Le moyen principal de l'interaction avec les autres acteurs est le langage, même si les aspects communicationnels non verbaux peuvent avoir un rôle important (Grosjean et Lacoste, 1999). Grâce au langage, l'élève peut rendre accessible à son (ou ses) interlocuteur(s) (et vice versa), un foyer d'attention qui le préoccupe, solliciter des informations ou des connaissances qui lui manquent, prescrire des actions à réaliser, même s'il se trouve à distance de la (ou des) zone(s) de l'entreprise concernée(s). Il peut donc être considéré comme un puissant moyen d'action, aux multiples possibilités.
Grosjean et Lacoste (1999), dans le cadre d'une étude sur le travail collectif dans les hôpitaux, ont proposé de répertorier les communications verbales en situations professionnelles en fonction de leur rapport à l'activité.
‘"A l'extrême, on trouve des échanges verbaux que nous qualifierons d'opérationnels en tant qu'ils sont directement liés à la dispense des soins. Ces échanges opérationnels sont de deux types en fonction de leur relation à l'action : ainsi dans les entretiens d'aide, les entretiens d'éducation avec les malades et les familles, c'est la parole elle-même qui constitue l'action de soins. Au contraire, dans la majorité des autres échanges opérationnels, la communication est un simple auxiliaire de l'action en cours. Enfin, de très nombreux échanges ont des fonctions organisatrices de l'activité ultérieure et nous les appellerons méta-opérationnels19. A l'autre extrême, on trouve des échanges qui, tout en accompagnant l'action, paraissent n'entretenir aucun rapport avec les opérations en cours et que pour cette raison, nous avons appelé interstitiels" (Grosjean et Lacoste, 1999). ’Compte tenu de ce que l’on demande aux élèves-ingénieurs, nous devrions retrouver ces différentes fonctions du langage au cours de leur activité. Les rapports de projet d'élèves que nous avons consultés vont en tous cas dans ce sens. Ils attestent par exemple de l'importance des réunions avec différents acteurs où l’objectif est de prendre des décisions : la parole elle-même constitue l'action. Les réunions ne suffisent cependant pas. Les élèves sont amenés à agir dans les ateliers de production avec les autres acteurs, ce qui nécessite vraisemblablement des échanges verbaux pour se coordonner : le langage est alors un auxiliaire de l’action. Enfin, il semble bien qu’il y ait des échanges réguliers avec les tuteurs, en particulier le tuteur entreprise, afin de faire un bilan provisoire du projet et envisager les actions futures : le langage a bien un rôle méta-opérationnel.
Le type de langage utilisé par l’élève est également important dans la mesure où nous considérons qu’il y a un lien entre ce type de langage et les modalités de l’activité.
Modalité routinière. Le travail de Falzon (1991, 1996) montre la spécialisation des langages propres à certaines activités dans des situations données : ‘"Ces langages opératifs présentent plusieurs caractéristiques : ils ne sont utilisables que dans le cadre de la tâche qui a donné lieu à leur élaboration et qu'entre spécialistes du domaine, sous peine de perdre leur valeur communicative, et ils perdent leur efficacité si la situation est inhabituelle."(Falzon, 1996, p4’). On peut supposer que l’élève va acquérir et mobiliser ce type de langage s’il est confronté fréquemment à certaines situations habituelles. La prégnance d’un langage opératif sera pour nous une indication d’une modalité routinière : il permet de limiter au minimum les échanges langagiers (verbaux et/ou écrit) lors de l'action, par le recours à des termes très spécifiques qui assurent rapidement compréhension mutuelle et coordination.
Modalité téléologique. Si les situations sont plus inhabituelles, ‘" les opérateurs doivent avoir recours au langage général, c'est-à-dire un outil de communication universel. Universel parce que non adapté à une classe de tâches particulières, plus puissant, susceptible d'être utilisé quelle que soit la situation rencontrée, mais aussi plus verbeux, moins efficient" (Falzon, 1996).’ De part son rôle d'innovateur, nous avons vu que l'élève devrait se retrouver dans des situations relativement nouvelles, pour lesquelles il n'existe vraisemblablement pas de langages opératifs bien définis. Dans ce cas, le recours à un langage plus général est nécessaire et les échanges langagiers sont plus nombreux. On rejoint ici les réflexions de Thévenot (1998), qui pointe l'importance du langage comme mode de coordination privilégié dans la modalité téléologique. C'est grâce à lui que peuvent être explicités réciproquement les buts et les moyens d'actions utilisés ou envisagés, les événements perçus, etc.
Modalité conventionnelle. Cette modalité se traduit assez directement par l'usage de termes tout à la fois généraux, dans le sens où ils sont censés être applicables dans de nombreuses situations, mais également très spécifiques à un domaine conceptuel donné : ce sera par exemple des termes relatifs aux domaines de la chimie, de la mécanique des fluides, de l'électronique, du droit du travail, etc. Ils sont de fait aisément repérables dans les échanges langagiers, et peuvent être compris si l'on connaît suffisamment le domaine conceptuel concerné.
Il faut bien mesurer cependant qu'en situation de travail, ces trois types de langages sont rarement purs, mais s'entremêlent. Ils sont signes de modalités de l'activité présentes en proportions variables. Grâce à ces ressources langagières de différents types, les acteurs humains peuvent être très souples dans leur dialogue. Lorsque les ressources langagières opératives sont jugées inadaptées, par exemple si un expert a devant lui un novice, il peut se rabattre sur un langage plus universel, qui sera certes moins précis, mais plus à même d'être compris par son interlocuteur.
Ces langages peuvent également être une difficulté importante. D'abord parce qu'ils sont d'un abord hermétique pour un novice, qui doit passer par une phase préalable et parfois longue d'apprentissage. Ensuite parce qu'ils peuvent être un des freins aux changements initiés par un innovateur dans une entreprise, dans la mesure où ils soutiennent des pratiques souvent très ancrées dans des collectifs de travail. L'introduction de nouveaux équipements ou de nouvelles méthodes de travail oblige à revenir à un langage plus courant, voire à des termes conventionnels, démarche qui n'est pas toujours des plus aisée à conduire pour un jeune élève ingénieur. Par exemple, en informatisant un poste de travail, l'utilisation non contrôlée d'un langage informatique peut perturber les opérateurs habitués à un langage très opératif.
Grosjean et Lacoste reprennent ici la notion de caractéristique méta-opérationnelle du langage proposée par Falzon (1996)