Voyons maintenant comment ces réseaux socio-techniques peuvent influer sur l'activité d'un acteur tel qu'un élève-ingénieur en charge d'y conduire des actions d'innovation.
La nature de son activité d'innovateur doit l'amener à acquérir une certaine autonomie par rapport aux réseaux les plus opérationnels. Son rôle consiste principalement à apporter des changements aux réseaux orientés vers la production. Il n'en est donc pas un maillon opérationnel durable, mais il s'en solidarise ponctuellement lors de ses interventions. Ces dernières vont contribuer dans un premier temps à déstabiliser les réseaux, en remettant en cause une habitude de travail, un objet technique non performant, une règle organisationnelle non cohérente, etc. Le travail de l'élève consistera à reconfigurer le réseau et à le stabiliser.
Selon la force des liens entre éléments des réseaux existants, ce travail peut se révéler plus ou moins difficile. Par exemple, s'il existe un collectif de travail dont les habitudes sont fortement ancrées, il est généralement complexe de remettre en cause ces dernières. Autre exemple, il sera d'autant plus aisé d'intervenir sur certaines machines que les liens de celles-ci avec le reste du réseau seront moins importants.
Une difficulté peut aussi venir de la solidarité spécifique au sein des réseaux socio-techniques. L'élève peut être relié à des éléments du réseau très éloignés les uns des autres et ignorer ce qui se passe entre ces éléments. C'est le cas par exemple lorsqu'un synoptique permet d'être informé globalement de l'état d'un certain nombre de dispositifs, grâce à des capteurs ou des caméras. Le problème, c'est alors que le synoptique ne donne pas une vision complète de l'état du réseau. Des dysfonctionnements, tels un trou dans une tuyauterie, un boulon mal serré, ou encore un opérateur qui fait une fausse manoeuvre peuvent passer inaperçus, car ils échappent aux capteurs et aux caméras. Le seul moyen de se rendre compte de ces dysfonctionnements est de se déplacer physiquement tout au long du réseau.
En résumé, les contraintes liées aux changements des réseaux socio-techniques de production seront différentes selon les caractéristiques de ces réseaux.
Passons à un autre problème. Pour réaliser des changements importants au sein des réseaux socio-techniques de production, il est nécessaire de réunir et d'organiser un certain nombre de ressources humaines et techniques autres que celles servant à la production. En plus clair, il y a nécessité de créer un autre réseau socio-technique, non plus orienté vers la production, mais vers le changement. Dans la plupart des entreprises de taille importante, la fonction de changement (plus volontiers appelée innovation) a été intégrée dans l'organisation officielle de l'entreprise. Cela se traduit par l'existence de services appelés parfois "organisation industrielle" ou encore "engineering". Souvent, ces services travaillent par projet, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un réseau socio-technique constitué préalablement qui servirait pour tous les changements, mais qu'un réseau est spécifiquement mis en place pour chaque changement particulier. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille toujours partir de rien pour élaborer ce réseau socio-technique spécifique. Ces services tentent justement de constituer un certain nombre de règles explicites,23 et plus généralement de réunir et d'organiser des ressources matérielles, symboliques et humaines permettant de faciliter la création des réseaux socio-techniques.
Si l'on se place maintenant du point de vue d'un élève en formation, deux cas limites peuvent se présenter.
L'élève se trouve dans une entreprise qui a intégré la fonction de changement dans son organisation et qui a organisé des ressources pour aider les innovateurs à constituer des réseaux socio-techniques spécifiques à leurs projets. Sachant cela, l'élève peut s'appuyer sur ces ressources, ce qui lui facilitera grandement la tâche pour définir le réseau socio-technique nécessaire à son projet.
Si par contre l'entreprise n'a pas intégré la fonction de changement, ou bien si elle l'a fait mais que l'élève ne peut accéder, pour une raison ou pour une autre, aux ressources existantes, la tâche se complique. La constitution du réseau spécifique au projet nécessitera un travail difficile de recherche, d'implication et de coordination de ressources appartenant à divers autres réseaux, internes ou externes à l'entreprise et pas nécessairement toujours disponibles.
Les normes ISO 9000 (et de plus en plus les normes 14000) adoptées par de nombreuses entreprises ont fortement poussé celles-ci à réfléchir et à formaliser une organisation, qui ne concerne plus uniquement les processus opérationnels, mais également les processus innovatifs. Même si ces formalisations sont moins poussées que pour les processus opérationnels comme la production, l'activité d'un innovateur peut se trouver grandement facilité par ces macro-repères (Campinos-Dubernet, Marquette, 1997)