4.1 Structure des compétences

En fait, il est très difficile de distinguer ou de classer les connaissances d'un professionnel selon des disciplines. La logique d'organisation des connaissances n'est pas disciplinaire, car l'activité d'un professionnel, à quelque niveau hiérarchique qu'il soit, se place dans une dynamique d'action. Par exemple Samurçay et Pastré (1995) montrent que des opérateurs en charge de la conduite des hauts-fourneaux et ceux pilotant des presses d'injection plastique élaborent des connaissances opératoires, qui ont pour propriété de ne retenir que les caractéristiques observables des machines et de la matière qui sont utiles par rapport au but de l'activité réalisée. Dans le domaine de la santé, Dodier (1993) insiste sur le fait que l'expertise du médecin du travail s'appuie sur des connaissances organisées en modèles d'action, auquel il se réfère tour à tour selon les circonstances.

C'est pour cette raison que nous parlons de systèmes de connaissances, formant ainsi des compétences opératoires pour un domaine de situations données (Hoc, 1991). Dans cette perspective, les dualités courantes entre connaissances sur les faits et connaissances pour l'action, connaissances expertes et connaissances communes, dimensions cognitives et normatives, connaissances techniques et sociales sont à questionner (Pharo, 1985 ; Dodier, 1993).

  • Il est courant de distinguer en psychologie et ergonomie, deux sortes de connaissances, les connaissances déclaratives et les connaissances procédurales (De Montmollin, 1995 ; Richard, Bonnet et Ghiglione, 1990). Les premières portent sur des propriétés et des relations et sont, de ce fait assez éloignées de l'action concrète. Exemple : le réseau hydraulique comporte quatre pompe. Les secondes sont au contraire beaucoup plus proche de l'action concrète car elles spécifient des structures de contrôle directement utilisables pour agir. Exemple : pour mettre en marche le réseau hydraulique, il faut faire démarrer les quatre pompes dans tel ordre. Mais en fait, il est difficile de procéder à cette distinction chez un professionnel. Certains connaissances considérées comme déclaratives au premier abord, se révèlent en partie procédurales et inversement. Pour reprendre l'exemple ci-dessus, les quatres pompes peuvent avoir des signes distinctifs (connaissances déclaratives) qui servent de repère à un technicien pour retenir l'ordre de mise en marche (connaissances procédurales).

  • La dualité connaissances savantes, connaissances communes perd de sa pertinence lorsque l'on étudie les compétences des acteurs professionnels. Cette remarque ne vaut pas seulement pour des acteurs très opérationnels car les recherches conduites en sociologie des sciences et techniques montrent que les scientifiques ou technologues ne sont pas des professionnels à part sur ce point (Latour, 1989). L'observation attentive de scientifiques et d'ingénieurs montre clairement qu'ils mobilisent aussi des connaissances que l'on qualifierait d'ordinaires. Certaines s'apparentent à des automatismes et à des règles routinières. Elles sont issues d'actions antérieures, très liées aux caractéristiques de leurs environnements de travail et bien loin d'une prétention à validité universelle (Dodier, 1993). Finalement, il faut retenir que concepts savants et connaissances empiriques s'entremêlent étroitement chez les professionnels, de façon variable selon les situations.

  • Pharo (1985), dans une recherche sur l'apprentissage du métier d'agriculteur note également que les connaissances n'incluent pas que des dimensions strictement cognitives, mais aussi normatives, très difficilement séparables des premières. C'est également le constat que peuvent faire des études sur d'autres pratiques professionnelles, et ce dans des domaines et à des niveaux de qualification très divers : médecins du travail (Dodier, 1993), infirmières (Grosjean et Lacoste 1999 ; Matheron et Michel, 1997), garagistes (Mallard, 1996), artisans (Gadéa, 1990), opérateurs (Daniellou, Duraffourg et Teiger, 1981). Il semble en effet que des valeurs et des normes des professionnels, peuvent jouer un rôle plus ou moins important dans la prise de décision, la détermination des buts d'actions et des moyens à prendre pour les réaliser. Selon les professions, la nature de ces valeurs peut être très différente, de même que les parts respectives des dimensions cognitives et normatives sont relativement variables. Par exemple, Dubuisson (1995) montre l'importance des critères esthétiques dans le travail de designer, tandis que les études sur les soins hospitaliers mettent en avant les fréquentes références à des valeurs éthiques (Dodier 1993 ; Grosjean et Lacoste 1999).

  • Dans l'activité professionnelle, les connaissances portent aussi sur les titres, fonctions et tâches des acteurs de l'entreprise. Les croyances et attentes réciproques des individus de l'institution les uns sur les autres (réputation, confiance que l'on peut accorder, etc.) sont aussi déterminantes : elles poussent un acteur à considérer certaines informations ou certains actes plus ou moins fiables et importants selon leur auteur. Elles ont donc un impact concret dans l'activité, expliquant par exemple, le fait de privilégier tel ou tel interlocuteur pour répondre à ses demandes, ou bien de préférer se fier aux informations venant des artefacts (Cicourel, 1994 ; Veillard, 1994).

En conséquence des remarques précédentes, nous considérons que les compétences sont des systèmes de connaissances ou de savoirs25 organisés en fonction des finalités d'actions réalisées et des caractéristiques des environnements de travail occupés. Le terme de système est utilisé ici pour rendre compte de la diversité de connaissances qui peuvent être liées ou combinées entre elles dans une logique d'action (Hatchuel et Weil, 1992).

  • Elles portent sur des ensembles socio-techniques plus ou moins importants, allant d'un objet ou d'un acteur isolé, à des bouts de réseaux beaucoup plus vastes. Elles portent sur l'état de ces configurations (localisation, disponibilité, fiabilité, compatibilité, des différents éléments des réseaux) tout en constituant des ressources qui permettent à l'acteur d'agir au sein de ces ensembles socio-techniques.

  • Elles incluent en proportions variables selon les situations, des aspects logiques et normatifs, des concepts scientifiques et de sens commun, des automatismes et des règles routinières, qui peuvent tous contribuer de manière importante à l'interprétation et à l'action au sein des environnements de travail.

Notes
25.

Contrairement à d'autres auteurs en didactique (voir Chevallard (1992) par exemple), nous ne faisons pas de différences entre savoir et connaissance. Tout au long de ce travail, nous utiliserons indifféremment ces deux termes.