plus atteignables que d'autres, dont personne ne nous a jamais parlé.

Si l'on suit Schutz, l'activité est toujours située, car localisée dans le monde à portée. Il va même plus loin puisqu'il spécifie des domaines de ce monde à portée en fonction des focalisations de l'acteur, elles-mêmes liées à la nature de son activité. Ce centrage, dû à la fois à la position dans l'espace-temps et à la nature de l'activité, génère des contraintes qui, paraissant triviales, n'en sont pas moins essentielles sur l'orientation et la réalisation des actions :

  • attentions plus ou moins fortes à certains événements,

  • proximité ou non d'artefacts ou d'acteurs dont on aurait besoin pour l'activité en cours,

  • à l'inverse, perturbations possibles par la présence ou l'absence d'autres acteurs ou d'autres artefacts qui peuvent solliciter le sujet,

  • uni-localisation ou pluri-localisation d'une tâche à réaliser,

  • etc.

La mobilité de l'acteur lui permet de modifier son monde à portée. En particulier, il peut se rendre sur les lieux plus ou moins connus où il pourra trouver des ressources (humaines ou techniques) nouvelles ou manquantes dans les lieux précédents, où éviter certaines perturbations. Cette mobilité facilite également les remémorations puisque l'acteur peut revenir sur le lieu d'actions passées pour y retrouver des traces, voire même refaire cette action pour avoir sous les yeux son processus et son résultat. Elle peut également faciliter l'organisation d'actions futures, par une visite et une analyse des caractéristiques d'un environnement de travail. Mais ces déplacements peuvent être coûteux si par exemple ils sont relativement longs, et s'ils obligent à quitter une zone de travail sensible durant un temps plus ou moins important. Ils entraînent des détours, où les actions en cours sont mises entre parenthèses. Ils peuvent également être difficiles, voire impossibles, en particulier dans des environnements industriels où toutes sortes de contraintes peuvent les perturber : impossibilité physique d'accéder à certains lieux (conduites ; intérieurs de certaines machines ; règles de sécurité ; etc.). Des moyens d'accès indirects peuvent être nécessaires (par exemple l'accès à ce qui se passe dans une conduite par le biais d'un capteur), mais nécessiteront alors des inférences, raisonnements ou des supputations, d'autant moins sûrs que les élèves auront une faible expérience dans l'entreprise. Ces renseignements partiels peuvent exiger des actions complémentaires, où l'on recherche à vérifier, recouper des informations.