3.2.3 Le projet comme artefact

Parmi tous les artefacts avec lesquels un élève peut interagir, il en est qui ont une place particulière dans l’activité puisqu’ils ont été conçus pour aider à l’organisation des actions. De nombreuses méthodes, grilles, logiciels existent pour aider les ingénieurs en ce domaine (PERT, MERISE, SADT , Microsoft Project, etc.). Avec le développement des systèmes informatiques, de véritables simulations, sous la base de modélisations peuvent être réalisées pour évaluer l'état futur d'un environnement de travail. Les ingénieurs utilisent fréquemment ce genre d'outils, le plus souvent pour simuler le comportement d'objets techniques, mais également parfois pour anticiper des configurations économiques, et humaines. Ceci constitue de précieuses aides pour prendre des décisions en minimisant les risques.

Nous considérons que le projet16 fait partie de ces artefacts d’organisation de l’activité. Ici, il s'agit des différentes versions écrites du projet. Nous ne pensons pas que le projet fasse, dans un premier temps, l'objet d'une phase d'élaboration avec mise par écrit, puis, dans un deuxième temps, d'une mise en oeuvre strictement fidèle à cette seule version. Une lecture rapide de différentes versions de projets d'élèves montre qu'ils évoluent sans cesse, la mise par écrit semblant jouer un rôle de stabilisation ponctuelle de leurs caractéristiques. Il y a véritablement un va et vient (cf. figure 5) entre les différentes versions écrites, qui sont d'ailleurs plus ou moins complètes, et les actions effectivement réalisées. Nous optons donc pour une conception dynamique de la notion de projet : il évoluera au fur et à mesure du temps de présence de l'élève en entreprise, en fonction des modifications et des précisions apportées par la confrontation aux situations professionnelles rencontrées, en particulier sous le conseil des tuteurs entreprise et ISTP.

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Figure 10 : Evolutions des versions écrites du projet en fonction du temps de présence dans l'entreprise

Considérer le projet comme un artefact, c’est refuser de lui donner une existence virtuelle, indépendante de toute matérialisation écrite. Le projet écrit est sujet à interprétation et réinterprétation (Suchman, 1990 ; Thévenot, 1995) par l’élève. Les descriptions d'actions contenues dans ce projet, même spécifiées en des plans très précis, nécessiteront des amendements et des précisions lorsque les élèves les mettront en oeuvre en situation. Cela tient à ce que les dispositifs symboliques permettant de définir des plans préalables ne peuvent représenter que partiellement les situations d'actions. Il y a donc un écart entre la planification de l'action et sa réalisation, qui fait que les plans préalables deviennent, dans les situations, des ressources pour les élèves (Norman, 1993, Suchman, 1990) car ils ne peuvent prendre en compte toutes les contraintes et les opportunités de ces situations.

Cette approche est aussi intéressante dans la mesure où elle laisse à l’élève et à d’autres acteurs, en particulier les tuteurs entreprise et ISTP, la possibilité d'avoir des interprétations différentes du projet écrit. Ceci permet aussi de comprendre les décalages souvent observés par les tuteurs ISTP entre les présentations des élèves de leur projet au centre de formation et les actions qu'ils réalisent vraiment. Il existe un jeu d'attendus des tuteurs ISTP vis à vis de leurs élèves qui amène ces derniers à présenter plus avantageusement leur projet, dans le sens d'une plus grande cohérence avec les attendus des premiers.

Si le projet est un artefact, cela ne veut pas dire qu’il n’a qu’un rôle à l’égal des autres objets dans l'activité17. Il a une place privilégiée dans le sens où il y a des liens de continuité intentionnelle importants entre projet et actions effectivement réalisées. Les buts poursuivis par les élèves tirent pour une grande part leur origine des objectifs affichés dans le projet. Il en est de même pour les moyens effectivement utilisés. Mais à l'inverse, le projet ressort rarement indemne de sa confrontation régulière au réel : il subit un choc en retour qui vient modifier les objectifs établis précédemment. Les situations peuvent d'ailleurs amener à reconsidérer de manière très importante le projet, voire même, dans certains cas, à le remettre en cause et l'abandonner au profit d'un autre. Mais il est d'autant plus difficile de remettre en cause les objectifs et les moyens du projet que ceux-ci seront plus généraux. Dans notre cas, les remises en cause radicales ne peuvent être trop fréquentes sans que cela ait des répercussions graves sur le bon déroulement de la formation. Si cela arrive malgré tout, les formateurs de l'ISTP interviennent pour stabiliser le projet ou pour proposer à l'élève de changer d'entreprise. Mais ceci reste exceptionnel et nous verrons que cela ne concerne pas les élèves que nous avons observés.

Notes
16.

De nombreuses définitions ou approches de cette notion existent : projet industriel, projet pédagogique, pédagogie du projet, etc. Pour un exposé et une discussion relativement complets de ces différentes approches, voir Boutinet (1995) qui a consacré un ouvrage entier d’approche anthropologique sur la notion de projet.

17.

Il serait cependant abusif, comme peut le déclarer Suchman (1990), de ne voir dans le projet qu'une simple ressource à l'égale d'autres pour agir en situation. Suchman soutient en effet qu'il ne faut absolument pas voir dans les plans, un rôle d'initiateur de l'action, car pour elle, c'est la situation qui à l'origine des actions. Elle reprend ici la proposition des ethnométhodologues qui considèrent l'intentionnalité des agents comme une propriété uniquement émergente de l'action située dans son environnement (Garfinkel, 1967, Quéré, 1993).