3.4.1 Une approche de l'entreprise en terme de réseau socio-technique

Pour caractériser l'entreprise, nous utiliserons une approche initiée par Callon (1988) et Latour (1989) pour l'étude des innovations scientifiques et techniques et reprise par Dodier (1995) dans une étude sur l'activité technique dans un atelier de production. Le concept central de cette approche est celui de réseau socio-technique qui rend compte des liens qui se créent entre acteurs et artefacts pour atteindre des objectifs plus ou moins partagés.

Par rapport à d'autres approches sociologiques existantes, la notion de réseau permet de rendre compte de ces liens qui peuvent être très mouvants dans le temps20. Elle est aussi intéressante pour appréhender des ensembles complexes d'artefacts et d'acteurs dont les liens bousculent notre appréhension naturelle de l'espace et du temps, basée sur la proximité et l'éloignement (cf. 4.2.1). Un réseau est un ensemble fonctionnel qui n'obéit plus forcément à cette logique de plus ou moins grande distance. Des artefacts et des acteurs très proches dans l'espace peuvent appartenir à des ensembles fonctionnels totalement étrangers, alors que d'autres, très éloignés, sont par contre étroitement associés (Dodier, 1995). De même, des types d'artefacts et d'acteurs très différents peuvent être imbriqués étroitement dans ces réseaux : objets matériels, symboliques, acteurs aux fonctions très diverses.

En ce sens, on peut parler comme le propose Dodier d'une solidarité (au sens de l'interdépendance) socio-technique spécifique. Le principe de cette solidarité ne repose pas sur des proximités dans l'espace-temps, ni même sur des similarités de caractéristiques, mais sur une interdépendance fonctionnelle. Des ressources très hétérogènes, humaines et non humaines sont regroupées pour réaliser une production matérielle ou symbolique à destination de mandataires internes ou externes à l'entreprise (Girin, 1995).

Notes
20.

Peu d'approches ont tenté d'aborder les situations professionnelles dans une perspective permettant la prise en compte simultanée des liens entre les lieux, les artefacts et les acteurs humains. En sociologie du travail et des organisations, les phénomènes étudiés concernent principalement la dimension humaine : analyse stratégique (Crozier et Friedberg 1977) ; théorie de la régulation conjointe (Reynaud, 1989) ; étude des règles non écrites (De Terssac, 1992). Ces auteurs ne prennent en compte les objets techniques et les contraintes spatio-temporelles que de manière indirecte, en tant que contraintes externes sur l'organisation du collectif humain. De telles approches donnent ainsi l'impression d'une autonomie relative du système social par rapport à l'organisation technique. D'autres travaux, moins nombreux, insistent plutôt sur la relation étroite existant entre l'organisation sociale du travail et les aspects technologiques. Ces derniers ne sont plus des contraintes perturbant l'action sociale, mais partie intégrante des modèles élaborés. L'origine de telles approches est à trouver dans les travaux de l'école socio-technique (Emery, 1969). L'organisation y est considérée de manière systémique, comme une interaction entre deux sous-systèmes, social et technique, qui vont s'auto-réguler de manière étroite. Si ce type d'approche est bien adaptée à l'étude de grands ensembles socio-techniques, car il permet de saisir les liens complexes entre les éléments de ceux-ci (humains et non humains), il devient beaucoup plus difficile à utiliser pour caractériser localement des situations de travail. De plus il suppose des ensembles stabilisés, pour lesquels il est possible d'identifier une frontière relativement nette entre un intérieur et un extérieur. Ces deux conditions ne nous semblent pas réunies dans le cas des situations de travail des élèves-ingénieurs. D'une part, il s'agit de situations restreintes, centrées sur un seul individu. D'autre part, comme nous l'avons vu, le travail d'innovation des élèves entraîne des changements fréquents de situations, ainsi que de nombreuses modifications au sein de celles-ci.