4.3 Milieu et dévolution

A priori, les réseaux socio-techniques de l'entreprise ne sont pas d'abord faits pour former, mais agencés dans une finalité de production. Il devrait logiquement en découler que tout acteur de l'entreprise possède préalablement les compétences nécessaires pour agir au sein de ces réseaux, afin d'atteindre les objectifs qui lui sont fixés. Si l'on suit ce raisonnement, la situation d'un élève en formation par alternance, ou plus globalement d'un novice quel qu'il soit, est a priori difficile, puisqu'il se retrouve dans des environnements qui ne sont pas organisés pour former, mais dans une logique de production pour laquelle il ne possède pas encore les compétences. Dans ces conditions, comment l'élève peut-il agir et apprendre ?

On ne contestera pas, bien entendu, le bien fondé de ces deux arguments. Malgré tout, ils répondent de manière incomplète à notre question. Compte tenu de la complexité de ses environnements de travail et des objectifs qui lui sont fixés, un élève-ingénieur ne peut s'appuyer uniquement sur des connaissances issues des enseignements reçus, de la vie courante, ou même "d'auto-apprentissage". Il y a nécessité de situations où les contraintes industrielles, exigeant de fortes compétences, s'effacent partiellement au profit d'objectifs plus spécifiquement didactiques (Chevallard, 1992).

C'est ici que se situe, bien sûr, le rôle de l'ISTP du point de vue de l'encadrement du parcours en entreprise. En prescrivant, au début de la formation, d'étudier l'organisation de celle-ci, cette institution donne à l'élève des objectifs didactiques, c'est-à-dire explicitement orientés vers la recherche et l'acquisition de nouvelles connaissances. Il en va de même lors des temps d'évaluation des compétences acquises, qui doivent l'aider à connaître ses points faibles et apprendre à planifier des actions permettant d'y remédier. Le tutorat contribue aussi à introduire une dimension didactique au sein des situations vécues par l'élève, puisqu'on offre à ce dernier la possibilité d'avoir des temps d'échanges avec ses tuteurs.

Mais l'entreprise contribue aussi à l'introduction d'une dimension didactique. Car, contrairement à ce que le raisonnement ci-dessus laisse entendre, elle est rarement une institution strictement productive, au sens où les contraintes industrielles seraient si fortes qu'elle n'aurait plus aucune possibilité de prendre du temps et des moyens pour former ses acteurs28. Les services de formation sont la marque la plus évidente que les entreprises ont aussi des préoccupations didactiques. Mais bien d'autres parties des réseaux socio-techniques peuvent receler des aménagements explicites ou non (plaquettes de présentation, procédures ou aides écrites, formation des personnels à l'utilisation d'une machine, etc.) qui contribuent à rendre les environnements de travail favorables à l'acquisition de nouvelles connaissances. De ce fait, un élève-ingénieur peut, à l'instar des autres salariés, bénéficier de ces environnements qui favoriseront la mobilisation et l'acquisition de certaines connaissances.

La dimension plus spécifiquement didactique des environnements de travail peut donc avoir des origines complexes : l'élève, l'ISTP, des acteurs de l'entreprise. Des acteurs externes à celle-ci29 peuvent même y contribuer plus ou moins directement. Il peut d'ailleurs y avoir des négociations entre certains de ces acteurs (par exemple les deux tuteurs) portant sur les aménagements de parties de réseaux socio-techniques, qui favoriseraient la mobilisation de certaines connaissances chez l'élève. Si l'on se réfère aux documents de l'ISTP, c'est apparemment ce qui se passe la première année, puisque les deux tuteurs et l'élève doivent définir un projet permettant l'atteinte des compétences répertoriées dans les référentiels.

Les aménagements didactiques peuvent ou non porter leurs fruits selon les cas. Soit ils aboutissent à la réalisation par l'élève, des actions souhaitées. On dira alors que la dévolution (Brousseau, 1986), c'est-à-dire le processus de prise en charge par l'élève des objectifs ou plus précisément des actions qu'on lui donne à réaliser et lui permettant ainsi de construire de nouvelles connaissances, a fonctionné. Mais la dévolution peut aussi ne pas fonctionner. Ce peut être le cas, par exemple, quand l'ISTP demande un rapport sur l'entreprise mais que l'élève ne fournit pas toutes les informations demandées. La dévolution peut échouer parce que l'élève n'a pas pris conscience de l'intérêt des objectifs ou des actions à réaliser. Elle peut aussi buter sur son incapacité à répondre aux sollicitations, en raison d'un manque de connaissances, ou parce que les environnements de travail ne lui fournissent pas les ressources nécessaires.

D'un environnement de travail à l'autre, on peut avoir des différences importantes du point de vue des caractéristiques qui vont favoriser une dévolution réussie de nouvelles actions et, ainsi, la construction de nouvelles connaissances. Les réseaux socio-techniques, selon leurs caractéristiques, mais aussi les tuteurs et même l'élève, peuvent tous contribuer plus ou moins fortement à rendre disponibles des ressources utiles à l'action, qui vont ainsi favoriser la dévolution. Pour rendre compte de ces différences, on utilisera la notion de milieu (Brousseau, 1986). On définira le milieu comme l'ensemble constitué par les différentes ressources disponibles au sein des environnements de travail de l'élève qui vont pouvoir être mobilisées pour réaliser certaines actions. Milieu et environnements de travail ne se confondent pas, puisque les ressources disponibles au sein des environnements ne sont pas toutes pertinentes du point de vue des actions de l'élève. Il est aussi très important de préciser que la richesse d'un milieu dépend des connaissances acquises à un moment donné : le même milieu peut être soit stérile pour certaines actions, soit relativement riche, cela dépendra des connaissances acquises par l'acteur évoluant dans les environnements de travail.

Notes
27.

Cela peut se traduire par un temps d'observation d'autres acteurs en train d'agir, puis par la planification préalable des gestes à effectuer avant de se lancer dans la manipulation d'un appareil et enfin par des actions répétées sur cet appareil.

28.

Certaines entreprises peuvent se rapprocher de ce cas limite, par exemple lorsqu'elles sont sur des marchés très concurrentiels, ou lorsqu'elles sont de taille réduite, ou relativement jeunes. Il est alors souvent difficile de prendre du temps et des moyens pour former les personnels.

29.

On peut donner l'exemple des aides tutorielles sur les logiciels informatiques. Il y a bien là une intention de former, mais qui est extérieure à l'entreprise.