Pour notre étude, nous faisons l’hypothèse qu’il y a un lien étroit, de nature fonctionnelle, entre les objets et l’activité d’un acteur d’une entreprise : d’une part, comme nous venons de le voir, en raison des contraintes exercées par les objets, et d'autre part parce que l’acteur conçoit, adapte, déplace, élimine certains artefacts en fonction des buts qu’il poursuit et des conditions concrètes dans lesquelles il se trouve. Sans ce travail incessant d’aménagement des artefacts de son environnement de travail, l’activité ne pourrait véritablement se réaliser. Les objets sont donc à prendre en compte dans notre analyse, dans la mesure où nous pensons qu’ils contribuent grandement à comprendre comment s’organise l’activité des élèves-ingénieurs.
Si l’on revient maintenant à notre modèle de l’activité, ce qui précède nous aidera à en déterminer les finalités et les modalités. Pour que ceci soit plus clair, prenons un exemple. Lors des contacts avec un fournisseur, divers artefacts surgissent : cahier des charges, devis, bon de commande. Ces artefacts sont autant d’indices montrant que la finalité de l’activité est la sollicitation. Autre exemple : un planning d’actions est conçu par l’élève. Nous avons là une indication d’un mode téléologique de contrôle et de coordination de l’activité.
Cependant, nous ne devrons jamais nous satisfaire d’une analyse des caractéristiques des objets qui les isole de leur place effective dans l’activité d’un acteur :
Tout d’abord, parce que ces objets peuvent être détournés de leur fonction d’usage habituel. Nous avons tous en tête de nombreuses expériences où un tournevis a été utilisé pour taper sur une pointe, ou une chaise a fait office de table, etc. On pourrait croire, a priori, que ces détournements ne peuvent exister dans les entreprises, en raison d’une organisation rationnelle du travail. Pourtant, l’observation de professionnels montrent qu’ils ont recours à ces détournements dans certaines circonstances (Clot, 1995). Ce qui montre bien qu’il convient de distinguer fonction prescrite par le concepteur de l’objet et les organisateurs du travail et fonction réelle dans l’activité d’un acteur.
Ensuite, parce qu'à mesure que l’habitude d’utilisation d’un artefact est plus grande, le mode de contrôle de l'activité se modifie : il n’est plus besoin de réfléchir autant car des automatismes et /ou des routines se créent15.
Enfin, parce que le contexte de leur utilisation peut jouer un grand rôle. Partant d'une relecture de la pensée de Simondon (1989), Dodier (1995) insiste sur le fait que les objets ont des propriétés qui peuvent rendre l'activité plus complexe quand il devient nécessaire de rendre compatibles ces propriétés entre elles : par exemple, prendre en compte les conséquences de la chaleur dégagée par un élément sur un autre élément. Ce sont des difficultés qui surgissent dans les entreprises lors de l'élaboration de nouveaux outils ou lors de l'intégration de ceux-ci dans des ensembles techniques plus vastes (comme par exemple une chaîne de production automatique). Ces difficultés se posent également lorsque les objets vieillissent. Leur comportement peut alors s'éloigner des scénarios de fonctionnement normaux définis par les concepteurs, et de nouvelles incompatibilités surgissent qu'il faudra prendre en compte pour continuer à faire fonctionner l'objet.
On voit bien à travers ces trois points, les liens étroits entre objets et activité. Si les premiers contraignent la seconde, l’acteur peut parfois habilement décupler les possibilités d’usage des objets. La force de l’habitude permet aussi de diminuer l’effort ou l’attention lors de leur utilisation. A l’inverse, les objets peuvent faire surgir de nouvelles questions, exigeant parfois de réviser certaines règles routinières ou automatismes qui avaient été peu à peu constituées par l'apprentissage de leur utilisation. De nouveaux raisonnements sont nécessaires pour comprendre ce qui ne fonctionne pas ou plus et, pour apporter des solutions à ces problèmes inhabituels.
Conein constate cette diminution de la réflexion dans le cas de l'utilisation d'une billetterie automatique de la SNCF : "lorsque l'usager est expert, il utilise le dispositif instructionnel comme une structure de contrôle en mettant entre parenthèses les informations sur l'action. Cette simplification du traitement de l'information s'observe bien lorsque les touches sont frappées sans temps d'arrêt pour la lecture. [..] Dans un contexte d'usage routinier, il [l'usager] utilise la disposition spatiale des touches." (Conein, 1997, p28).